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Lettre au Père de Kafka : tuer le Père tyrranique…

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Kafka est l’un des plus grands auteurs de la littérature tchèque et de la littérature germanophone. Dans Lettre au Père, on découvre un Franz Kafka intime aux prises avec ses démons personnels, qui se livre à une forme de règlement de compte sous forme de correspondance imaginaire avec un père aux allures de tyran …

Dès qu’on ouvre « Lettre au Père », on ne peut s’empêcher d’imaginer les froissures du papier, les giclées presque instinctives de l’encre noire sur les pages envahies de mots, pareilles à des tâches de sang séché par le temps et les maux de l’intérieur … Lettre au Père n’est pas une oeuvre facile d’accès, ni une porte d’entrée évidente dans le monde de cet écrivain majeur de la littérature tchèque moderne. Elle est plutôt réservée à ceux qui ont déjà découvert la littérature de Kafka et les aspects de sa vie qui la conditionnent…

« Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habitude, je n’ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m’inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. Et si j’essaie maintenant de te répondre par écrit, ce ne sera encore que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension.« 

Kafka était Juif, praguois de naissance se sentant à la fois sioniste -dans le sens courant du tournant du XIX-XXème siècle en Europe- et sémite par sa famille, son physique et sa judéité qu’il chercha parfois au prix de quelques révulsions ; Allemand par la culture, son éducation bourgeoise dans la zone germanophone de Prague et le choix de son mode d’expression ; Tchèque (par accident ?), sans jamais savoir ce qu’il était vraiment.

Etre un Kafka signifiait que l’on devait être un conquérant, martelait son père, tandis que sa mère Julie Lowy était de ces caractères discrets, sensibles, anxieux dont il est finalement très proche. Il fut ainsi un brillant étudiant et docteur en droit par défaut pour donner satisfaction à son père. Il vécut toujours auprès de ses 3 sœurs, de son père et d’une mère à qui il était profondément attaché.

Issu de la petite bourgeoisie commerçante du Ghetto Josefov, son père ne lui manifesta guère d’affection et ne manqua pas de lui reprocher d’être incapable de se marier et d’être « quelqu’un » – il rejeta avec une violence inouïe le mariage malgré plusieurs fiançailles car il se sentait incapable d’assumer un tel engagement et une vie à deux -.

Franz Kafka accepta de demeurer simple fonctionnaire, un statut confortable ne l’obligeant pas à beaucoup travailler, jusqu’à ce que la tuberculose déclarée en 1917 l’invalide. Ce choix stratégique lui permit de consacrer ainsi toute sa vie et de mettre toute l’énergie de son corps en « débris » et de son âme dans l’Ecriture.

La maladie, la souffrance et la réclusion que sa tuberculose imposa avec ses séjours forcés en sanatorium, ne firent qu’amplifier sa quête de lui, tourmentée et sanguine, névralgique et violente. Certaines de ses nouvelles, ses récits, ses lettres à Milena (Jecenska, une amie avec qui il entretint une passion brûlante mais platonique) ou son « Journal » semblent cracher tel une hémoptysie, les démons qui le hantent sans qu’il parvienne vraiment à les exorciser.

Dans toute l’œuvre de Kafka, ponctuée de ses angoisses et de ses ténèbres intérieurs, apparaissent plusieurs thématiques récurrentes : la famille et son oppression conjuguée à un amour féroce et parfois un manque total de communication et de compréhension réciproque, le mariage dont il a fait sa hantise, son travail de fonctionnaire dans une administration qu’il abhorrait et son sentiment de n’être rien, apatride, étranger et animalité. Dès qu’on ouvre « Lettre au Père », on ne peut s’empêcher d’imaginer les froissures du papier, les giclées presque instinctives de l’encre noire sur les pages envahies de mots, pareilles à des tâches de sang séché par le temps et les maux de l’intérieur …

Lettre au Père met en jeu, mesure, jauge, extériorise la force de l’autre, du Père, de l’absent. La figure du père ouvre et ferme le chemin, encercle, fige. Kafka a porté un regard dérangeant sur le monde qui l’entourait. Ses rapports avec sa famille et particulièrement son père ont gravité dans tous ses écrits comme une obsession, une recherche quasi vaine d’atteindre le noyau mystérieux de leur relation. Il a écrit tout ce qu’il ressentait pour ce Père, figure carnassière, figure de terreur, de peur, de doute. Balançant du fatalisme à l’amertume, en enchaînant leurs incompréhensions, leurs craintes, leurs doutes, leurs rancœurs, leurs non-dits quasi indescriptibles même avec la géniale et coulante écriture de Kafka, leurs attentes réciproques et toujours décalées ou avortées…

Pour 2€ à peine, vous vous offrirez 80 pages d’une violence extrême pour livrer des sentiments féroces et des déchirures qui remuent tout lecteur avec toutes ces nécessités et ces sous-entendus, ces émotions inavouées en filigrane… « Lettre au Père » devenue le monologue le plus dur de Kafka avec Franz, développe la formidable présence du père qui habite littéralement K et ne peut s’écrire qu’ à partir de son absence. Espace expérimental plus que spectacle où l’acteur est confronté à l’absent, adversaire qui suscite le monologue. Cette mise en jeu de l’absence laisse l’espace vide qui devient l’enjeu….

L’apparente transparence de la lettre est troublante. Où sont les mensonges, les ruses, où est la sincérité, la vérité ? Peu importent les variations, les détours, les exagérations. Il faut livrer la lettre en toute innocence et laisser entendre l’énormité et l’absurdité de cette tâche. Pour le lecteur s’ouvre alors un « espace de jeu qui n’est plus régi, provoqué, par les codes, les convenances, les lieux communs, mais par la puissance du langage. » Malgré le côté glaçant des pensées et des sentiments, l’omniprésence des mutismes dérangeants, la noirceur de son écriture et des phrases interminables entrecoupées de parenthèses permanentes et tout aussi longues que les phrases elles-mêmes qui ressemblent à de véritables labyrinthes pour le lecteur baladé dans les méandres de l’esprit de Kafka, ce témoignage d’amour-haine reste un monologue incontournable dont les idées et les émotions ne peuvent que marquer le lecteur (à jamais ?)…

« En considérant ma manière d’expliquer la peur que tu m’inspires, tu pourrais répondre : Tu as démontré trois choses : premièrement, que tu es innocent, deuxièmement, que je suis coupable , troisièmement, que par pure générosité , tu es prêt non seulement à me pardonner mais encore – ce qui est à la fois plus et moins facile à prouver et à croire toi même, à l’encontre de la vérité, que je suis également innocent. Ou je me trompe fort ou tu utilises encore cette lettre elle-même pour vivre en parasite sur moi.« 

L’auteur et l’homme, simultanément ou alternativement, se livrent à un combat incessant cousu de monologues qui expulsent les non-dits par des cris à l’instar de la mère expulsant dans un effort ultime l’enfant pour la « délivrance ». Fictions, espoirs perdus, défaitisme apparent, vérités indicibles, rejets et tentatives de choix toujours avortés habitent cette lutte perdue d’avance si l’on en croit son souhait que ses mots ne lui survivent pas … Dans cette carcasse lâche et pourtant guerrière malgré elle, creusée par l’incapacité d’agir, l’esprit brillant de Kafka a triomphé en traversant les décennies. Il nous ouvre à nous-mêmes. Quand la défaite devient Victoire…

Sandrine Monllor (Fuchinran)

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