En 1844, Théophile Gautier publia une nouvelle, Le roi Candaule, qui s’inspirait de récits d’Hérodote, de Platon et de quelques autres auteurs antiques. Cette histoire, où l’amour, la vanité, la trahison et le sang se mêlent, mettait notamment en scène l’épouse du roi de Lydie, Nyssia, fille du satrape Mégabaze, donc perse de naissance et de culture. Nyssia, comme ses compatriotes, refusait d’exposer tout ou partie de son corps à d’autres qu’à son mari.
Gautier notait ainsi :
« Ceux de Persépolis, d’Ecbatane et de Bactres, attachant plus de prix à la pudicité du corps qu’à celle de l’âme, regardent comme impures et répréhensibles ces libertés que les mœurs grecques donnent au plaisir des yeux, et pensent qu’une femme n’est pas honnête, qui laisse entrevoir aux hommes plus que le bout de son pied, repoussant à peine en marchant les plis discrets d’une longue tunique. »
Ailleurs, l’auteur soulignait encore : « la pudeur du corps est poussée par les nations orientales à un excès presque incompréhensible par les peuples d’Occident. » L’héroïne de la nouvelle y était clairement décrite le visage entièrement recouvert d’un voile. L’action se situait dans l’Antiquité, plus d’un millénaire avant l’Hégire ; elle prouve donc que le voile intégral était en vigueur dans certaines régions du Proche-Orient pendant la période préislamique et qu’il s’agissait, non d’une prescription religieuse, mais d’une coutume tribale typique de sociétés fortement patriarcales que certains pays maintiennent encore en vigueur aujourd’hui. Comme l’indique l’anthropologue des religions Malek Chebel dans son essai, L’Islam expliqué (Perrin, 249 pages, 8 €) : « Ce vêtement s’explique par une propension clanique ancienne qui consistait à voiler la femme au reste de la tribu, tant pour des raisons de pudeur mal comprises que pour préserver le prestige et l’honorabilité des épouses, leur chasteté aussi. »
La première prescription religieuse du port du voile – non intégral, il est vrai – pour les femmes a été identifiée chez Paul de Tarse, au Ier siècle, dans la première Epitre aux Corinthiens (11, 2-12) : « le chef de tout homme, c’est le Christ ; le chef de la femme, c’est l’homme et le chef du Christ, c’est Dieu. Tout homme qui prie ou prophétise, le chef couvert, fait honte à son chef. Toute femme qui prie ou prophétise, le chef non voilé, fait honte à son chef […] L’Homme, lui, ne doit pas se couvrir le chef, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu ; quant à la femme, elle est la gloire de l’homme […] Voilà pourquoi la femme doit avoir un signe de sujétion sur le chef. » Pour les trois monothéismes, nés au cœur de sociétés dominées par les hommes, l’égalité des sexes n’était pas imaginable, mais la définition par Paul du voile porté par la femme en tant que signe de sujétion est particulièrement significative d’un état d’esprit et surprendra sans doute plus d’un lecteur, l’Eglise demeurant, de nos jours, plutôt discrète sur cet extrait de l’épitre.
Dans le Coran, deux sourates évoquent le voile. La sourate XXIV, verset 31 dispose (édition Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 434) : « Dis aux croyantes : de baisser leurs regards, d’être chastes, de ne montrer que l’extérieur de leurs atours, de rabattre leurs voiles sur leurs poitrines, de ne montrer leurs atours qu’à leurs époux […] » Par ailleurs, on trouve, dans la sourate XXXIII, le verset 59 (ibid., p. 523) : « Ȏ Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles : c’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées. » Incidemment, on remarquera qu’aucune mention similaire n’est incluse dans la Sourate IV, qui codifie pourtant le statut des femmes.
