Dans le Guide Florence : visitez Florence à travers les arts et notamment la peinture. Le Palais Strozzi, hommage à la Renaissance, est un site incontournable, qui offre diverses expositions picturales de grande qualité.
Au cœur d’un article qui fut plus tard inclus dans son Voyage en Italie, Théophile Gautier écrivait « L’aspect général de Florence, contrairement à l’idée qu’on s’en fait, est triste. […] Cette ville de plaisir, dont l’Europe élégante et riche fait sa maison d’été, a la physionomie maussade et rechignée ; ses palais ressemblent à des prisons ou à des forteresses […]
Ainsi, Florence, qu’on se figure couchée sous un ciel d’azur dans une draperie de blancs édifices et respirant avec nonchalance le lys rouge de ses armoiries, est effectivement une matrone austère, à demi cachée dans ses voiles noirs, comme une parque de Michel-Ange. »
Ce jugement sévère, qui s’appliquait peut-être à la capitale toscane au milieu du XIXe siècle, n’est plus pertinent de nos jours. Le centre historique affiche un charme certain, en dépit d’une fréquentation touristique croissante qui le fait parfois ressembler à un « Eurodisney » ou un « Futuroscope » de l’art. Il suffit d’ailleurs d’emprunter la via Ricasoli, qui relie le Duomo à la Galerie de l’Académie pour en prendre conscience : on y croise un incessant flot de touristes, réunis en phalanges comme des légionnaires romains, arborant sur leurs vêtements le numéro du groupe auquel ils appartiennent, tout en suivant au pas de charge un guide aux allures de centurion. L’attente, pour entrer à la Galerie des Offices, peut prendre plus d’une heure si l’on n’a pas réservé son billet à l’avance. Et, à l’intérieur de ce musée mythique, il reste bien difficile d’admirer une toile plus de quelques minutes sans se trouver cerné par des hordes de visiteurs, ni subir, dans toutes les langues du monde, les commentaires de leurs cicérones.
Pourtant, en plein centre de la cité, à quelques centaines de mètres des Offices et de l’Académie, existe un havre de paix entièrement voué à l’art, notamment moderne et contemporain, où nul n’est besoin de piétiner dans une file d’attente pour acheter son billet et où les vastes salles permettent de visiter les expositions temporaires qui y sont organisées en toute quiétude. Cet endroit me fait penser à ces vers de L’Invitation au voyage de Baudelaire : « Là où tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté. » Il porte un nom ; le Palazzo Strozzi.
Ce splendide édifice de la Renaissance abrite aujourd’hui la fondation éponyme, qui fut créée en 2006 par la ville de Florence, la Région, la Chambre de commerce et divers partenaires privés. Le but avoué de cette fondation était de restituer ce palais à tous les amoureux de Florence, à commencer par les Florentins eux-mêmes. L’atmosphère qui règne ici se rapproche moins de celle des musées étatiques que de celle des grandes institutions privées, comme la Fondation Beyeler de Bâle. La qualité de l’accueil et le soin apporté à la muséographie en témoignent, tout comme le haut niveau des œuvres présentées.
Depuis février, se tient une exposition remarquable, Un regard dans l’invisible, qui permet de confronter Giorgio de Chirico à quelques-uns de ses contemporains, Max Ernst, Magritte, Balthus, Carlo Carrà, Giorgio Morandini, Niklaus Stoecklin, Pierre Roy, Alberto Savinio et Arturo Nathan. L’art de Chirico sert de fil conducteur, tout au long des salles où une centaine d’œuvres (toiles, dessins, gravures) sont proposées. Le choix particulièrement pertinent des tableaux du maître de la peinture métaphysique, qui puisa l’une de ses principales sources d’inspiration dans l’œuvre de Nietzsche, plonge le visiteur dans un univers étrange, inquiétant, où la solitude et l’angoisse deviennent poésie tout en reflétant en creux les maux de la première moitié du XXe siècle, ses guerres et ses convulsions.
L’exposition s’ouvre sur un autoportrait de 1911 qu’il sera intéressant de comparer au portrait de sa mère, strictement contemporain. Même singulière tristesse, mêmes tonalités qui préfigurent le sentiment d’abandon que l’on retrouve dans L’Enigme d’un après-midi d’automne, ici copiée par Max Ernst en 1924, ou dans L’Enigme de l’arrivée et de l’après-midi (1911-1912). Les principaux thèmes chers à Chirico se trouvent représentés, comme les tours (La Nostalgie de l’infini, 1912), la présence de sculptures antiques (Paysage romain, 1922) ou les mannequins (Le Troubadour, 1917).
