Austère et solitaire, plantée entre Shetland et Orcades, l’île de Fair. Il est doux de savoir qu’elle existe.
Contrairement à Robert Louis Stevenson qui en garde un souvenir très mitigé, j’ai aimé l’île de Fair.
Une petite île pelée qui brave les frimas là-haut, entre les îles subpolaires des Shetlands et les Orcades, au nord de l’Ecosse.
L’écrivain écossais la décrit comme un endroit « inhospitalier, couvert de montagnes pelées sortant des profondeurs sous-marines » (1). Son oncle y a bâti les deux phares qui trônent encore au nord et au sud de l’île.
L’île de Fair, ses moutons omniprésents et son soleil rarissime. (Photo Damien Personnaz)
Il n’a pas tort, mais c’est ce qui fait le charme de cette île peuplée de 65 habitants (dont une bonne partie de tricoteuses de jacquards), de 1200 moutons, 20’000 macareux moines et de milliers d’autres oiseaux rares qui viennent y nicher pendant les quelques mois ensoleillés.
A Fair, il n’y a pas de restaurants, pas de pubs, pas de bowlings ni de supermarchés, pas de feux rouges, pas de cinémas, pas de policiers et pas de délinquants, zéro tag. L’enfer de l’ado ou du rappeur accro au bitume. La seule musique est celle de quelques chiens débonnaires qui aboient pour discuter, du vent incessant, des vagues qui se fracassent sur des falaises vertigineuses et de ces milliers de volatiles qui sont chez eux et qui vous le font bien sentir.
D’ailleurs, la terreur des landes est le grand skua (2), un gros oiseau migrateur, prédateur redoutable, qui parasite la vie des autres oiseaux, vole sans vergogne leur pitance, crève les yeux des agneaux tout juste issus des entrailles de leur mère, décime la nuit venue les colonies de pétrels. L’un d’eux m’a foncé dessus alors que je cheminais, paisible, le sourire niais, tel l’écolo urbain ayant enfin découvert la Voie.
Macareux moine (ou puffin) — Ils sont près de 20’000 sur l’île de Fair (Photo Damien Personnaz)
A Fair, la nature est d’une telle force qu’il faut lâcher prise. On communique directement avec les éléments, les odeurs et les sons ; on papote avec soi-même et la communauté des saints sans intermédiaire ni interférence. L’âme est vaporisée par les embruns et purifiée par une présence mystique, épurée par la rudesse et la simplicité des lieux. A Fair, le « peu » côtoie le « vrai »; c’est comme ça que je conçois ma symbiose avec la nature.
Oui, oui, je sais et c’est vrai : son climat est invraisemblable. Les tempêtes peuvent s’y déchainer toute l’année, le brouillard débouler de janvier à décembre, la pluie cingler les vitres pendant des semaines, la nuit envelopper les insulaires pendant les longs sombres mois d’hiver.
Y aller est d’ailleurs toute une histoire. Il faut aimer le mal de mer, prendre le tout petit ferry qui dessert l’île deux fois par semaine. Ou adorer les picotements au bout des doigts quand l’avion, coucou brinquebalant, tributaire de la météo capricieuse et bruyant comme une pétrolette des années soixante, se pose sur la piste en gravier et provoque un discret « ouf » de soulagement parmi les sept passagers maximum.
(Petite vidéo de l’amateur que je suis)
Immanquablement, la question se pose : pourrais-je y vivre ?
Les quelques habitants rencontrés trouvent cette question saugrenue. L’île est sombre, froide, pelée, sauvage, isolée, difficile d’accès, rude, austère. La communauté y est soudée et ils ne disent pas cela pour plaire aux visiteurs. Ils aiment la sensation d’être loin du vaste tumulte bipède. Ils chérissent leur solitude enveloppée par le mugissement rauque des éléments.
Alors, je réponds: oui, je pourrais y vivre et sans trop de verbes au conditionnel.
Le vitrail du temple reflète la vie sur l’île (Photo Damien Personnaz)
1/ Across the Plains with Other Memories and essays – page 123.
2/ En français, le Grand labbe. Mais je préfère la dénomination latino-anglaise de « skua ».