Il y a des portraits qui sonnent si juste que nul n’est besoin de les paraphraser ; il suffit de les citer sans en modifier une virgule. Celui que la journaliste Viviane Eddé brosse de l’historien de l’art libanais Gregory Buchakjian répond à ce critère : « Il s’investit tellement dans sa passion sur l’Histoire de l’Art, que tout son physique en est comme imbibé. Mince et grand visage émacié orné d’une petite barbiche, il a l’allure du Christ qui serait tombé de la croix d’une toile du Greco. Gregory Buchakjian a l’air d’un écorché vif, mais quand il parle, ses yeux s’illuminent, ses bras s’agitent, ses gestes accompagnent ses paroles et on réalise que seule sa passion le consume. »
Ajoutons que, lorsqu’il s’exprime, sur l’art, le Liban, le monde arabe, on n’a aucune envie de l’interrompre. Non qu’il cherche à monopoliser la parole – ce titulaire d’un DEA de l’université Paris IV, professeur à l’Académie libanaise des beaux-arts et à l’université Saint-Joseph afficherait plutôt une certaine retenue, sinon timidité – mais simplement parce que son discours passionnant vous emporte.
Grand connaisseur de la peinture classique italienne Gregory Buchakjian n’est en rien replié sur le passé ; attentif à l’univers dans lequel il vit, il en mesure l’évolution, en analyse les enjeux. Voilà pourquoi son dernier livre, War and other impossible possibilities [La Guerre et autres impossibles possibilités] (Alarm Editions, 158 pages, que l’on peut se procurer à la galerie Agial en suivant ce lien) apporte un éclairage des plus pertinents sur l’Histoire du monde arabe et le regard que portent sur elle les artistes contemporains.
Le projet de ce beau livre d’art naquit d’une rencontre entre l’auteur, un grand collectionneur qatari et un troisième passionné, le marchand d’art libanais Saleh Barakat à qui l’on doit une courte, mais intéressante préface. A l’origine, il était question de présenter une collection d’œuvres d’artistes arabes rassemblées autour du thème commun du 11 septembre et de la guerre d’Irak qui suivit mais, très vite, Gregory Buchakjian comprit que cette thématique, qui n’avait jusqu’à présent pas été très étudiée, ouvrait sur des perspectives plus vastes, surtout s’il pouvait élargir ses références à des œuvres extérieures à la collection sur laquelle il devait initialement travailler.
Le résultat se présente sous la forme d’un ouvrage fort bien illustré, dont les textes (en anglais) analysent le monde arabe avec lucidité, sans concession ni victimisation et offrent un panorama d’une région, de son histoire et de ses peuples, de l’âge d’or qui offrit au monde – à l’époque essentiellement limité à la Méditerranée – des apports scientifiques, intellectuels et artistiques décisifs à nos jours, dominés par les conflits et les incertitudes. Démarche d’historien autant que d’historien de l’art, donc.
Sans doute les attentats du 11 septembre furent-ils un événement géopolitique fondateur du XXIe siècle, un drame humain pour l’Occident, mais aussi pour le monde arabo-musulman. En choisissant de diviser la planète entre les représentants du Bien et les tenants du Mal, entre les « civilisés » et les « barbares », l’Amérique de Georges W. Bush créait artificiellement un système de valeurs binaire qui ne tenait aucun compte de cette éternelle complexité qui est le propre de l’humanité. Car le monde arabe ne se réduit pas à Al-Qaïda, tout comme on peine à trouver le Bien dans une guerre qui était un défi au droit international et ne reposait que sur une supercherie (les introuvables armes de destruction massive). Une guerre qui fit, rien que du côté des troupes de la coalition pour lesquelles nous disposons de statistiques fiables, plus de victimes que les attentats eux-mêmes, mais qui contribua aussi, davantage encore que le conflit israélo-palestinien, à l’expansion des mouvements djihadistes, au développement de l’islamisme politique et à la montée en puissance des (res)sentiments antioccidentaux. Une œuvre de Mounir Fatmi, Save Manhattan 01 (p. 15), résume cette situation ; il s’agit d’une installation : plusieurs livres traitant du 11 septembre (de Gilles Kepel, Noam Chomsky, Jean-François Kahn, etc.) sont posés ou empilés sur une table ; l’ombre portée de ceux-ci reproduit, sur un mur blanc en arrière plan, la silhouette du front de mer de Manhattan tel qu’il était avant les attentats ; deux exemplaires identiques du Coran figurent les tours jumelles. La simplicité de cette installation lui donne une force étonnante.
