Ce qui est fâcheux, selon moi, quand on veut visiter les suaves et mystérieuses îles de Micronésie, c’est qu’il faut transiter automatiquement par l’île américaine de Guam.
– Guam, Guam…voyons …oui, j’en ai entendu parler…mais euh…c’est où exactement Guam ?
Telle est presque immanquablement la réflexion de la personne lambda à qui vous relatez vos tribulations dans cette île qui, un jour – on ne sait trop quand – fut sans aucun doute fort belle.
A Guam, on parle l’anglais et le chamorro. A Guam, les militaires ont investi tout le nord de l’île pour ce qui constitue la plus grande base américaine de tout le Pacifique ouest. Sur les plages de Guam, bordées d’hôtels accueillants une clientèle surtout asiatique, on croise des soldats US tatoués en train de faire leur jogging, des femmes de soldats US en train de perdre des calories, des couples de Japonais en train de se marier et de se faire prendre en photo en train de se marier devant un bouquet, devant la mer, sur le sable.
Il y a également des familles de Japonais silencieux et déjà mariés – lui, harassé, somnolant sous un cocotier ; elle, agréablement surprise par le climat tropical à quelques heures de vol de Tokyo, s’occupe de ses enfants et les contemple, songeuse, barboter dans le lagon en toute sécurité, tout en se protégeant du soleil. Il y a aussi des Chinois bruyants et sans-gêne, et une poignée d’Européens inconnus et incongrus.
Sur les routes et les avenues de Guam, on traverse aux passages cloutés et d’énormes engins à la sauce américaine, version Dakota du Sud, s’arrêtent nonchalamment. Les eaux turquoise et limpides de Guam sont plus limpides qu’à Papeete et plus turquoise qu’à Waikiki. La circulation est souple et dense, les routes sont gigantesques, les trottoirs sans aucun piéton : pas de doute, on est aux States.
Il y a des salons de massage, des trottoirs suspects, des bars à bière, des femmes maquillées et languissantes attendant le client : pas de doute, les soldats ne sont pas loin.
Guam est un petit lopin américain dans un univers asiatique, flottant dans un soupçon d’Océanie. Laquelle est ici en voie de désintégration.
Si, tout comme moi, vous aimez la solitude, les plages vides, la foule au vestiaire et le farniente, vous allez honnir Guam.
Si, tout comme beaucoup de gens que je connais, vous aimez les bonnes affaires, les sushis et les cocktails servis par un serveur souriant au bord d’une piscine encerclée par une pelouse bien tondue, Guam est pour vous.
Si vous aimez les deux, on ne sait trop quoi penser.
(Photos Damien Personnaz/ Guam/ 2010)
Guam, c’est aussi une Andorre flottante très au large de l’Andorre montagneuse.
Dans des gigantesques complexes aseptisés et climatisés, bardés du logo « duty-free », les breloques universelles s’étalent sous les yeux rougis par le décalage horaire. Ici, à perte de vue, à des prix défiant la concurrence, toute la concurrence, sans façon et sans contrefaçons, on peut acheter la dernière panoplie complète, d’Ar**ni à Y*L, de Bré***t à Z**ss, d’A**le à So*y à des prix imbattables. On vend ici leurs derniers produits, leurs dernières collections, leurs dernières trouvailles.
Ravis. Ils sont ravis, ces consommateurs qui allient l’achat de la dernière nouveauté avec des prix qui semblent soldés toute l’année. Ici, on peut délester son porte-monnaie, rempli à coups de salaires octroyés par son dominateur de patron, sans trop s’apitoyer sur sa fin de mois. Tout est pareil qu’ailleurs sauf que tout est beaucoup moins cher qu’ailleurs.
Pendant que les hommes, résignés et baillant aux corneilles, s’avachissent dans des canapés conçus pour eux, leur dame mitraillent les étalages, essayent à tour de bras, bombardent de questions les vendeuses Philippines (payées au lance-pierre, souriantes et aux yeux cernés), sortent cartes de crédit et disparaissent prestement, lestées de grands sacs Vui**on, Her*ès, Gu**i, Cél**e et tous les autres…
Selon une vendeuse interrogée, 90% des clients sont Japonais ou Chinois ou Coréens. Ils achètent à tire-larigot.
Epuisés et épanouis par leur pèlerinage vers la satisfaction immédiate, ils se retrouvent au Mac Do, en face.
Devant le milk-shake, on babille.
On s’exclame : Tu te rends compte, c’est le même que celui que j’ai vu à Sydney, ou Tokyo, ou Séoul ou Hong Kong, mais en 40 ou 50 ou 60 ou 70 pour cent moins cher ! Dingue, non ?
On s’interroge un peu, aussi, en tant qu’Occidental. Pourquoi payons-nous si cher des marques européennes en Europe trois fois plus cher qu’ici, à qualité égale ?
En rentrant à l’hôtel préparer ses nippes pour les îles de Micronésie, on constate que l’île de Guam est bétonnée, bruyante, souriante, stressée, chaude et plutôt moche.
Une certaine Asie, quoi, pas forcément la meilleure.
A une heure et demie d’avion de là, les femmes de Yap s’habillent à peine et les hommes portent tous des lava-lavas. Les habitants de Yap n’ont pas les moyens d’aller à Guam.
D’ailleurs, ils n’en ont aucune envie.