Lassé par le ballet des camions, aussi chargés de nuit que de jour, il bouillonne à chaque croisement qui l’éblouit. Incapable de se contenir il hurle des insolences intraduisibles aux conducteurs d’engins. (je n’ai malheureusement pas retenu ces insultes tibéto-Sichuanaises). Ça le fait rire bruyamment. De ce rire infatigable, insolent, enfantin.
Le dernier col franchi, la route redevient lisse et plate. Pour bien marquer la rupture, Chen pousse des cris de guerrier Sioux qui réveillent Yangyang en sursaut et ranime brusquement l’appétit de Petit Miao. Frissons et inquiétudes envolés, l’estomac se décontracte et la faim se fait pressante. Pas étonnant, il est presque dix heures du soir. Les villages traversés somnolent. Xiao Miao tient absolument à retrouver le restaurant de ce matin. Une véritable gageure, tous les points de repères de la journée se sont évanouis dans la nuit, mais son obstination, plus l’œil de lynx de Chen font des miracles. Cri de victoire ! Les petits frères ont repéré le fameux restaurant, mais sa devanture n’est plus éclairée, les paniers de légumes sont rentrés et les propriétaires sont prêts à rejoindre leur lit. Miao savait que le seul espoir de dîner reposait sur ce restaurant. Accueillis chaleureusement pour le déjeuner, nos hôtes nous reçoivent avec bonne humeur en dépit de l’heure avancée. Et en bon chinois, ils s’activent pour rallumer le brasero, prendre la commande et faire sauter les légumes.
Une source d’eau chaude passe à l’arrière de la maison, il suffit de quelques coups de pompe pour la faire monter à la surface. « Je vais me laver les cheveux ! » décrète Yangyang. Dans la pénombre de la cour, des ombres flottent sur tout un bric à braque d’ustensiles plus hétéroclites les uns que les autres. Assise sur les talons, Yangyang actionne la pompe et passe ses longs cheveux sous un tuyau au ras du sol. La température de l’eau avoisine les quarante degrés tandis que la température ambiante est en dessous de dix. Dans une posture impossible pour une européenne, Yangyang, elle, fait durer le plaisir insolite de ce shampooing au beau milieu de la nuit.
« Le Tibet, mythe ou réalité ? »
Pour moi, comme pour beaucoup d’occidentaux influencés par les récits de l’exploratrice Alexandra David-Neel, et nourris il y a longtemps par les livres de Lobsang Rampa, ce « faux lama mais véritable imposteur » auteur du « troisième œil » lu par des millions de gogo, le Tibet était une terre sacrée, une sorte de Shangri-La où l’on vivait toujours à l’heure des moulins à prières et des lamas en robe rubis soufflant dans leur trompe tibétaine. Mais on n’est plus dans « Tintin au Tibet », la réalité est bien différente. Aujourd’hui, c’est un pays touristique comme tant d’autres dans le monde et l’ex cité interdite, « enchinoisée » à tous les niveaux de la société, est envahie, comme Hong-Kong ou Macao, par les bars, le karaoké, les hôtels pour touristes, les cafés Internet et la prostitution. Ce Tibet, mythique ou réel, est vital à l’économie chinoise qui exploite ses ressources minières ses forêts et par dessus tout l’eau de ses rivières ou de ses lacs.
Lorsque je posais cette question à Georges Zhang, mon professeur de chinois a Paris, : « Le Tibet pourrait-il être indépendant ? », il me répondait, comme une évidence, que le Tibet faisait partie de la Chine. « On ne peut séparer les fleuves de leur source. Les deux plus importants fleuves de Chine prennent naissance au Tibet donc font partie de la Chine».
Compagnon de voyage d’un Tibétain, je ne peux manquer de lui poser la question sur l’indépendance de son pays d’origine. Petit Chen et ses parents font partie de cette communauté de Tibétains exilés au Sichuan depuis plus de vingt cinq ans. Il n’a pas trop envie de parler des vraies raisons de cette expatriation forcée ou choisie, mais au mot « indépendance », il réagit très vite : « Je suis tibétain et chinois ». Installé depuis l’âge de quatre ans à Chengdu, il n’a pas vraiment connu la terre de ses ancêtres, et il ne revendique aucune indépendance. « Tous les jeunes Tibétains rêvent de modernisation et d’un meilleur niveau de vie ». Pour lui, robe safran et moulins à prière appartiennent à une autre époque. Son identité tibétaine, il la revendique à travers sa musique, une musique très empreinte de sonorités empruntées à l’opéra chinois et à une techno… plus mondialiste. « Comment les Tibétains supportent-ils les règles de ce nouveau monde économique qui accorde les meilleurs postes aux Han et les forcent, eux, Tibétains, à parler mandarin, même pour ouvrir le plus petit commerce « ? …Je n’en saurais pas davantage, soit parce que Petit Chen n’en sait rien lui-même, soit parce que, ne parlant pas anglais, il n’a pas envie de se faire traduire par Petit Miao.
