Regarder derrière soi à l’aune de sa mort et se dire que sa vie aura été – au moins – intéressante représente pour moi la meilleure façon de quitter les belles choses et les âmes de cette planète.
C’est ce que je me disais en lisant, hier soir, par une soirée douce d’été resplendissante d’étoiles vivantes, l’excellente nouvelle de Jack London* « Par les tortues de Tasmanie ! »
Deux frères: Tom, aventurier raté, excentrique, mourant. Frederick, riche, bourgeois, seul.
Un paragraphe, une phrase longue (à lire à voix haute).
« Un soir où Tom restait éveillé, particulièrement en verve, Frederick vint s’asseoir et écouta le récit mi-comique, mi-sérieux de la nuit du naufrage sur l’île de Blang : la nage parmi les requins, où la moitié de l’équipage fut perdue, la grosse perle que Desay ramena avec lui sur le rivage, la palissade peinte en hauteur qui entourait le palais construit en mottes d’herbe où résidait la reine avec son prince consort, un Chinois naufragé, les intrigues pour la perle de Desay, les fêtes et les nuits complètement folles de cette nuit barbare, les dangers subits et les morts soudaines, l’amour de la reine pour Desay et l’amour de Desay pour la fille de la reine ; Desay, tous les os broyés, mais toujours vivant, planté sur le rocher à marée basse pour être dévoré par les requins, l’arrivée de la peste, le martèlement des tams-tams et les exorcismes des docteurs sorciers, la fuite sur les sentiers parsemés de pièges et de cochons (…) – et tout cela respirait la chaleur, l’abandon et la sauvagerie des îles brûlantes ».
A cette lecture, mon cœur est parti en vrille. Il s’est échappé de la nuit pour aller dévisser les vis des malles en camphrier de mes rêves de petit garçon. Lequel se disait en cette fin de XXème siècle : «ça, c’est la vie que je veux. Je ne sais pas comment je ferai, ni quand, mais j’irai là-bas. Moi aussi, je veux sentir le parfum des îles brûlantes ».
Makapu’u Lighthouse, Oahu
Le frère de Tom pense la même chose. Mais ce n’est plus un gosse. C’est un adulte, il a des regrets. Les enfants n’ont pas encore de regrets.
Malgré lui, Frederick était enchanté. Et lorsque toute l’histoire fut terminée, il eut conscience d’un vide singulier. Il se remémora son enfance, lorsqu’il se plongeait dans les illustrations vieillottes de son livre de géographie. Lui aussi aurait rêvé d’aventures extraordinaires dans des pays lointains et désiré s’engager sur les chemins du soleil (…).
Cependant, il n’avait connu que le travail et le devoir.
Il se remémora une phrase de Polly : « Vous avez raté le romanesque ; vous l’avez échangé contre des dividendes ».
On sent percer le mépris chez Polly. Et pourtant, comme tant de femmes, elle est à la recherche de la sécurité. Cette phrase terrible, on la porte tous en nous, à un moment donné de notre existence. Derrière le mauvais choix, devant le choix à faire. Avoir ou être. Les voix des regrets disent: Si on peut, si seulement j’avais le choix, si j’avais su…
Frederick le sent, il le sait. Mais tant de bonnes raisons se camouflent derrières les sirènes des rêves.
« … Lui, il était quelqu’un. Il allait devenir le prochain gouverneur de Californie. Mais qui donc viendrait vers lui et s’étendrait à son côté par amour ? La pensée de tout ce qu’il possédait sembla lui mettre un goût de sable sec dans sa bouche. Ce qu’il possédait ! A y bien regarder, mille dollars ressemblent comme deux gouttes d’eau à une autre liasse de mille dollars…Il n’avait jamais rien fait pour que les images de son livre de géographie deviennent réelles.
Je me dis souvent que le bonheur passe par la quête de l’équilibre. Tom a eu les aventures et toutes les mésaventures. Frederick a eu la richesse et toutes les solitudes. Les deux semblent manquer de quelque chose. Mais chez Jack London, on sent que c’est Tom qui gagne. Frederick le sait aussi.
(…) « Il fit part à Polly de quelques-unes de ces réflexions, dissimulant mal son dépit contre l’injustice des événements. Elle dit : Vous avez préservé vos artères et votre argent, et vous avez gardé les pieds secs ».
Il est toujours difficile de s’engager vers les chemins du soleil.
* Les tortues de Tasmanie – Jack London (Phébus Libretto)