Une fois encore, Michel Onfray parvient à nous surprendre ; il débarque sur un rivage où on ne l’attendait pas. Son dernier ouvrage, Le Recours aux forêts (Galilée, 76 pages, 14 €) porte un sous-titre : « La Tentation de Démocrite ». En le recevant, à la lecture de la couverture, j’avais imaginé qu’il s’agissait d’un essai philosophique, bien que le volume fût un peu mince pour un tel exercice. La surprise fut donc grande de découvrir au fil des pages un très beau texte poétique où l’autobiographie transparaît et qui finalement, sous cette forme non-conventionnelle, aborde la philosophie d’une manière bien plus attractive qu’un long pensum.
Avec ce texte, l’auteur reprend une tradition qui avait été interrompue par la philosophie allemande du XVIIIe siècle. Là où, auparavant, les philosophes n’hésitaient pas à utiliser le récit, voire l’humour, pour mieux illustrer et transmettre leurs messages, les Allemands avaient privilégié la rigueur affectée de traités rébarbatifs, comme si la profondeur de leurs pensées avait dû se mesurer à l’aune de l’ennui ressenti par le lecteur. L’influence de cette austérité, supposée gage de sérieux, sur la philosophie s’étend, hélas, jusqu’à aujourd’hui, tous pays confondus ; c’est pourquoi on ne peut que saluer un livre comme Le recours aux forêts, qui, outre sa réelle dimension littéraire, se présente comme un texte d’abord facile, agréable et esthétique.
Dans sa « P ostface en forme de préface » que je conseillerais volontiers de lire avant d’aborder le vif du sujet, Michel Onfray en esquisse la genèse : il s’agit, notamment de la sollicitation d’un homme de théâtre, Jean Lambert-wild – un pèlerinage improbable et finalement avorté aux Etats-Unis, sur les traces… d’une communauté fouriériste ! Au passage, l’auteur épingle avec un humour au vitriol (pp. 68-69) un précédent voyage en Amérique, celui qu’effectua BHL et dont il tira American Vertigo. Un second projet fut élaboré, vers l’Islande cette fois. Je ne recommanderai jamais assez, pour avoir eu la chance de m’y rendre à de nombreuses reprises, de visiter cette île aux paysages lunaires, aux fureurs terrestres des premiers âges dont volcans et geysers témoignent au quotidien, ce pays où l’on pêche encore le saumon sauvage en pleine ville, comme à l’époque des Sagas médiévales.
« Dans ce lieu, l’écologie véritable devient sagesse universelle : non pas l’écologie mondaine, urbaine, l’écologie morale, l’écologie devenue religion d’après les religions, mais la philosophie d’un rapport virgilien à la nature […]. »
Sans, in fine, s’y être rendu, Michel Onfray vient, en quelques lignes, de saisir cette caractéristique écosophique de l’Islande. Point en effet, sur cette terre de glace et de feu, caressé au sud-ouest par le Gulf Stream, de télécologistes se délectant, à l’instar des télévangélistes, de nous annoncer l’apocalypse à grands renforts d’images dont la dimension émotionnelle exclut toute pensée rationnelle ; point non plus d’écojettseteurs cyniques nous exhortant à un renoncement dont ils savent eux-mêmes si bien s’affranchir ou s’empressant de nous culpabiliser sans se soucier de leurs propres turpitudes. Le rapport à la nature des Islandais relève de l’ontologie. Là-bas, belle ou mortelle, cette nature est respectée, acceptée au point que – beaucoup d’habitants me l’avaient dit – chacun se sent prêt, sans terreur aucune, à découvrir un volcan émergeant dans son jardin après une bonne nuit de sommeil. Rapport romantique aussi, comme le suggère la légende (en est-ce bien une ?) relatant que la fille du propriétaire de la magnifique chute de Gullfoss, Sigridur Tómasdóttir, avait menacé, dans le courant du XXe siècle, de se jeter dans ses eaux limpides si un jour elle devait disparaître dans le vaste projet d’une centrale hydroélectrique qui, heureusement, fut abandonné.