Il faut déjà songer à organiser le retour sur Kunming. Je propose à Xiao Miao une dernière tentative : la découverte d’un village de minorités Yi, dans les environs de Dali, puis une journée de repos…. le temps pour mes deux compagnons de concrétiser leurs conquêtes féminines, et pour moi de bavarder avec Brian de mon éventuelle collaboration avec lui. Sur la carte, Midu semble très facile d’accès. Ce qui est plutôt surprenant pour un village où les femmes Yi rivalisent de beauté avec leurs costumes brodés et leurs larges chapeaux noirs. Dans la réalité, on se perd dans un entrelacs de routes pierreuses qui serpentent entre autoroutes et « ring road », puis on grimpe sur un chemin plus proche du sentier de chèvre que d’une route pour quatre roues. Des paysans nous arrêtent, s’enquièrent de notre destination. Ils ont tôt fait de nous décourager en nous décrivant un chemin plus praticable à pied qu’en voiture. Les émotions commencent à me fatiguer. J’observe la mine de Xiao Chen prêt à tout comme toujours et celle de Xiao Miao moins enthousiaste. Il a repéré une petite auberge sur le bord de la route et souhaiterait nous y inviter. Compris, on fait demi tour, direction un restaurant pour camionneurs. C’est rustique. Proche de la nature : autant pour la nourriture que pour les toilettes. Le patron attrape un poulet dans son poulailler, l’égorge, le saigne, le plonge dans l’eau bouillante et le plume devant nous. Ça s’appelle de la nourriture fraîche en Chine. Pour les toilettes, c’est une cabane en planches de l’autre côté de la route, avec un trou au-dessus du vide. Les excréments s’accumulent et descendent lentement vers la rivière en contrebas… Heureusement, on n’a pas commandé de poisson !
Des routiers à l’allure mal réveillée – peut-être même n’ont-ils pas dormi du tout – commencent à débarquer dans le restaurant. Poussiéreux, froissés, cigarette au bec, ils s’installent à l’intérieur. Nous, on choisit la terrasse ensoleillée. On fume, on plaisante. Xiao Chen avoue être tombé amoureux d’une fille de sa guest-house. Il lui envoie un message par SMS, l’invitant à dîner le soir même. La réponse ne tarde pas : « Je n’ai pas le temps aujourd’hui. La prochaine fois… » C’était pourtant sa journée de repos rappelle Miao. Une fin de non recevoir poli… à l’asiatique.
Le centre Brian Linden
A l’occasion d’un dîner présidé par Brian au dernier étage du « tower café », propriété d’une Taiwanaise et d’un Américain d’origine chinoise, j’ai l’occasion d’observer le charisme de Brian. En une soirée, je croise plus d’intellectuels dans cet endroit très branché de Dali que durant mes six dernières années en Thaïlande. Le décor est superbe avec vue sur les montagnes aux pics dentelés de neige et sur les gracieux toits illuminés d’une porte de la vieille ville. La nourriture est inventive. Chinoise au rez-de-chaussée, occidentale dans la partie haute de la tour. Un Allemand, un Hollandais et un Belge viennent saluer Brian et on discute… de Gunther Grass « qui n’était pas du tout nazi » confirme l’Allemand qui dit connaître l’écrivain. Brian compte sur lui pour le faire venir au centre. On évoque Truman Capote et les deux films relatant sa vie, et enfin Brian s’attarde sur un livre très brillant qu’un de ses fils est en train de lire : « The world without us » (« Un monde sans nous ») d’Alan Weisman. Si le genre humain disparaissait d’un seul coup, comment réagirait la planète sans la pression constante que ces milliards d’hommes exercent sur elle ? Est-ce que sans humain, tout rentrerait dans l’ordre ? Est-ce que la nature reprendrait ses droits ? Enthousiaste, Brian dévoile la fin étrange de ce best seller américain : seules subsisteraient les ondes de radio et de télévision qui voyageraient dans l’espace. Pour l’éternité….
« Jusqu’à ce que le gouvernement décide de stopper le flux de voyageurs au long cours… s’ils deviennent trop nombreux, trop encombrants ou s’ils ne dépensent pas assez d’argent .Il est déjà interdit aux Chinois d’accueillir des touristes étrangers chez eux ».
Lijiang
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