Avec L’Île des rêves écrasés (Éd. Au vent des îles, 1991), Chantal T. Spitz livre son premier roman polynésien. Cette littérature polynésienne ancrée dans la tradition de l’oralité, s’inscrit dans une renaissance culturelle. Un voyage passionnant dans un monde étranger.
« Ils arriveront sur un bateau sans balancier, ces enfants, branches nées du même tronc, qui nous a donné la vie. Leur corps sera différent du nôtre, mais ils seront nos frères, pousses du tronc unique. Ils s’approprieront notre Terre, renversant l’ordre que nous avons établi, et les oiseaux sacrés de la mer et de la terre viendront se lamenter. »
Sur l’île de Ruahine (Huahine), sur les rives du lac Fauna Nui, Tematua, fier garçon mà’ohi, voit le jour assez tôt pour être un jeune gaillard plein de vitalité quand les blancs viennent chercher de bons soldats pour défendre la mère-patrie, là-bas, si loin, qu’on ne peut même pas imaginer où c’est, ni comment c’est. Et encore moins, pour quoi se battre et contre qui.
Tamatua revient de cette dangereuse expédition avec, au cœur, les stigmates de ce qu’il a vu, subi, et supporté, et, un jour, il rencontra la belle Emere, Emily selon son père seulement, filles de Toofa une jolie polynésienne qui est tombée amoureuse d’un richissime Anglais qui ne peut pas l’épouser, race oblige, mais qui lui a donné cette ravissante fille que sa mère élèvera seule, refusant de devenir une maîtresse officielle.
La mère a transgressé la loi du peuple, elle a aimé l’envahisseur, le blanc, la fille perpétuera la transgression en vivant, sans mariage, avec un garçon aborigène et pauvre alors que sa mère rêvait d’une carrière brillante à la mode européenne pour sa fille adorée. Les deux jeunes gens s’installent sur un ilot, acheté par le richissime père anglais pour sa fille, proche du lieu de naissance de Tematua. Le couple vivra, là, une vie d’amour ponctuée par la naissance de trois enfants : Terii, jeune homme intelligent qui fera des études en métropole mais reviendra sur l’île pour retrouver ses racines dans les fouilles archéologiques de Maeva qu’il dirigera ; Eritapeta, fille aux apparences européennes, qui refusera de croire à l’amour de celui que son cœur lui a désigné et qui, « belle intelligente, dérivera dans la longue nuit sans étoile que sera sa vie » ; et, Tetiare, l’auteur, la petite dernière, plus débrouillarde qu’intellectuelle qui partira à la dérive avec des groupes révolutionnaires mais trouvera un sens à sa vie quand les blancs voleront la terre de ses ancêtres.
L’amour qui sert de fil rouge à cette saga familiale sera encore le lien qui reliera le fils aîné à Laura, l’ingénieur français, qui dirige les travaux de la base de lancement de missiles que le gouvernement du Général-président a décidé d’implanter sur l’ilot de ses parents. Encore une transgression, encore un amour impossible.
« Vous n’aviez pas de passé
Vous n’aviez pas de présent
Il ne vous restait qu’un maintenant. »
Les amants vont essayer de vivre ce maintenant malgré la lutte puérile et futile que la famille va entreprendre pour conserver ses terres.
Ce livre est tout d’abord, pour moi, un très grand livre d’amour car à chaque génération, l’amour, malgré la transgression, triomphe toujours des obstacles les plus difficiles même si cet amour n’est que temporel et qu’il ne peut pas durer, le syncrétisme entre les cultures est impossible car :
« Les racines de l’Amour finissent par mourir
Sans les racines de la Terre. »
Et, Chantal Spitz parle de l’Amour (avec un grand A, toujours) comme plus personne ne sait en parler depuis un bon bout de temps. Chez elle, l’Amour est absolu et exclut tout autre sentiment, on ne badine pas avec cet amour là, on le vit tant qu’il dure.
Mais, son livre est aussi un farouche plaidoyer pour la défense de l’identité et de la culture polynésiennes. Le métissage n’est qu’une calamité supplémentaire apportée par les blancs dans leurs bagages plein de vices inconnus avant leur arrivée. « Profit, envie, pauvreté, délinquance, prostitution, pollution, exploitation. Ils (les Ma’ohis) ne sont pas faits pour un monde empli de ces mots. » Le métis est encore pire que le blanc car le blanc vit selon sa culture et sa terre. La terre est une notion fondamentale dans ce livre, comme dans la mythologie locale, elle est une véritable terre-mère au sens chthonien du terme. Elle définit les êtres qui sont ses enfants. On ne peut donc pas trahir sa terre, il faut y revenir toujours et, surtout, ne pas la violer en la cédant.
Et même si Toofa, la mère d’Emere, a rêvé que sa fille conjuguerait l’intelligence des blancs et le rêve des Ma’ohis, l’intelligence de l’esprit et l’intelligence du cœur, cette vision est restée celle de l’esprit car elle n’est pas possible, une fêlure sépare les peuples qui ne leur permet pas de mélange leur culture. Ils ne sont pas de la même terre.
Ce livre participe aussi de la lutte pour la défense de la tradition polynésienne, il est le premier roman tahitien écrit par un Polynésien et contribue, ainsi, très largement, à la diffusion de cette culture encore trop méconnue. C’est une véritable ode à ce peule, à sa terre et à sa culture.
J’ai beaucoup aimé ce livre où la poésie vient supplanter la prose quand elle est insuffisante pour transcrire les sentiments ou l’expression de l’âme polynésienne, où la plume de Chantal Spitz génère aussi bien les plus douces caresses de l’amour que les sanctions les plus virulentes pour défendre sa terre, son peuple, ses mœurs. Elle écrit comme personne d’autres, c’est un style, une âme, une main qui vous emmène sur le chemin de la sérénité, de l’humilité, de l’humanité. Et, même si ce livre me pose un réel problème, il prône ostensiblement une différence entre les races, un droit du sol qui a pour corollaire le rejet des étrangers quel que soit le pays où ils séjournent, une impossibilité de conjuguer les cultures et un refus total du métissage, il fascine par son magnétisme auquel j’ai succombé.
« L’amour est né et il faut le vivre avant qu’il devienne douleur. »