Parmi les livres les plus insolites de cette année, figure sans conteste La Fabuleuse histoire du clitoris (Editions Blanche, 224 pages, 16 €) du sexologue Jean-Claude Piquard. Insolite, mais aussi passionnant, iconoclaste, remarquablement documenté et diablement utile, dans la mesure où il constitue un complément aussi facile à aborder qu’érudit à la campagne « Osez le clito ! » mise en place depuis quelques mois par l’association « Osez le féminisme ! »
L’auteur part d’un constat qui, finalement, ne surprendra guère : dans l’enseignement secondaire, les cours d’éducation sexuelle, rattachés aux « Sciences de la vie et de la terre », se limitent à évoquer les fonctions reproductives et les infections sexuellement transmissibles. En d’autres termes, l’accent est mis sur la procréation (les organes internes) et les dangers de la sexualité, sans tenir compte d’une dimension pourtant fondamentale d’un point de vue humain : le plaisir. Une vision fort conservatrice, comme s’il s’agissait de remplir de mauvais gré une obligation en assurant un service minimum, qui n’est d’ailleurs pas le propre de la France. Le tollé soulevé par les catholiques espagnols contre un nouveau programme d’éducation sexuelle abordant la masturbation, ou la pétition récente demandant l’interdiction de ces cours en Suisse alémanique, prouvent combien le sujet est encore tabou en ce début de XXIe siècle, combien la pression sociale, longtemps influencée par le puritanisme religieux, reste assez vive, dans une Europe cependant laïcisée, pour occulter la meilleure part de la sexualité.
Un tel silence n’est pas sans conséquences : selon une étude réalisée en milieu scolaire, seulement 49% des filles de 4e et 74% des filles de 3e disent avoir un clitoris, tandis que 66% de ces dernières ignorent encore à quoi il sert… Capables de dessiner peu ou prou les organes internes, garçons et filles semblent ne guère connaître les organes externes féminins, faute d’information. On ne s’étonnera pas, dès lors, que les adolescents cherchent à assouvir leur légitime curiosité à travers la presse, les conversations avec leurs pairs, voire l’accès à la pornographie.
Or, l’auteur le rappelle fort bien, l’unique fonction du clitoris est de procurer du plaisir. Voilà pourquoi il est si absent des manuels et, même… des recherches médicales ! L’histoire de cet organe montre d’ailleurs combien la science, souvent facteur de progrès, peut aussi s’inscrire à l’origine de régressions.
En effet, tant que les croyances de la médecine antique (Hippocrate, Galien) restèrent en vigueur, selon lesquelles le plaisir féminin était indispensable au processus de la procréation (au nom de la théorie des humeurs), le clitoris fit l’objet d’études anatomiques et fut qualifié, dès la Renaissance, de « siège du plaisir de la femme ». Même l’Eglise avait dû se résoudre à le légitimer, en dépit de sa haine du corps et du plaisir – Innocent III n’avait-il pas écrit : « qui ne sait que le coït, même conjugal, ne peut s’accomplir sans le prurit de la chair, l’ardeur de la convoitise, la puanteur de la luxure » –, pour favoriser la fécondation et empêcher que de « mauvaises pensées » ne viennent aux femmes. Aux femmes seulement, bien sûr…
En revanche, lorsque les travaux de Spallanzani, puis d’Oskar Hertwig et de leurs contemporains permirent de découvrir le rôle combiné du spermatozoïde et de l’ovule dans la reproduction, la réaction du corps médical fut unanime : condamner fermement la masturbation. On connaît notamment l’ouvrage délirant du docteur Samuel Tissot, L’Onanisme (1760), qui fit autorité jusqu’au début du XXe siècle ; d’autres, tout aussi imbéciles, furent spécifiquement consacrés aux femmes, comme Des égaremens secrets ou de l’onanisme chez les personnes du sexe (1830).
Cet alibi médical fut accueilli comme une divine providence. Là où l’Eglise perdait peu à peu de son pouvoir coercitif sur les corps, l’ordre social masculin bénéficiait soudainement d’une caution pseudo-scientifique qui lui permettait d’encadrer plus strictement la sexualité, notamment féminine. Qu’il se soit agi, pour les Etats, de favoriser une politique nataliste, pour les armées de disposer à discrétion de chair à canon, pour la bourgeoisie industrieuse de mobiliser les forces vitales en direction de la production ou, plus simplement, pour les hommes de contrôler la légitimité de leur filiation (et de laisser croire que la pénétration restait l’alpha et l’oméga de l’acte sexuel…) tout prétexte fut bon pour terroriser et culpabiliser plusieurs générations. Wilhelm Reich avait déjà brillement démontré combien, derrière l’ordre moral religieux ou civil, se dissimulaient des motivations purement idéologiques et économiques. L’auteur parvient ici à des conclusions similaires.
Des clitoridectomies massives pratiquées dans l’Allemagne du XIXe siècle aux théories phallocentriques de Freud sur l’orgasme vaginal, Jean-Claude Piquard passe en revue l’arsenal répressif, plus féroce encore dans les sociétés protestantes, qui s’abattit sur le clitoris, organe de plaisir, donc ne servant à rien, voire dangereux ou subversif. Ce qui explique sa disparition des dictionnaires et des planches anatomiques, encore à la fin des années 1960 !
Qu’en est-il aujourd’hui ? L’auteur l’affirme, « la grande vague puritaine du XXe siècle est encore là, sournoisement. » Et l’on peut savourer, dans les dernières pages de son essai, des lignes si peu politiquement correctes au cœur du néopuritanisme qui envahit notre espace social actuel, que l’on désespérait de les lire un jour : « Nous avons besoin de représentations pour pouvoir nommer et surtout conceptualiser les choses […] Or, l’accès à l’image du sexe reste restreinte. Dans de nombreux films grand public, la seule pénétration du corps visible à l’écran est faite par une arme ou une balle, donc dans une situation d’atteinte mortifère de l’intégrité corporelle. Les enfants peuvent regarder la destruction du corps sans problème, cela n’inquiète pas grand monde. En revanche, ils n’ont pas le droit aux images de corps qui s’aiment ! […] Et bien que socialement peu reconnue, la pornographie est actuellement le seul media qui nous permet de voir des corps nus, sexués et sexuellement actifs. […] On comprend donc que si la pornographie a pris tant d’importance, c’est que la place de la représentation du sexe était vide, vacante, désertée par notre culture pudibonde. » Voilà qui éclaire d’un autre jour ce phénomène autour duquel Jean-Paul Brighelli, dans son essai La Société pornographique, avait voulu créer une panique morale aux relents populistes.
Or, la pornographie, il faut le reconnaître, véhicule prioritairement le standard freudien de l’orgasme vaginal. Et les intéressantes tentatives féministes de proposer une pornographie alternative, qui donnerait un tout autre rôle à la femme, tombent, comme les productions classiques, sous le coup de la classification X, sanction bien plus moralisatrice qu’opportune, qui risque de décourager ces initiatives originales.
Mais l’auteur ouvre dans sa conclusion une perspective particulièrement intéressante en notant : « il serait temps que les arts se réapproprient le sexe, le magnifient dans toute sa beauté. » L’art, avec sa faculté de remise en question des normes sociales, appelé à la cause ? Voilà qui serait, en effet, une approche des plus attractives.
Illustrations : Planche anatomique 3D – Orchidée.
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