Il y a d’abord, venant à notre mémoire, l’image que Peter O’Toole nous a imposée du personnage quasi légendaire du colonel Lawrence dans le film de David Lean. Mais il y a la réalité de l’homme qui a inscrit son parcours dans la terre de l’actuelle Jordanie en contribuant à fédérer les diverses tribus bédouines et à les entraîner à se libérer de la tutelle turc lors de la Première Guerre mondiale. Il y a aussi et surtout celui dont la mort reste presque aussi énigmatique que la vie et l’auteur d’un chef-d’oeuvre : Les sept piliers de la sagesse.
Oui, Lawrence d’Arabie, né le 16 août 1888 au pays de Galles, avait tout pour séduire un metteur en scène tel que David Lean, amoureux des grands espaces et des aventures hors du commun. Le film aux 7 Oscars, qu’il lui a consacré, compte parmi les grandes réussites du 7e Art, de par la beauté fulgurante des images et de l’aventure intelligemment relatée de l’homme qui voulut être arabe parmi les arabes, ayant subi l’envoûtement de ces défilés et de ces vallées qui offrent des paysages fantastiques avec leurs dunes de sable rouge et leurs roches ouvragées par le vent, sur lesquels passent des nuits étonnement étoilées et des jours intensément bleus.
N’oublions pas que le film doit beaucoup à l’interprétation d’acteurs chevronnés comme Anthony Quinn, Peter O’Toole, Alec Guinness, Jack Hawkins, José Ferrer et d’un nouveau venu qui crevait déjà l’écran en prince noir, découvert par Youssef Chahine, le libanais-égyptien Omar Sharif ; sans oublier la musique de Maurice Jarre que le commandant de bord, lors de notre croisière, ne manqua pas de diffuser lors de notre entrée dans le port d’Aqaba.
Portrait de Thomas Edward Lawrence ( 1888 – 1935 )
Héros pour les uns, mystificateur pour les autres, cet aventurier a traversé l’histoire avec panache et achevé curieusement sa vie animé du désir obsessionnel de l’anonymat. En 1914, Lawrence, jeune archéologue en mission dans le Moyen-Orient, refusé dans l’armée active pour raisons de santé, réussit à se faire accepter comme agent dans l’Intelligence Service. Un renouveau du nationalisme arabe s’étant produit dans les années précédant immédiatement la Grande Guerre avec le mouvement des « jeunes turcs », l’Angleterre, et particulièrement Lord Kitchener, a l’idée de gagner à la cause alliée les forces turques de Mésopotamie et de susciter une révolte capable de provoquer le démembrement de l’empire de Constantinople. Pour préparer ce soulèvement, Lawrence est dépêché auprès de l’émir Fayçal ibn Hussein et de Hussein, son père, grand cheriff de la Mecque, rallié à la cause anglaise. Il s’agissait d’une mission destinée à servir les seuls intérêts anglais, bien entendu. Mais elle provoque chez Thomas Edward Lawrence le réveil d’un vieux rêve de jeunesse poursuivi depuis ses années d’étudiant à Oxford.
L’agent de l’Intelligence Service cesse bientôt de voir dans la révolte un simple moyen. Elle devient à ses yeux une fin prestigieuse. Il s’agit de créer une nation nouvelle et de faire revenir au monde une influence perdue, de donner à 20 millions de sémites les fondations sur lesquelles bâtir un château de rêve avec les inspirations de leur pensée nationale.
