Je suis rentré vers cinq heures. Il était temps, des petits cristaux s’étaient mis à rejoindre le sol qui commençait lui-même à se transformer en surface brillante sous les éclairages du soir. Strasbourg s’est transformée en un peu moins de deux journées en une carte postale pour vœux de nouvelle année. C’est parfait.
Début 2006 : la Riviera
Je n’ai pas encore pris le temps d’écrire mes impressions d’Italie. Mais j’ai entre aperçu à midi des images du centre de Rome à la télévision pour illustrer les achats de Noël. Puis ce soir celles de la Piazza de la Signoria à Florence couverte de neige. Bizarreries ou familiarités, c’est selon ! Tout compte fait, j’aime mieux la neige à Strasbourg. Et je suis heureux de m’être trouvé en rade dans un endroit civilisé plutôt que dans les espaces désertés de Franche-Comté que j’ai traversés samedi pour rejoindre Strasbourg.
« C’est une très jolie ville » affirme le chauffeur du taxi en me conduisant vers le centre ville. Mais quelle ville déjà ? Bordighera ! Une des perles de la Riviera.
Sans cet incident qui bloque ma voiture dans un garage situé juste sous les piles qui soutiennent l’autoroute soixante mètres plus haut, je n’aurais certainement jamais connu cette ville.
Je retiens dans le souvenir d’un cerveau reptilien des images de San Remo ou Ventimille, comme les premières villes italiennes traversées quand on a laissé derrière soi Menton et Monaco. Une excursion pour la journée effectuée avec mes parents en vélo solex, quand j’avais juste l’âge de tenir assis dans une petite chaise à l’arrière, me donne ce privilège. Mais les souvenirs restaient assez flous. Ceux d’un lézard, pas plus !
Je les connais aussi ces villes, tout comme l’allure des promenades côtières, parce que mes grands-parents m’ont fait parvenir une multitude de cartes postales de ces deux endroits quand ils passaient un séjour à Nice chaque année au moment du Carnaval. Ma grand-mère se contentait d’un mot et d’une signature et mon grand-père se chargeait du reste, en débordant de tous les côtés et en écrivant dans tous les espaces disponibles au recto comme au verso. Un vrai labyrinthe !
Je savais qu’on y cultivait des fleurs sous serres, des œillets multicolores et des pieds de ce mimosa odorant que l’on retrouve dans les batailles de fleurs et que mes grands-parents déballaient et plongeaient dans la baignoire à leur descente du train de nuit, en revenant de la Côte d’Azur, fin février ou début mars.
Et puis je suis passé au-dessus par l’autoroute plusieurs fois. Mais le nom de Bordighera ne m’avait pas vraiment frappé…Ni la presse people, ni même les romans nostalgiques de la côte, comme ceux de Stefan Zweig ne l’évoquent. Du moins je ne crois pas. Un lieu de mémoire sans doute, mais dont les heures de gloire sont tombées dans l’oubli.
« Il y avait plusieurs milliers de touristes anglais chaque hiver à la fin du XIXe siècle » ajoute-t-il. « Et les grands express européens ont également fait venir des princes russes de Saint Petersbourg et des nobles Allemands à la recherche du soleil. »
Il fait tellement nuit que je ne peux rien voir. Encore moins une princesse russe. Je ne peux qu’imaginer. Est-ce que cette ville a depuis quelques dizaines d’années sombré dans le sommeil ? Est-ce qu’elle a été victime d’un raz-de-marée ? Nous passons en effet devant quelques beaux hôtels alignés dans la rue principale entre des pizzerias, des stations d’essence et des boutiques d’alimentation fermées à cette heure, mais décorées pour Noël. Les palmiers ceinturés de chandelles servent de sapins de Noël…Seul cet aspect là est exotique.
Il m’amène sur la place de la gare non sans avoir encore évoqué à plusieurs reprises les gloires locales, une reine grecque, le peintre Monet et l’architecte parisien Charles Garnier, « l’Architetto dell’Opera di Pariggi… ». Merci je savais…pour l’Opéra. Mais quant à cette ville (village ?) perdue je ne vois pas bien Charles Garnier y passer son temps. Ou alors quand il était bien vieux et grabataire, pour réchauffer ses vieux os !
En guide parfait, il me choisit mon lieu de séjour. « Je vous emmène à côté de la gare, ce sera plus central pour vous… » et vous trouverez des taxis tout près.
L’hôtel porte justement le beau nom d’hôtel Central. Un miracle. Je le remercie. Je demande une chambre…Suis-je le seul client ? Plusieurs étages semblent en réfection si j’en crois les chaises entassées et les coups de marteau qui font trembler les murs malgré l’heure avancée. Ma chambre comporte trois grande baies closes par des volets roulants. Je jette un coup d’œil : d’un côté : quelques taxis attendent l’arrivée des trains et de l’autre un bar affiche : ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La situation aurait pu être pire ! Mais comme partout au monde, des lumières blanches s’égrènent dans les arbres, d’autres clignotent. « Buon Natale ». En fait Noël est dans deux jours.
