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« La Fabrique du titre », ou comment nommer une œuvre d’art

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Chaque année, sortent en librairie quelques ouvrages dont la lecture nous convainc qu’ils seront appelés à faire longtemps référence dans le domaine qu’ils abordent. La Fabrique du titre (CNRS Editions, 468 pages, 27 €) s’inscrit clairement dans cette catégorie. Cet essai passionnant regroupe, sous la direction de Pierre-Marc de Biasi, Marianne Jakobi et Ségolène Le Men, les travaux de plusieurs spécialistes sur ce champ de recherche jusqu’à présent quasi-inexploré en France (hors-mis le questionnement posé par Michel Butor à la fin des années 1960) qu’offre l’intitulation d’une œuvre.

Nous sommes si habitués à identifier, à partir de son titre, un tableau ou une sculpture que nous nous trouvons confrontés à l’indétermination si, face à l’un d’eux, nous ignorons son intitulé. L’objet devient alors énigmatique et laisse à celle ou celui qui le regarde une entière – et vertigineuse – liberté d’interprétation, rejoignant ainsi, dans une trajectoire oblique, Marcel Duchamp et sa célèbre déclaration : « C’est le regardeur qui fait l’œuvre ».

Tentons d’imaginer ce que pourrait ressentir un spectateur devant la Femme piquée par un serpent de Clésinger (Musée d’Orsay) en l’absence de toute indication. Il verrait un corps féminin couché, dénudé, remarquablement exécuté dans le marbre, se tordre dans un spasme. Il s’interrogerait forcément sur la signification de la pose, le sens de l’œuvre. S’il avait connu le titre original du projet (Rêve d’amour), sans doute y aurait-il vu ce que la statue représente vraiment – une femme saisie en plein orgasme. En revanche, informé du « titre alibi » qui lui fut attribué au moment du Salon de 1847 pour déjouer la censure et qui figure sur le cartel, le néophyte se focalise sur le petit bracelet en forme de serpent qui orne le poignet gauche du modèle et ne cherche pas nécessairement d’autres sens que celui qui lui est proposé.

Nous ne nous posons guère de question sur la relation construite entre l’œuvre et son titre tant elle nous paraît évidente. Pourtant, nous abordons là un domaine où le signifiant et le signifié entrent dans une interdépendance complexe et, parfois, historiquement instable, comme nous le montre la Femme piquée, ce qui explique tout l’intérêt d’une étude génétique.

Qui donne son titre au tableau (l’artiste, le collectionneur, le marchand, etc.) et dans quel contexte, quelle stratégie de dénomination motive ce choix, quand cette pratique s’est-elle généralisée, que montre, mais aussi que cache le titre, quels sont les codes qui le régissent ? Telles sont, entre autres, les questions auxquelles le livre apporte réponses et éléments de réflexion autour d’une triple articulation : « Genèse et métamorphose du titre », « Stratégies de dénomination » et « Intitulation et processus créatif ».

Naturellement, la problématique se complexifie avec l’art moderne et contemporain, où les titres perdent progressivement leur valeur cognitive pour tendre vers une neutralité purement référentielle, l’absence de séduction, voire la négation de toute dénomination, donc la recherche d’une autonomisation extrême ; tel est le cas des toiles abstraites portant la mention générique « Composition », voire « Sans titre ».

Parmi les chapitres de cet essai, tous fort intéressants et offrant des axes d’approche pluridisciplinaires, on trouvera notamment une étude de l’intitulation chez Gustave Courbet, sous la plume de Ségolène Le Men, déjà auteure d’une somme consacrée au Maître-peintre d’Ornans. On pense, bien sûr, à l’emblématique toile L’Origine du monde, dont il n’est pas prouvé que le peintre la nomma ainsi, puisque, dans une liste qu’il dressa de ses nus, son ami Castagnary appela Le Vase une œuvre inconnue qui pourrait se confondre avec L’Origine (« le vase » désignant, en ancien français, le sexe féminin) ; quant à Ferenc Hatvany, qui la posséda de 1913 à 1954, il l’appelait de façon récurrente La Création du monde, proposant ainsi une variante d’interprétation non négligeable.

Une autre toile aurait pu figurer dans cette section car son changement de titre prouve combien il est possible d’orienter (voire de tromper) le regard du spectateur en modifiant ses clés de lecture par le choix d’un simple intitulé. Cette œuvre des années 1850, conservée au Smith College Museum of Art de Northampton, fut en effet vendue en juillet 1919 en tant que La Toilette de la mariée, attribution des experts, sans doute désireux de rendre le sujet plus attractif. La notice du lot en rend d’ailleurs compte : « Dans la salle où règne une lumière tamisée, des femmes sont affairées après la toilette, la lingerie, tout ce qui justifie ce mouvement, cette fièvre d’activité. » Or, ce tableau, qui avait appartenu à Juliette Courbet, était répertorié dans sa collection sous le titre La toilette de la morte qu’il porte de nouveau aujourd’hui. Rien n’est plus singulier que cette substitution de termes, dans une recherche évidente de séduction, mais une opposition tout aussi évidente aux intentions du peintre dans la construction de son tableau.

La Fabrique du titre aborde la problématique de l’intitulation chez plusieurs artistes, dont Gauguin (Marianne Jakobi), Manet (Eric Darragon), Rodin (Antoinette Le Normand-Romain), André Masson (Richard Leeman), Louise Bourgeois (Emilie Bouvard), Miro (Fabrice Flahutez) ou Pierre Alechinsky (Serge Bourjea). Doté d’un bel appareil critique, cet essai fera date, tant par la diversité des approches qu’il propose que par la qualité de son contenu.

Illustrations : Jean-Baptiste Clésinger, La Femme piquée par un serpent (photo © Rim Savatier) – Gustave Courbet, La Toilette de la morte, photo D.R.

Thierry Savatier

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