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« Lettre à Louis XIV », le pamphlet de Fénelon

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Il existe, en matière de science politique, des textes intemporels, aptes à nourrir la réflexion du lecteur et, naturellement, des princes gouvernants. Montaigne, Montesquieu, Tocqueville demeurent des références dont on perdrait beaucoup si l’on en faisait l’économie. Une autre figure, contemporaine de Montesquieu bien que de 38 ans son aînée, s’impose aussi, à travers plusieurs écrits politiques : Fénelon (1651-1715). Auteur d’essais pédagogiques, cet homme d’église n’offre pas, au premier abord, l’image d’un pamphlétaire subversif, pas plus que celle d’un précurseur des Lumières. Conservateur, précepteur du duc de Bourgogne (l’un des petits-fils de Louis XIV), il reste surtout connu pour avoir publié Les Aventures de Télémaque (1699) qui, sous couvert de roman, n’en dénonçait pas moins, il est vrai, certains travers du royaume.

Le nom de ce prélat, qui s’inscrit au fronton de nombreuses écoles publiques et privées, demeure pourtant attaché à un texte écrit durant l’hiver 1693-1694, qui pourrait figurer à bon droit dans une anthologie du pamphlet, tant il constitue un réquisitoire féroce dirigé contre le Roi-Soleil. Cette Lettre à Louis XIV, qui vient d’être rééditée (Bartillat, collection Omnia, 146 pages, 9 €), ne fut vraisemblablement jamais lue par son destinataire. C’est d’ailleurs, comme l’explique Pierre-Eugène Leroy dans son érudite préface, d’Alembert qui l’exhuma en 1787, à la stupéfaction de tous.

Sa lecture se révèle à la fois étonnante et instructive. Etonnante, la lettre l’est dans la forme qu’elle emprunte, d’une violence inhabituelle, renforcée par un style irréprochable et l’emploi d’un champ sémantique impitoyable. Instructive, elle l’est sur le fond qui, si l’on doit le resituer dans le contexte historique de l’époque, reste cependant d’une singulière actualité. Elle se présente, en creux, comme un véritable traité de bonne gouvernance – ce que sera, plus explicitement, l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, texte plus tardif (1709-1710) également inclus dans cette édition.

Dès les premières lignes, Fénelon en appelle à la lucidité d’un souverain entouré de conseillers et de ministres flatteurs : « […] la vérité est libre et forte. Vous n’êtes guère accoutumé à l’entendre. Les gens accoutumés à être flattés prennent aisément pour chagrin, pour âpreté et pour excès, ce qui n’est que la vérité pure. »  Et cette vérité d’un monarque ayant concentré tous les pouvoirs ne tarde pas à apparaître dans toute sa cruauté : « Depuis environ trente ans, vos principaux ministres ont ébranlé et renversé toutes les anciennes maximes de l’Etat, pour faire monter jusqu’au comble votre autorité qui était devenue la leur parce qu’elle était dans leurs mains. On n’a plus parlé de l’Etat ni des règles ; on n’a parlé que du Roi et de son bon plaisir. On a poussé vos revenus et vos dépenses à l’infini. On vous a élevé jusqu’au ciel, pour avoir effacé, disait-on, la grandeur de tous vos prédécesseurs ensemble, c’est-à-dire pour avoir appauvri la France entière, afin d’introduire à la cour un luxe monstrueux et incurable. »

L’auteur, à plusieurs reprises, s’en prend donc à l’entourage du roi (dont il souligne au passage la « grossièreté d’esprit ») qui, pour lui complaire et en tirer les bénéfices, lui cache la vérité d’un pays exsangue et d’un peuple qui souffre ; il alerte en outre clairement le souverain sur la colère de ses sujets en un temps où les sondages d’opinion n’existaient pas : « Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé, qui a eu tant de confiance en vous, commence à perdre l’amitié, la confiance, et même le respect. » Le registre lexical se veut dramatique, alarmiste, puisqu’il est question de « sédition », de « désespoir », d’ « insolence des mutins », etc. Mais c’est envers le roi lui-même que les attaques se font les plus vives, y compris dans l’analyse de sa personnalité : « Vous êtes scrupuleux sur des bagatelles, et endurci sur des maux terribles. Vous n’aimez que votre gloire et votre commodité. Vous rapportez tout à vous, comme si vous étiez le Dieu de la terre, et que tout le reste n’eût été créé que pour vous être sacrifié. »

Nous ne sommes plus guère habitués, en ces temps tristement consensuels, au registre pamphlétaire. Cette lettre de Fénelon, ferme et vigoureuse, n’en a donc que davantage de portée. Si l’on en excepte certains aspects qu’elle aborde, tombés aujourd’hui en désuétude, sa valeur universelle, en matière de gouvernance, en fait un texte de référence. Une valeur si universelle que le lecteur ne pourra être accusé de mauvais esprit si, au tournant de plusieurs paragraphes, il y trouve des résonnances étonnement contemporaines.

Illustration : Joseph Vivien, portrait de Fénelon.

Thierry Savatier

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