Je ressors quand même pour manger une pizza. Il y a en effet deux rues parallèles et quelques unes qui viennent s’y relier à angle droit. Une église protestante signifie que les Anglais sont sûrement encore là, mais bien cachés. Dans ce restaurant un peu familial, il n’y a que des familles locales, quelques couples de tous âges à l’air fâché et un père qui dîne avec sa fille dont le jean à la mode descend bien bas…
Je n’en saurais pas plus pour ce soir.
Mais le lendemain…Le lendemain était jour de grand beau temps. Lorsque je remonte prudemment un des rideaux, le soleil me frappe directement. Il surnage au-dessus d’une mer de carte postale. Il l’embrase plutôt. De l’autre côté de la voie ferrée la côté s’étale. Une merveille, une surprise. Je comprends pourquoi j’avais noté plusieurs fois le premier soir des panneaux indiquant des souterrains et portant la mention « Al mare ».
Je dois m’y rendre absolument. On me dit au téléphone qu’il faut se procurer des pièces de rechange…Que je dois retéléphoner vers quatre heures…Bref que je suis libre !
J’ai donc « fait » la promenade avec tous les « vieillards », disons les retraités, qui hantent ces lieux à cette saison. En effet, la station a dérogé. On est loin de Cannes et de ses caniches endimanchés d’un manteau de fourrure et d’un collier Hermès. Point de princesses russes décidément ! Il y a des familiarités. Celles de personnes qui se croisent tous les matins ou qui partagent un jus d’oranges fraîches ou un expresso. Italiens du voisinage ? Rien d’ostentatoire. Pas de luxe…Et pourtant le prix des villas ou des appartements dont les photographies peuplent de nombreuses agences, dénotent qu’il y a des amateurs avec un peu de bien devant eux.
Devant eux ou derrière eux, au fait ? L’expression est étrange.
Il fait chaud, au point de ne pas pouvoir supporter la veste. Il fait somptueux avec, entre le balancement des palmiers, la pourpre des bougainvilliers. Il fait une éternité mortelle, celle de l’attente paisible de ces mortels là, justement.
Je m’arrête à plusieurs reprises. Je savoure. Je m’aventure jusqu’au port de pêche. Les filets de nylon bleu s’accumulent, comme dans un abandon définitif. Il n’en n’est pourtant rien. Une ou deux barques avalées par les reflets du soleil sont bien en activité. Elles seront plus nombreuses au coucher du soleil dans un panorama de rêve s’étirant depuis les rouges évanescents à droite, jusqu’aux indigos de la nuit ponctués des premières étoiles à gauche.
L’heure propice où les poissons et les gambas remontent à la surface?
Est-ce que je souhaiterais moi aussi rester là en attendant quelque chose de doux et d’inéluctable qui doit venir un jour ?
A l’extrémité de la promenade s’élève un jardin, palmiers et citronniers mêlés. Puis plus loin, sur une sorte de corniche surélevée, une promenade de villas, dont une, plus blanche que les autres est coiffée d’une tour. Que dire ? Un peu mauresque ? Une extravagance venue de la côte africaine. Seul un architecte pourrait me donner un point de vue professionnel. Une vue imprenable. Une résidence de seigneur.
J’aurais du m’en douter, voilà la maison de Charles Garnier ! Je regrette de n’avoir pas plus de temps pour sonner et demander à la visiter. Je préfère explorer ce qui s’est révélé à moi une fois le jardin dépassé, mais que les sons des cloches aux horaires décalés laissaient supposer : la présence du village originel ; le bourg fortifié dans son lacis de ruelles, ses petites courettes meublées de bancs pour accueillir les retraités. Les vrais, ceux qui sont nés là et connaissent la vertu de l’ombre.
Un vendeur de journaux, deux étals de légumes et de fruits, une église baroque plutôt mal en point et un campanile posé sur un passage couvert. Pour le reste, les restaurants font décor sous des maisons couvertes de linges. Est-ce que le vieux village de Saint-Tropez, ou Eze sur son pic ressemblaient encore à cela dans l’entre-deux guerres ?
Là peut-être on aurait envie de terminer une vie de labeur en consacrant ses derniers instants à la lecture et à la tournée des chats qui attendent une caresse rituelle et un repas fait de restes.
Image arrêtée de ce qui était ? Lieu de mémoire ? En 1950, j’ai sans doute emmagasiné des images comme celles-ci. Elles reviennent, tandis que j’attends l’heure du déjeuner en lisant dans la gazette de San Remo des articles sur les traditions de Noël. Des Noëls sans neige. Ceux des santons qui ne craignent que le vent froid descendu des montagnes. De fait, à l’aller il neigeait sur l’autoroute dans l’arrière pays des Cinque Terre.
Lieu de mémoire ? Oui là où il reste un pan de muraille, où on retrouve un habitat construit dans l’encoignure des pierres fortes.