Si ce second voyage envisagé avorta, comme le premier, Michel Onfray, à la faveur de lectures préparatoires, puisa dans les Sagas islandaises la notion du recours aux forêts, cette tradition d’offrir aux condamnés, aux proscrits exclus de la communauté, la possibilité de trouver refuge dans une forêt, à ses risques et périls. On pense naturellement à Ernst Jünger et à son Traité du rebelle, le « Waldgänger » désignant, à la fois, le rebelle et celui, précisément, qui a recours aux forêts :
« Nous appelons ainsi celui qui, isolé et privé de sa patrie par la marche de l’univers, se voit enfin livré au néant. Tel pourrait être le destin d’un grand nombre d’hommes, et même de tous – il faut donc qu’un caractère s’y ajoute. C’est que le Rebelle est résolu à la résistance et forme le dessein d’engager la lutte, fût-elle sans espoir. Est Rebelle, par conséquent, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le fatalisme. »
D’une manière différente, et sous le signe « de l’histoire et de l’hédonisme, du mal et d’un antidote possible », l’auteur se fait lui-même rebelle, en tant que celui qui n’accepte pas le jeu social tel qu’il se présente, avec sa face de méduse. Sans attendre que cette société le bannisse pour son indépendance d’esprit, il lui décerne un beau pied de nez en s’exilant lui-même – un exil volontaire qui n’a rien d’une sanction, mais tout d’un choix de vie. Il suit l’exemple de Démocrite qui, « après avoir beaucoup voyagé […], sondé la profondeur maligne de l’âme humaine, expérimenté l’étendue de la méchanceté du monde, se fit construire une petite maison au fond de son jardin pour y vivre le restant de ses jours. » Tel est le point de départ de ce texte de commande.
Dans la première partie de son livre, « Permanence de l’apocalypse », Michel Onfray dresse un catalogue des noirceurs de l’homme, de ses jalousies, ses envies de pouvoir, ses folies religieuses : « Les solstices et les équinoxes se remplacent / Mais nul repos, nul répit pour la mort que / les hommes infligent aux hommes. » Rien n’échappe à son œil acéré d’observateur attentif dans ce triste état des lieux, ni l’injustice, ni la trahison, ni l’intolérance, ni l’hypocrisie, ni la violence. Ni les escroqueries intellectuelles, comme celles dénoncées dans ces lignes : « J’ai vu des philosophes / De loin / Sans jamais partager leurs tables / Car les philosophes me font rire plus encore que les autres / […] La plupart donnent des leçons / Se voulant maîtres des autres sans être maîtres d’eux-mêmes ! » Naturellement, toute ressemblance avec des philosophes existants ou ayant existé, etc., etc.
Face à ce constat, Michel Onfray propose une démarche, ce recours aux forêts, cette cabane au fond du jardin (« J’y vais pour y vivre en paix avec moi-même / Donc avec le monde ») dans laquelle l’homme peut redécouvrir la nature et se fondre en harmonie avec les éléments qui la composent. Il la décrit, aucun de ses détails ne manque. Cette seconde partie du texte se présente comme un véritable hymne à la nature ; ceux qui, dans leur enfance, n’ont pas, au moins un moment, vécu à la campagne ne pourront tout à fait comprendre, tant les sensations présentées ici font appel à l’émerveillement et à la découverte qui sont l’apanage de la prime jeunesse. Cette relation avec la nature n’est pas celle, fantasmée ou faussement idéalisée, des bobos. En revanche, elle s’apparente à une communion avec le cosmos – jusqu’à la mort sereinement acceptée – et rappelle singulièrement celle dont parle Lucrèce dans La Nature des choses.
Publié sous forme de livre, ce texte de Michel Onfray va faire l’objet d’un spectacle, sous la direction de Jean-Lambert-wild, sur une musique de Jean-Luc Therminarias et une chorégraphie dont on peut attendre beaucoup, puisqu’elle a été confiée à Carolyn Carlson. La création aura lieu du 16 au 20 novembre 2009 à la Comédie de Caen, théâtre d’Hérouville, dans le cadre du festival « Les Boréales », puis la troupe se produira en tournée dans plusieurs villes de France jusqu’en mars 2010.
Illustrations : Michel Onfray – Démocrite, gravure – Le Recours aux forêts, spectacle © Comédie de Caen.
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