Difficile de parler d’une crémation karen sans risquer de tomber dans le pathos. Difficile de montrer des photos auxquelles nous ne sommes pas habitués, d’où une légère hésitation à démarrer cette note. Mais la mort est indissociable de la vie. Ce que nous avons parfois oublié dans nos civilisations occidentales. Ce n’est pas le cas ici chez les karens, alors je vais tâcher d’utiliser des mots simples pour parler de mon expérience d’aujourd’hui, c’est-à-dire de la mort dans sa simplicité et son évidence, la mort qu’on peut regarder en face, sans honte, sans dégoût, sans répulsion. Parce qu’elle fait partie de la vie.
Mae Thob m’embarque ce matin sur sa petite moto et me dit : « J’ai appris qu’il y avait une crémation dans un village karen à une vingtaine de kilomètres. Je t’y emmène teacher ». Mes derniers souvenirs de crémation remontent à Bali : un rajah mort depuis des mois, une fête splendide, gongs, pétards, costumes, cercueil en forme de vache de carton bouilli… Et puis, (mais vu de loin), une de ces fameuses crémations sur les ghâts de Bénarès… « De la mort naît la vie, de la vie naît la mort ». Tout est dit.
Le chef du village nous accueille et nous sommes conviés à écouter les discours des moines, puis à partager le repas. C’est la communauté qui participe aux frais de la cérémonie et de la nourriture. L’évènement en soi est plutôt joyeux. Le chef du village qui parle au nom de la veuve et des enfants du défunt me demande de prendre des photos, photos que je pourrais ensuite offrir à la famille. On pose devant le cercueil avec le portrait du défunt dans les bras, un homme de 74 ans.
Je ne voudrais pas tomber dans le voyeurisme, je n’ai pas vécu la journée de cette facon. J’étais prise dans un des rites sacrés et populaires des karens, tout simplement. Mes photos ont besoin d’être mises en perspective, c’est-à-dire dans le contexte bouddhiste, et j’insiste, le bouddhisme pratiqué par les karens, peuple de la forêt.
« A ma naissance » me raconte Mae Thob, « ma mère a enterré le cordon ombilicale dans le creux d’un arbre devenu sacré, l’abattre serait un sacrilège ». Un geste symbolique. « Je viens de là, de la terre, de l’arbre, et j’y retournerai comme cet homme aujourd’hui qui va être rendu à la forêt ».
Et puis très vite, il me demande : « Teacher, c’est quoi le but ultime de ta vie, ta philosophie » ? J’avoue être alors partie dans des explications un peu embrouillées où se mêlaient un christianisme refoulé, quelques principes bouddhistes acquis au cours de mes voyages. Enfin du blabla. Mae Tob est poli, il m’écoute, même s’il ne comprend pas tout. Quand j’en ai terminé, il me dit : « Pour moi, pour nous, c’est juste le silence. Tu comprendras tout à l’heure ».
Le repas est pris rapidement, assis par terre dans la maison d’un des fils du défunt, Tout le monde est gai. Des fous rires éclatent, et pas du tout le genre de fous rires nerveux qu’on se paye parfois à un enterrement en Europe pour des raisons de tension, de fatigue etc… non, des fous rires francs, sonores, comme le rire des karens en général.
La crémation proprement dite a lieu après le repas, dans une clairière vers laquelle tout le village s’achemine en bavardant sous un soleil ardent et une moiteur épuisante.
« Cet homme est-il allé à l’hôpital ? » je demande. (Il était en partie paralysé). « Non, pourquoi faire ? Il savait que son temps était venu. Pourquoi lutter contre ça ? Ce qui caractérise le bouddhisme – et nous sommes élevés dans cet esprit – c’est l’impermanence. Notre corps n’est qu’une enveloppe que nous avons empruntée le temps de cette vie ci. A la mort nous la restituons, elle ne nous appartient plus. Nous sommes habitués à cette idée. La mort ne nous effraie pas. Tu ne vois personne pleurer. Parce que chacun était préparé à cette mort. Pas seulement à celle de cet homme, mais à la nôtre aussi ».
On transporte le cercueil de sa stèle sur laquelle il était posé jusqu’au bûcher. Et, je n’en crois pas mes yeux, le cercueil est ouvert et le chef du village invite toutes les personnes à venir regarder le défunt une dernière fois. Invitée, je ne peux me résoudre à y aller. L’un des fils s’empare de ma petite caméra et prend des photos de son père dans le cercueil, puis me rend l’appareil. Naturellement.
Il est 1 heure de l’après-midi. Pas d’ombre, même si la forêt est tout autour de nous.
Le chef du village d’un coup de machette, ouvre une noix de coco, symbole de pureté absolue, et en répand le lait sur le visage du défunt, puis quelqu’un verse de l’essence sur son corps et un des moines fait partir le feu à l’aide d’une torche.
A partir de ce moment, presque toute la communauté quitte le site pour rentrer à la maison, des pétards claquent dans l’air.
« Son âme s’en va, rejoindre une autre vie, accomplir ce qu’elle n’a peut-être pas accompli dans cette vie ci ».
Le corps se rétracte sous l’effet de la chaleur et des flammes et les mains se dressent comme une prière vers le ciel (réaction chrétienne !). Comme une offrande. Je ne veux pas parler de mon émotion.
C’était- non pas touchant – c’était juste beau comme la vie, beau et simple comme la vie des Karens, aussi fort qu’une naissance. Simplement une étape de cette vie. Avant la prochaine…
From the house of the man… Serenity
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