Lieu de mémoire là où on ne s’y attend pas.
En redescendant au travers du jardin, je trouve le monument qui se veut un hommage à Garnier. Un buste coiffant une colonne, le tout adossé à un banc et un mur de calcaire. Un bronze comme on en voit tant, représentant un jeune homme dont le visage est séduisant et m’est familier puisque je l’ai vu tant de fois rue Auber à Paris.
Allons un peu plus dans le détail. Un texte a été gravé dans le marbre à la base de la colonne : « CHARLES GARNIER 1825 – 1898 Insigne architetto dell’Opera di Parigi »… Cela mon chauffeur me l’avait bien dit…mais lisons encore : « Figlio adottivo di Bordighera nella pace de nostri palmeti si ritempro di vigore novello studi scrisse costrusse raccolse cimelli impresse mirabile arte nell’edilizia della nuova citta elevo altari alla gloria dell altissimo iddio dal 1871 al 1898. »
Ma fois, quel hommage ! Mais de quand date-t-il ? Ou plutôt de qui vient-il ?
« Dono del Comm. John Hemming Fry artista scrittore benefattore ammiratore dell Italia….” Et là, un blanc, comme on dit d’une conversation qui meurt ou quand un ange passe parmi les invités autour de la table.
Et puis en dessous, bien en dessous, sous un nouveau blanc…28 Aprile 1935. »
1935, tiens donc !
Que veut dire ce blanc un peu martelé, comme si les lettres à cet endroit là précisément avaient été gommées… ?
Mal effacées à vrai dire car on lit tout en creux, comme une preuve infamante qu’on n’aurait pas voulu vraiment supprimer, juste brouiller ou déformer à la Libération. « ammiratore dell’Italia fascista e del suo Duce ». Voilà à peu près ce qu’on rétablit…
L’histoire parle fort, plus fort que tout.
En cherchant bien, je trouve aujourd’hui sur internet que Garnier a déserté sa maison pour un atelier qu’il a fait aménager dans le voisinage, laissant le troisième étage de sa villa à son fils malade.
Je retrouve aussi une très belle gravure de la villa, avec un environnement très sauvage, dans l’Art des Jardins publié en 1879 par Edouard André. Me voilà revenu dans un environnement familier, celui du Parc des Buttes Chaumont de mon enfance.
Plus loin, dans un autre document on me dit qu’après la mort de Garnier, John Hemming Fry – dont je ne peux rien découvrir d’autre sur des sites pour collectionneurs que des paysages américains peints à l’huile-, et son épouse, y ont habité jusqu’au décès de la veuve Garnier en 1919.
L’Américain de l’Indiana admirateur du fascisme est né en 1860 et meurt au moment où je viens au monde en 1946.
La boucle est bouclée ! On est passé de Napoléon III à De Gaulle, du Roi d’Italie à la condamnation du Dictateur italien. De l’Amérique attentiste à celle du plan Marschall…
Pourtant la villa demeure. Elle est le signe d’un exotisme qui a traversé les jardins et les parcs. Cet exotisme là se joue du temps…Garnier a traversé les siècles avec elle.
Il a bien fallu que je reparte.
Je suis allé rechercher la voiture…dans le même taxi. Non pas qu’il y ait un seul chauffeur à Bordighera, mais il m’a vu passer en fin d’après-midi devant la gare. Il m’a hélé de loin. Je lui ai donc demandé de venir me chercher vers 18H. Au fait il connaissait bien le chemin.
Il prend avec un plaisir non dissimulé des raccourcis qui s’enfoncent dans la nuit « Pour éviter les encombrements ». Le temps de parler encore. Il a tout son temps en effet.
« Vous êtes Allemand ? ».
Non, dis-je, je viens du Luxembourg.
« Ah oui le Luxembourg…je suis passé tout prêt ».
J’ai envie de lui dire : « C’est vrai il faut bien viser ! », mais je me retiens.
« Je suis allé à Bastogne en janvier avec des anciens militaires. » Bizarre car il n’a pas l’âge d’avoir été militaire durant la dernière Guerre Mondiale.
« Vous êtes allé fêter la Libération des Ardennes par les armées américaines ?.
Oui, c’est cela…Il faisait froid ».
Nous échangeons quelques banalités sur la richesse du Luxembourg.
La Guerre est là, de nouveau, pour quelques minutes, comme un rappel de la mention effacée du monument, mais en positif cette fois, avec l’entrée des Alliés, des Libérateurs, des antifascistes.
Comme dans la nouvelle de Julien Gracq « Le roi Cophetua » dont André Delvaux a tiré un film « Rendez-vous à Bray », mon train individuel s’est arrêté dans un lieu inconnu. Une parenthèse, un espace rêvé ?
Je serai le lendemain soir à Strasbourg, au delà de ce rêve.
A quelles mémoires partagées ai-je ainsi modestement ajouté la mienne ?