Quoi qu’il en soit, ces textes recèlent une certaine ambiguïté car aucun n’évoque explicitement, contrairement à l’Epitre aux Corinthiens, le port d’un voile sur la tête – les « atours » désignant, selon de nombreux commentateurs, la poitrine. Toutefois, les quatre écoles de pensée religieuse sunnites les ont interprétés dans le sens d’un chef voilé. En revanche, le voile intégral (niqab plutôt que burqa, typique de l’Afghanistan et de régions tribales du Pakistan) n’est, de l’avis des principaux théologiens et du CFCM, aucunement une prescription de l’Islam. Il faudrait plutôt y voir une dérive interprétative de quelques « sectes » intégristes, voire, parfois, un aménagement de coutumes claniques. Selon Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l’Orient, le voile intégral serait apparu au début du VIIIe siècle dans la péninsule arabique, sous l’influence de l’école des Hanbalites, pour se développer au XVIIIe siècle, avec les Wahhabites et, plus récemment, les Salafistes.
Le port du niqab n’est effectif en Europe que depuis quelques années. La Grande-Bretagne, que sa politique libérale en matière de communautarisme religieux a transformée de facto en tête de pont des mouvements intégristes, fut la première à les voir apparaître. Aujourd’hui, ce phénomène, bien que très marginal, connaît un réel développement en France et chez nos voisins européens. La principale question qui se pose à nous est de tenter d’identifier les motivations d’une telle pratique, si éloignée de nos valeurs. Pour ce faire, nous ne disposons que d’une statistique du ministère de l’Intérieur, qui, si elle se révèle exacte, permet d’esquisser une grille de lecture. En effet, sur une estimation de 1900 femmes portant le voile intégral dans notre pays, 90% auraient moins de 40 ans, 65% seraient françaises et 25% seraient des converties nées dans des familles non musulmanes. Porter le voile intégral, dans un pays laïc, n’est jamais dénué de signification ; il s’agit évidemment d’un message adressé à la sphère publique. Sans doute y a-t-il, parmi les 10% de femmes de plus de 40 ans, des personnes âgées qui choisissent le port du voile par respect de la tradition, sans que leur geste ne comporte de connotation délibérément politique. En revanche, les motivations des femmes de moins de 40 ans font question, car elles mettent en jeu la relation de l’individu avec la société dans laquelle il vit.
Le voile intégral imposé par le mari ou les hommes de la famille correspond à une réalité ; il s’agit là d’une prison de tissu dont le fondement même s’oppose aux principes républicains, lesquels ne peuvent accepter un symbole de soumission à un clan, nécessairement masculin, qui trahit une inégalité des sexes. Cette imposition repose sur une lecture littéraliste et politique du corpus coranique ; il faut cependant distinguer, d’un côté, les mouvements intégristes à vocation séparatiste, qui ne créent d’obligation qu’aux membres de leurs groupes et, de l’autre, les mouvements prosélytes animés d’un objectif liberticide sous-jacent, qui voudraient étendre cette obligation à l’ensemble des femmes musulmanes. Parmi ces derniers, une sous-catégorie est en outre apparue, notamment au Liban et, semble-t-il, plus récemment en France : il s’agit de groupes qui proposent aux femmes de porter le voile moyennant rémunération. Celle-ci s’élève, au Liban, de 250 à 500 $ mensuels selon le type de voile (simple ou tchador), elle avoisinerait, sur notre territoire, les 750 € pour un niqab. Ce phénomène, encore confidentiel, paraîtra peut-être dérangeant aux partisans de l’angélisme, il n’en demeure pas moins une réalité de terrain.
Par ailleurs, on ne peut négliger un autre aspect, plus complexe et tout aussi dérangeant : la part d’aliénation plus ou moins volontaire consentie par une partie des femmes qui portent ce voile. Inconcevable et incompréhensible dans les cultures occidentales individualistes, où l’expression de l’ego se définit prioritairement par des choix personnels caractérisés par l’autonomie de la volonté, cette acceptation du sacrifice d’une partie des libertés individuelles se rencontre très fréquemment dans les cultures communautaires (« individualiste » et « communautaire » étant à prendre, non comme un jugement de valeur, mais au sens où l’entend le psychologue et spécialiste de l’interculturel Gert Hofstede).
