Le jeune Törless, fils d’une famille aristocrate autrichienne, rejoint une pension pour enfants de bonnes familles et doit couper le cordon avec ses parents et son pays pour vivre un huis clos initiatique avec ces nouveaux amis. Il découvrira alors le monde des adultes sans trop bien comprendre ce qui lui arrive et surtout sans pouvoir l’expliquer ce qui le perturbe pas mal.
Les désarrois de l’élève Törless ; le sens des rites de passage
« Je ne veux pas faire comprendre, mais faire sentir » annonce Musil dans une lettre mise en préface dans l’édition que j’ai lue. Il veut nous faire sentir tout ce que ressent ce jeune aristocrate autrichien que ses parents place dans une école réservée aux fils de bonnes familles tout là-bas aux confins de l’Autriche, vers l’Est.
Le jeune Törless débarque dans cette pension où il ne connait rien ni personne et doit faire le deuil de son passé, couper le cordon ombilical avec son pays, sa famille, son enfance et toutes les cajoleries dont il a été l’objet dans une famille aimante et attentionnée. Il doit faire face à une nouvelle vie avec des amis dont beaucoup sont ses aînés, dans une forme de huis clos où il devra trouver sa place en s’affranchissant de son enfance. « Il voulait se débarrasser ainsi de son ancien bagage, comme s’il s’agissait maintenant de porter son attention, libre de toute gêne, sur les pas qui lui permettraient de progresser. » Je n’ai pu, à cet endroit du livre, éviter de penser à Julien Green et au héros de « Moïra » que j’ai lu récemment, qui doit lui aussi s’intégrer dans un monde universitaire qui lui est totalement étranger.
Et, dans cet univers de jeunes mâles en pleine maturation, Törless découvre des notions et des sensations qui ne faisaient pas partie de sa vie antérieure, la sexualité, l’obscénité, le désir, la tentation, la culpabilité mais aussi la compétition, l’amitié, la tromperie, la trahison, … toutes notions qui contribuent à affirmer sa personnalité et sa place dans la meute où se manifeste un véritable attrait pour la virilité allant jusqu’à la brutalité et même au sadisme.
Ces rites initiatiques qui marquent le passage à l’âge adulte perturbent le jeune étudiant qui ne comprend pas ce qu’il va devenir, comment il va le devenir et avec qui il va le devenir. Il a l’impression de ne pas comprendre ce qui lui arrive et de ne pas trouver d’explication aux mécanismes qui règlent la vie. Il manque de repères et s’interroge sur l’éducation qu’on lui prodigue. « De tout ce que nous faisons ici, toute la journée, qu’est-ce donc qui nous mène quelque part ? » Interrogation d’un adolescent qui mute vers l’âge adulte, mais aussi interrogation d’une génération qui a bien conscience d’appartenir à un monde en voie de disparition, à une civilisation qui s’éteint comme on peut le voir dans les œuvres de Schnitzler notamment.
Mais, le vrai sujet du roman, à mon sens, réside dans les interrogations de Törless sur l’origine de nos comportements et de ce fait sur ce qui gouverne les êtres et le monde plus généralement. Il ne sait pas interpréter ce qu’il ressent mais il sait que cela contribue à sa prise de conscience des phénomènes qui le dirigent. La sensualité qu’il ressent dans les contacts physiques lui apporte des certitudes que les mathématiques ne peuvent pas démontrer et que même les théories de Kant ne peuvent pas expliquer. « Il y avait des moments où il avait si vivement l’impression d’être une fille qu’il jugeait impossible que ce ne soit pas vrai. » Et, c’est là que siège son désarroi dans cette impression qu’il y a une source de certitude qui ne provient ni de la science, ni de la connaissance, ni de la raison mais d’un ailleurs qui pourrait-être l’âme.
Alors dans son esprit germe une théorie qui mettrait en opposition un monde extérieur matériel et monde intérieur spirituel, le rationnel et l’irrationnel, la connaissance et le ressenti, l’acquis et l’inné, la raison et la croyance, la science et la prescience. « Une grande découverte ne s’accomplit que pour une part dans la région éclairée de la conscience : pour l’autre part, elle s’opère dans le sombre humus intime, et elle est avant tout un état d’âme. » C’est la raison pour laquelle, il faut associer l’âme à la raison et ne pas oublier que des initiés, même si Musil n’emploie pas le terme, ont apporté beaucoup à la connaissance du monde et des hommes.
Dans ce roman dont Musil dit que ses contemporains on vu comme «l’affirmation d’une « génération » nouvelle ; une contribution essentielle au problème de l’éducation ; enfin le coup d’essai d’un jeune écrivain dont on pouvait beaucoup attendre», moi, j’ai surtout senti cette explication essentielle sur la complémentarité entre la science et la prescience dans un texte un peu fin de siècle qui traîne encore quelques relents de romantisme. Le malaise, la nausée, l’écœurement font encore très jeunes filles qui défaillent bien que nous soyons au milieu de jeunes mâles en ébullition. Je reviendrai aussi sur les intentions de Musil qui prétend nous faire sentir plutôt que comprendre mais, pour ma part, je trouve que le roman est trop rationnel, trop cérébral, trop intellectuel, pas assez charnel, pas assez sensuel, pas assez sentimental, pour que l’objectif soit pleinement atteint.
Et malgré tout, je trouve que la transgression comme rituel initiatique donne plus d’humanité à ce roman, « quelque chose en est resté à jamais : la petite dose de poison indispensable pour préserver l’âme d’une santé trop quiète et trop assurée et lui en donner une plus subtile, plus aigüe, plus compréhensive. »