Bédouins dans le désert du Wadi Rum
L’entreprise échouera, car sans détromper les Arabes, il est évident que Lawrence, malgré et contre ses voeux, ne cessa de servir la cause britannique. » L’honneur – écrivit-il – ne l’avais-je pas perdu l’année précédente, quand j’avais affirmé aux Arabes que les Anglais tiendraient leurs engagements ? » Mais plus profondément, le projet d’une résurrection politique du monde arabe est un rêve que le jeune colonel oublia d’asseoir sur de solides bases historiques. Il avait recherché l’âpre sentiment de la totale indépendance que lui conférait cette force guerrière cimentée par une pure idée. » Nous étions une armée concentrée sur elle-même, sans parade ni geste, toute dévouée à la liberté, la seconde des croyances humaines » – écrira-t-il. Pour gagner les Arabes, le colonel avait voulu les imiter, empruntant leurs habits, leurs rites, afin qu’eux-mêmes, le jour venu, l’imitent à leur tour. Mais cela était-il possible ? Lawrence le reconnaîtra lui-même et notera dans ses mémoires :
» Comment se faire une peau arabe ? Ce fut de ma part affectation pure. Il est aisé de faire perdre la foi à un homme, mais il est difficile ensuite de la convertir à une autre. Ayant dépouillé une forme sans acquérir de nouvelle, j’étais devenu semblable au légendaire cercueil de Mohammed. »
Malgré lui, le colonel Lawrence est resté un étranger pour les Arabes. La solitude a marqué son destin d’une sceau indélébile. Avec lui, on atteint au point extrême de la rêverie politique. Lawrence est de la race des Chateaubriand, des Barrès et, plus proche de nous, d’un Malraux. » Les rêveurs du jour – notera-t-il en songeant à lui-même – sont des hommes dangereux, car ils peuvent jouer leur rêve les yeux ouverts et le rendre possible. C’est ce que j’ai fait. »
Si son entreprise lui plait, ce n’est pas tant pour le bonheur à venir d’un peuple que comme la plus belle figure de ses songes. Si bien que l’on peut se demander si l’échec n’a pas été volontaire et destiné à préserver la pureté du rêve : moins que la conquête, c’est l’effort qui exalte le jeune colonel.
» Je t’aimais,c’est pourquoi, tirant de mes mains ces marées d’hommes, j’ai tracé en étoiles ma volonté dans le ciel, afin de gagner la liberté, la maison digne de toi. »
Et il ajoute : » Quand une chose était à ma portée, je n’en voulais plus. Ma joie était dans le désir. »
L’aventure pour Thomas Edouard Lawrence ressemble beaucoup à ce salut par l’art qui tentait les écrivains de la fin du XIXe siècle. Lawrence n’édifia point l’empire arabe mais, qu’importe l’échec ou le succès de l’entreprise !, si cette dernière lui a permis de façonner quelque oeuvre d’art. L’auteur était trop lucide pour ne pas se l’avouer : – ma guerre était trop méditée, parce que je n’étais pas soldat, mes actes étaient trop travaillés parce que je n’étais pas un homme d’action. » Je n’avais eu – poursuivait-il – qu’un grand désir dans mon existence – pouvoir m’exprimer sous quelque forme imaginative, – mais mon esprit trop diffus n’avait jamais su acquérir une technique. Le hasard, avec un humour pervers, en me jetant dans l’action, me donnait une place dans la révolte arabe contre l’occupant turc et m’offrait ainsi une chance en littérature, l’art-sans-technique ! »
Ainsi le colonel Lawrence a-t-il jugé son épopée dans les sables du désert. Rentré en Grande-Bretagne aussitôt la fin de la Grande Guerre, il devint le conseiller de Winston Churchill et obtint que la couronne d’Irak revint au prince Fayçal ( 1883 – 1933 ) qui venait de perdre le trône de Syrie. A la fin de 1926, il fut assigné à une base en Inde et y restera jusqu’en 1928, date à laquelle il sera rappelé à Londres à la suite de rumeurs infondées d’espionnage en Afghanistan. Le 13 mai 1935, alors qu’il roulait à vive allure à moto, il perdra le contrôle de son engin en voulant éviter deux jeunes cyclistes et mourra des suites de cet accident 6 jours plus tard. Il repose dans un petit cimetière du Dorset.
Etait-il un agent secret, était-il homosexuel comme certains textes pourraient le laisser supposer, sa mort fut-elle vraiment accidentelle ? Autant d’énigmes qui n’ont pas été élucidées. Il existe des destins qui semblent verser naturellement dans l’univers romanesque. Celui de Thomas Edward Lawrence est de ceux-là. Pour certains, il aurait combattu son homosexualité en s’imposant une vie d’ascète faite d’exercices physiques, de travail et de privation. Ce serait la clé de son étrange et mystérieuse personnalité et de l’intérêt qu’il n’a cessé d’inspirer.
Les sept piliers dans le désert de Wadi Rum qui ont inspiré le titre des mémoires de Thomas Edward Lawrence