L’ego ne se définit alors qu’en fonction de la position occupée par l’individu au sein du groupe auquel il appartient. Dans un tel environnement, la pression sociale joue pleinement un rôle normatif. Chaque membre de la communauté, se croyant comptable d’un ordre social défini par une série d’obligations et d’interdits sensés préserver l’harmonie, se chargera alors de rappeler au contrevenant le respect des règles communes ; la famille se sentira atteinte dans sa respectabilité si l’un de ses membres venait à déroger à ses obligations (version exacerbée du « qu’en dira-t-on », qui affecte son image vis-à-vis du groupe), l’individu lui-même évitera de privilégier son intérêt dans la crainte de se trouver sanctionné ou ostracisé – une mesure qui, dans une culture communautaire, équivaut à ne plus exister. En retour, l’individu en question attendra du groupe protection et assistance. Or, il se trouve que ce modèle culturel est celui des pays où l’Islam se présente comme la religion dominante ; il se trouve en outre que la religion musulmane elle-même, dans la mesure où elle codifie avec précision les comportements de ses adeptes jusque dans leur quotidien le plus intime, participe à construire l’environnement communautaire dans lequel ils doivent évoluer.
Cet éclairage permet de mieux comprendre un paradoxe que souligne Malek Chebel dans son essai : « Le paradoxe fait ainsi que le voile est l’une des opportunités pour la femme de s’arroger des droits nouveaux (conduire une voiture, aller au travail), et qu’elle ne l’aurait guère défendu sans cela. […] C’est l’une des explications, au-delà de la foi, bien sûr, qui pousse des femmes musulmanes à se rapprocher du modèle social dominant, celui de la non-mixité de fait et du marquage violent de cette séparation des sexes. Après avoir fréquenté les bureaux et l’usine, connu l’université, voyagé, certaines femmes se mettent à porter le voile et évitent ostensiblement la gent masculine de façon à ne jamais être prises en défaut par leurs milieux proches. » Le propos, ici, s’applique certainement davantage au voile simple laissant le visage apparent (hijab, voire tchador) qu’au voile intégral ; pour autant, le paradoxe demeure. Celui-ci n’a toutefois rien de rassurant, dans la mesure où les cultures communautaires peuvent, à la faveur de mutations rapides de leurs valeurs, devenir oppressives : ainsi, avec le temps, on peut craindre que la multiplication et la banalisation du niqab pèseront de plus en plus sur les femmes qui ne le portent pas et accentueront sur elles une pression sociale à laquelle elles peineront à résister.
Il convient encore de distinguer du voile intégral imposé, et de celui porté pour se ménager une tranquillité sociale (ou par conviction religieuse) celui porté par militantisme, c’est-à-dire arboré peu ou prou comme un étendard politique. En net développement depuis plusieurs années dans les pays musulmans qui ne l’imposent pas, voire le considèrent avec suspicion (Maghreb, Egypte, Liban, Turquie, etc.), ce niqab se répand aujourd’hui dans toute l’Europe, et singulièrement en France. Il est probable qu’un certain nombre de femmes portant le voile intégral âgées de moins de 40 ans, de nationalité française, et de femmes converties nées dans des familles non musulmanes (pour reprendre les catégories établies par la statistique du ministère de l’Intérieur) correspond à ce profil. La signification, à peine implicite, du voile intégral militant peut être comprise comme un message d’opposition, voire d’hostilité, en tout cas comme un défi communautariste lancé aux Etats et aux sociétés perçus comme injustes ou non conformes à un modèle radical. Ainsi, l’opposition aux pouvoirs en place dans certains pays musulmans, en raison de leur corruption supposée ou de leur incurie en matière sociale, ne soulève aucun doute.
L’opposition de l’Islam intégriste aux sociétés occidentales ne relève pas davantage du fantasme ni de la fiction. Elle peut traduire une réaction face à une forme d’exclusion sociale et économique. La précarité constitue toujours un terreau favorable pour embrasser une religion, laquelle propose généralement les perspectives d’une espérance et d’un hypothétique bonheur dans l’au-delà de nature à mieux faire supporter un mal-être immanent. La religion agit alors, en quelque sorte, comme le ferait une psychothérapie. Ce n’est pas un hasard si beaucoup de pays dont le PIB par habitant compte parmi les plus réduits sont aussi ceux dont la population considère la religion comme « très importante dans la vie », comme l’avait fait ressortir une étude que j’avais menée pour l’un de mes cours de management interculturel il y a quelques mois. Cette explication ne saurait toutefois suffire, car le passage du choix religieux à sa radicalisation fait davantage appel à l’idéologie politique qu’à l’économie.
