Les Fastes de Bacchus et de Comus, tel était le titre qu’avait choisi le passionnant et très érudit libraire et écrivain Gérard Oberlé pour son fort volume, publié chez Belfond en 1989 et sous titré « Histoire du boire et du manger en Europe, de l’Antiquité à nos jours, à travers les livres. » Rien n’a été écrit de plus complet sur la bibliographie de la gastronomie et de l’œnologie depuis ce merveilleux ouvrage de référence que je consulte régulièrement, toujours certain d’y trouver de belles surprises.
Bacchus, dieu du vin, Comus, dieu des festins (et du libertinage…), quels parrains plus appropriés pourrait-on trouver pour veiller sur la vente étonnante d’une partie de la cave mythique du restaurant La Tour d’Argent qui aura lieu les 7 et 8 décembre à la Salle Hoche (9, avenue Hoche) sous le marteau de l’Etude PIASA ?
On ne présente plus La Tour d’Argent, l’un des temples les plus réputées de la gastronomie parisienne. Fondée en 1582, elle s’affichait déjà comme une table élégante à une époque où les restaurants de qualité n’existaient pratiquement pas (il faudra attendre le XIXe siècle pour voir apparaître des établissements comme Les Frères Provençaux, La Maison Dorée ou le Café de Paris). Depuis lors, ses clients se sont confondus avec l’Histoire politique et littéraire, du cardinal de Richelieu à George Sand, de Balzac à Alexandre Dumas, l’auteur de l’extraordinaire Dictionnaire de cuisine, en passant par Franklin D. Roosevelt et Charlie Chaplin.
Réputé pour sa cuisine, ce restaurant l’est tout autant pour sa cave, un fabuleux coffre fort qui échappa aux Nazis pendant l’Occupation grâce à la présence d’esprit de Claude Terrail, qui en mura l’accès en juin 1940. Température et hygrométrie y sont contrôlées avec la même rigueur que dans un laboratoire universitaire de physique. 450.000 bouteilles y reposent, dont les plus anciennes remontent à l’Ancien Régime. Les 18.000 qui seront dispersées (le catalogue affiche un total de 1816 lots) feront rêver les amateurs et déchaîneront la concurrence parmi les collectionneurs car il s’agit ici de vins de plaisir et de légende. Qu’on en juge :
La plupart des grands crus de France sont présents. Ainsi, les Bordeaux rouges, tel ce Gruaud-Larose de 1870, ce Cheval-Blanc de 1928, cet Ausone de 1934 ou, plus près de nous, ce Latour de 1975, ce Beychevelle de 1970, ce Haut-Brion de 1990 ou encore ce Mouton-Rothschild 1970 dont l’étiquette est ornée d’une œuvre de Chagall.
Les vins rouges de Bourgogne offrent une sélection encore plus large de presque tous leurs crus les plus prestigieux, avec un Volnay Clos des Chênes 1885, quatre bouteilles de Romanée-St-Vivant de 1898 ou l’introuvable Bonnes-Mares du domaine du comte de Voguë. Les vins blancs sont aussi très bien représentés (Chablis, Puligny-Montrachet, Corton-Charlemagne, etc.).
Les blancs liquoreux, naturellement présents, incluent de grands crus de Sauternes (avec, bien sûr, le Château Yquem), des Alsace vendanges tardives et sélection de grains nobles. Au titre des vins blancs de garde non liquoreux, signalons un vin Jaune de 1961.
Parmi les alcools, notons ce rarissime Cognac Clos du Griffier de 1788, une Grande Fine Champagne de 1810, une Grande Champagne de 1830 et un Calvados de 1929. La liste des vins de Porto, dont la plus ancienne bouteille remonte à 1900, si elle n’égale pas celle de l’Institut du vin de Porto de Lisbonne (où l’on peut acheter le millésime de son année de naissance) n’en est pas moins intéressante.
Enfin, moins prestigieux quoique parfois rares, souvent plus abordables et d’une grande qualité, d’autres vins, rouges et blancs, sont proposés aux acheteurs, de Loire (notamment des Savennières Coulée de Serrant), des Côtes du Rhône (Hermitage, Cornas, Château-Grillet, Condrieu) et même des Bandol, Cahors et Minervois.
Bien des bouteilles réunies dans cette vente relèvent autant du mythe gastronomique que du fétiche pour collectionneurs. Toutes, les plus modestes incluses, s’apparentent à des œuvres d’art – un art pour lequel les vignerons ont consacré le meilleur d’eux-mêmes. Maupassant l’avait compris, lorsqu’il écrivait : « Il n’y a que les imbéciles qui ne soient pas gourmands. On est gourmand comme on est artiste, comme on est poète. Le goût, c’est l’organe délicat, perfectible et respectable comme l’œil et l’oreille. Manquer de goût, c’est être privé d’une faculté exquise, de la faculté de discerner les qualités d’un livre ou d’une œuvre d’art. C’est avoir la bouche bête, en un mot, comme on a l’esprit bête. »
Illustrations : © PIASA/La Tour d’Argent.
- Jean Pierre Sergent à l’honneur pendant l’été 2015 à Bâle et Montreux - Juil 21, 2015
- Le Voyage en Italie de Goethe ; un guide touristique passionnant - Sep 5, 2014
- « Balzac, une vie de roman », de Gonzague Saint-Bris - Juil 5, 2014