Il ne reste plus que quelques jours pour visiter l’extraordinaire exposition Matisse Cézanne Picasso… L’aventure des Stein (Galeries nationales du Grand Palais, jusqu’au 16 janvier 2012), et il convient vraiment de s’y précipiter, car les œuvres ici présentées, souvent majeures, ne seront plus réunies avant longtemps.
L’originalité de cette exposition réside d’abord dans son approche ; il ne s’agit pas d’une rétrospective, pas plus que d’une présentation thématique. Il s’agit d’une invitation à pénétrer dans l’univers d’une famille aisée de la bourgeoisie juive américaine, passionnée d’art, qui sut, contre la doxa de son époque qui criait haro sur l’avant-garde, se constituer une riche collection de maîtres modernes.
Les Stein formaient une fratrie peu commune dont Léo (1872-1947), qui n’était cependant pas l’aîné, devint le chef de file intellectuel. Installé à Paris en 1902, cet érudit courait les musées et les galeries, visitait les marchands de tableaux. En 1903, chez Ambroise Vollard, il découvrit Cézanne et s’enthousiasma immédiatement pour cet artiste. La même année, sa sœur Gertrude (1874-1946) vint le retrouver dans son appartement situé au 27 de la rue de Fleurus, lequel deviendra un lieu de rendez-vous pour les plus grands plasticiens et écrivains, parisiens ou étrangers de passage. Leur frère, Michael (1865-1938) et sa femme Sarah (1870-1953) ne tardèrent pas à les rejoindre. Ensemble, ils fréquentaient les ateliers, chinaient chez les marchands ; ce faisant, ils commencèrent à se constituer une collection : Cézanne, Renoir, Gauguin, Degas, Manet figuraient parmi leurs premières acquisitions. Valeurs sures, dira-t-on ? Pas vraiment, en ce début de XXe siècle où la bourgeoisie conservatrice ne jurait encore que par l’art pompier, où le critique Louis Vauxcelles inventait le terme « fauvisme » pour désigner, de manière naturellement péjorative, les peintres qui provoquèrent un beau scandale au Salon d’Automne de 1905. Ceux-ci se nommaient Braque, Vlaminck et surtout Matisse dont la Femme au chapeau souleva l’indignation. Une bonne raison pour les Stein, qui avaient du flair, d’en faire immédiatement l’acquisition.
Faisant preuve d’un goût sûr et anticonformiste, ils comptèrent aussi, la même année, parmi les premiers acheteurs d’œuvres de Picasso. Gertrude, d’abord réticente envers cet artiste, se laissa séduire par sa peinture, au point de poser pour un portrait, aujourd’hui très célèbre et qu’elle conserva jusqu’à la fin de sa vie, bien qu’au premier coup d’œil, il ne lui plût pas. On connaît, à ce sujet, le mot prémonitoire de Picasso : « Vous verrez, elle finira par lui ressembler. »
Progressivement, les goûts de Gertrude Stein s’affirmèrent, s’éloignèrent même de ceux de son frère Léo et de sa belle sœur Sarah. Le premier restait hermétique au Cubisme, la seconde vouait à Matisse un culte exclusif. De plus, sa liaison avec Alice Toklas, débutée en 1907, fut à l’origine de la rupture entre elle et sa famille, qui n’approuvait guère ces amours saphiques. A l’automne 1913, ils partagèrent à l’amiable leur collection commune et Gertrude put pleinement se consacrer à l’écriture.
L’exposition du Grand Palais fait revivre cette fabuleuse collection, avec 248 œuvres et documents. Sont ainsi réunies des pièces exceptionnelles, Cinq pommes, Les Baigneuses et une aquarelle de La Montagne Sainte-Victoire de Cézanne, des œuvres de Lautrec, Gauguin (Tournesols sur un fauteuil), Maurice Denis, Pierre Bonnard (La Sieste), Vallotton, Mangin, Marie Laurencin (Apollinaire et ses amis), Juan Gris (Livre et verre), André Masson (Homme dans une tour), Picabia auxquelles il faut ajouter des gravures et des toiles de Renoir, des photographies de Man Ray.
Mais la part la plus belle est réservée à Matisse et à Picasso. Du premier, sont exposés, entre autres, le Nu bleu, La Femme au chapeau, un Autoportrait, un Portrait de Derain, La Japonaise au bord de l’eau. Du second, on retiendra notamment Meneur de cheval nu, un Autoportrait de 1906, Femme assise au fichu, une éblouissante série d’études pour Nu à la draperie, Nu à la serviette, La Table de l’architecte (premier achat personnel de Gertrude, typique du Cubisme analytique), Etudiant à la pipe et, bien sûr, le portrait de Gertrude Stein qui, à lui seul, mériterait une visite.
Non moins intéressantes sont les photographies montrant, en particulier, l’appartement de la rue de Fleurus. Il est en effet singulier de voir tant de chefs d’œuvres couvrir les murs jusqu’au plafond, parfois sur trois ou quatre rangs, dans un accrochage chaotique, sans logique apparente, qui rappelle celui des Salons annuels du XIXe siècle. On trouvera également des photographies de Gertrude Stein, prises à différentes périodes de sa vie, qui la suivent dans son étonnante métamorphose physique, de la femme au chignon, en chemisier et jupe longue immortalisée par Man Ray (années 1920) au surprenant profil d’empereur romain adopté à la fin des années 1930, saisi par Cecil Beaton. Un ouvrage de Cécile Debray, Gertrude Stein portraits singuliers (Editions de la RMN et du Grand Palais, 104 pages, 29€) en rend compte de manière saisissante. Signalons encore, tout aussi indispensable pour les amateurs, le somptueux catalogue de l’exposition (Editions RMN-Grand Palais, 456 pages, 50€). La qualité des textes et des illustrations font de cet ouvrage un modèle du genre.
Illustrations : Affiche de l’exposition – Pablo Picasso, La Table de l’architecte, 1912, Museum of Modern Art, New York, © Succession Picasso 2011 – Couverture de Gertrude Stein, portraits singuliers.
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