Le sentiment antioccidental offre alors d’autres pistes. Malek Chebel en livre une, qui touche à notre mode de vie, considéré «impur» par les intégristes : « L’idéologie obscurantiste prônée par les fondamentalistes […] est exportée sans retouches dans le monde occidental, qui est perçu par ces illuminés comme une grande ʺsouillureʺ. L’idée sous-jacente est que la femme musulmane doit se prémunir du péché et de la ʺfornicationʺ. Etant selon eux la cible privilégiée de l’expression du désir de l’autre, il lui faut redoubler de protection. […] Dans ce cas de figure, l’ostentation leur suffit, car elle tient lieu de politique. »
Une autre piste, s’agissant de la France, devrait prendre en compte le rejet d’un modèle qui, non seulement, peine désormais à intégrer ou à assimiler, mais encore entretient la surenchère victimaire en pratiquant la repentance et la haine de soi en toute occasion. Rien n’est moins attractif, pour tout candidat à l’intégration, qu’un pays dont les gouvernants et les intellectuels passent leur temps à dresser la liste des erreurs de son Histoire en évitant de mettre en avant ce qu’elle a pu avoir de positif et d’universel. Comme si l’histoire de la France se limitait au colonialisme et à Vichy… Ce « sanglot de l’homme blanc », pour reprendre le titre d’un essai de Pascal Bruckner, ne reflète pas seulement un sentiment collectif de mauvaise conscience (dont il faut toujours se méfier) du monde occidental, il participe aussi à promouvoir une détestation de son propre modèle.
Enfin, il faut bien considérer cette branche de l’intégrisme islamique, très minoritaire, mais très actif, qui professe une hostilité frontale aux principes démocratiques de l’Occident. Portée sur le terrain géopolitique, cette hostilité renvoie nécessairement à la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington. « Si le XIXe siècle a été marqué par le conflit des Etats-Nations et le XXe par l’affrontement des idéologies, écrivait Huntington, le siècle prochain verra le choc des civilisations car les frontières entre cultures, religion et race sont désormais des lignes de fracture. » Précisant sa pensée, il ajoutait : « La chute du communisme a fait disparaître l’ennemi commun de l’Occident et de l’Islam, de sorte que chaque camp est désormais la principale menace de l’autre. »
Intellectuels bien-pensants, droits-de-l’hommistes et professionnels de l’angélisme se sont depuis longtemps insurgés contre cette grille de lecture du monde. Et l’on ne peut, à plusieurs égards, leur donner tort. En effet, cette opposition de deux blocs se heurte à la réalité d’un monde de plus en plus interdépendant et ne constitue pas un automatisme. Par ailleurs, cette vision binaire, simpliste, ne saurait refléter les réalités complexes du terrain. Refuser de distinguer l’islamisme radical de l’Islam est une erreur qui ne relève pas de la querelle sémantique, mais de l’idéologie propre à certains néoconservateurs américains soutenus par de nombreux mouvements chrétiens intégristes. De même, confondre dans un ensemble monolithique sunnites et chiites est une construction de l’esprit que démentent les multiples conflits qui, notamment sur fond d’attentats terroristes, opposent les deux communautés. Pour autant, comme l’avance l’un des principaux spécialistes français de la géopolitique, Yves Lacoste, si les occidentaux ont souvent rejeté la théorie du choc des civilisations, celle-ci a été immédiatement recyclée par les intégristes islamistes à leur profit. Dans un tel contexte, on comprend ce que peut signifier le port du voile intégral en termes d’hostilité de groupes extrémistes envers les démocraties occidentales, a fortiori lorsque ce port se pratique de manière ostentatoire sur leur sol.
Ces principes étant posés, une autre question émerge, qui anime aujourd’hui le débat en France : quelle solution faut-il apporter à la question du voile intégral ? Une loi serait-elle efficace, salutaire ou présenterait-elle un réel danger ? Dans le souci de ne pas alourdir inutilement le présent article, je me propose d’examiner ce point dans ma prochaine chronique, lundi 15 février.
Illustrations : Femme voilée, Egypte, carte postale début XXe siècle – Femmes voilées, photo D.R. – Femme voilée, Egypte, carte postale début XXe siècle.
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