Au fil de la visite, les dialogues s’établissent entre Chirico et ses confrères. On pense naturellement à Magritte (Le Sens de la nuit, 1927 – La Condition humaine, 1933) dont certaines inspirations semblent partagées par Morandi (Nature morte, 1918). A mi-chemin entre Chirico et le surréaliste belge, se trouve une belle réunion d’œuvres du Bâlois Stoecklin (Helmgasse, 1923 – Shuhholz, 1930). Plus proche de l’hyperréalisme, viennent les toiles de Pierre Roy, tandis que celles d’Alberto Savinio (le frère de Chirico) présentent avec ce dernier un évident « air de famille ». Le choix de toiles d’Arturo Nathan se révèle particulièrement judicieux, même si ce peintre triestin ne bénéficie pas de la notoriété mondiale des grands maîtres. L’atmosphère singulière de ses tableaux prend tout son sens pour qui a eu l’occasion de vivre à Trieste (comme j’en eus la chance) ou pour les lecteurs de Claudio Magris. L’exposition offre encore plusieurs toiles de Balthus, dont un portrait de jeune fille (Dormeuse, 1943) et le célèbre Passage du Commerce-Saint-André (1952-1954).
Sans doute les assonances entre ces différents peintres sont-elles basées sur ce sentiment sombre de solitude et de nostalgie – voire d’absurde – propre à Chirico. Toutefois, une certaine forme d’humour n’est pas absente pour ceux qui connaitraient un peu Ernst et Magritte. Certains clins d’œil attirent l’attention. Ainsi, dans Les Fruits du poète (1925), les fruits, au premier plan, sont-ils peints d’une manière que reprendra Magritte au cours de sa « période Renoir » (1942-1948). Ainsi encore, trouve-t-on des copies ou des « à la manière de » Chirico exécutés par Max Ernst (The Enigma, avant 1942), ce qui ne manque pas de sel, lorsque l’on sait, comme je l’avais souligné dans mon essai sur L’Origine du monde de Courbet, que, durant la dernière guerre, Magritte peignit quelques faux qu’il vendait aux galeries, dont de faux Ernst ! S’agissant de ce dernier, l’exposition montre une série de lithographies (Fiat modes pereat ars) des plus intéressantes et, notamment, l’une des plus belles toiles jamais réalisées par cet artiste, Arbres minéraux-arbres conjugaux (1940).
Ce dialogue passionnant entre le peintre italien et les contemporains qui s’inscrivent dans son sillage est renforcé par une muséographie remarquable, didactique, chaque œuvre étant accompagnée de courts textes qui font parfois appel à la psychanalyse et s’achèvent en questionnant le visiteur, quel que soit son âge ; car l’approche pédagogique de la fondation inclut, depuis sa création, une large ouverture vers les plus jeunes. Tous ces textes, ainsi que le très beau catalogue édité pour l’occasion, sont disponibles en italien et en anglais.
Si l’étage noble du Palazzo Strozzi reste consacré aux grandes expositions temporaires, les caves offrent un espace uniquement dédié à l’art contemporain appelé Strozzina. Il accueille actuellement une réunion d’artistes travaillant sur le thème du temps, de son accélération qui caractérise notre société, sous le titre As soon as possible. Plusieurs performances filmées, souvent assez inquiétantes, occupent certaines salles, comme Normal, The Contractor ou Alejandra de Tamy Ben-Tor, Standard Time, de Mark Formanek, Secret Life, de Reynold Reynolds. A noter encore, deux installations, l’une d’Arcangelo Sassolino, Dilatazione pneumatica di una forza viva (explosion, dans une enceinte de verre blindé, d’une bouteille progressivement remplie de gaz) et l’autre de Julius Popp, bit.fall, basée sur des jets d’eau pilotés par ordinateur, lesquels permettent d’écrire des mots dans l’espace, chaque goutte d’eau agissant comme les pixels d’un écran. Le temps qui s’écoule sera encore le thème de Studio, de Fiete Stolte, un mur de photographies Polaroid prises par l’artiste d’une fenêtre de son atelier durant huit jours.
Mais, plus que ces manifestations elles-mêmes, c’est le lieu qui les accueille qu’il faut retenir comme l’une des adresses florentines les plus indispensables à visiter parmi les nombreux endroits dédiés à l’art. En septembre prochain – et jusqu’au 23 janvier 2011, le Palazzo Strozzi accueillera des œuvres de Bronzino. Le programme, prévu jusqu’en 2013, inclut aussi des expositions consacrées aux origines de l’art moderne (autour de Picasso, Miro et Dali) ou encore à Klimt et Vienne. De belles perspectives s’ouvrent donc aux futurs visiteurs de Florence.
Illustrations : Le Palais Strozzi, photographie – Giorgio Morandi (Bologne 1890-1964), Nature morte, 1918, huile sur toile, 80 x 65 cm, Rome, Galleria Nazionale d’Arte Moderna e Contemporanea, inv. 8535 – Giorgio de Chirico (Volos 1888-Rome 1978), Troubadour, 1917, huile sur toile, 91 x 57 cm, collection particulière – René Magritte (Lessines 1898-Bruxelles 1967), La condition humaine, 1933, huile sur toile, 100 x 81 cm, Washington, D.C., National Gallery of Art, inv. 1987.55.1 – Max Ernst (Brühl 1891-Parigi/Paris 1976), Arbres minéraux-arbres conjugaux, 1940, huile sur toile, 46 x 55 cm, collection particulière.
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