Les titres choisis par Gregory Buchakjian pour les chapitres de son essai reprennent parfois des citations de Blaise Pascal, Samir Kassir ou Jean Baudrillard ; ils nous renseignent surtout sur les sujets qu’ils abordent : Les invasions barbares (sur les conséquences du 11 septembre), The East is a career (sur l’âge d’or et la colonisation), La grande illusion (sur la décolonisation et ses espoirs déçus), Il ne fait pas bon d’être arabe de nos jours (sur les conflits continuels qui, depuis 1948, déchirent le monde arabe, incluant, naturellement, le terrorisme), Tomorrow, I will be carried by airplane directly to the other extreme, the luminous, superficial, racial, esthetic and dominant one, the heir of all at once, Athens, Alexandria, Persepolis : New York (sur le fossé culturel qui sépare l’Orient de l’Amérique), Babel (sur la guerre d’Irak et ses conséquences, mais aussi sur le mythe de la Tour), The Collapse of the stellar universe will occur like creation – in grandiose splendor (sur la recomposition hypothétique du Moyen-Orient). Dans le dernier chapitre, The Collection, sont reproduites une vingtaine d’œuvres, celles qui furent à l’origine du projet.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser à la lecture de ces titres, l’auteur n’a pas écrit là un manifeste politique ; son propos est celui d’un intellectuel, il relève davantage du questionnement identitaire, de l’interrogation sur une région historiquement dominée par la violence et le chaos depuis les années 1950, perçue comme une poudrière monolithique par l’Occident alors qu’elle est un patchwork de cultures et d’aspirations variées. Sans doute le regard sur le destin de ce monde reste assez pessimiste (on le comprend : la liste des guerres qui ont ensanglanté la région, depuis 1948, occupe une pleine page!). Pour autant, le texte évite toute connotation victimaire ou larmoyante; c’est en cela qu’il manifeste toute sa force. Et l’ouvrage se présente avant tout comme l’essai d’un historien de l’art, voilà pourquoi les passerelles entre les analyses de l’auteur et les travaux des artistes contemporains arabes sont constamment présentes.
Nombreux sont en effet les artistes qui posent un regard critique, intuitif – et personnel, donc d’une grande diversité – sur les problématiques évoquées. Ces créateurs brisent les certitudes rassurantes, se jouent du manichéisme facile, interrogent les sociétés en présence, scrutent l’inconscient collectif, imaginent des futurs possibles et proposent des visions inattendues. Ceux dont Gregory Buchakjian a choisi les œuvres appartiennent tous à cette catégorie de plasticiens qui ont parfaitement intégré le passé et observent le présent. Parmi les travaux les plus significatifs, outre Mounir Fatmi, déjà nommé, on trouve une inquiétante toile d’Aref Rayess (The Algerian Révolution, 1960), une impressionnante installation d’Ala Younis (Tin Soldiers, 2010-11) incluant plus de 12.000 soldats de plomb représentant, à l’échelle, les armées des différents pays arabes. Ayman Baalbaki, dont il a souvent été question dans ces colonnes, est présent avec un polyptique (Merkaba, 2009) et Tower of Babel (2006). Notons encore un panneau de Jean-Marc Nahas (Warriors, 2010), une magnifique toile d’Hanibal Srouji (Cage II, 2006) qui semble abstraite au premier regard, mais ressemble furieusement à l’une des tours jumelles du World Trade Center juste après l’attentat, une installation d’Oraib Toukan (The New(er) Middle-East, 2007) et l’une des toiles de la série Brighter than a thousand suns (2011) de l’artiste libanaise Tagreed Darghouth, représentant un champignon atomique.
Ces œuvres témoignent d’une grande variété de techniques et de visions. Tout comme le texte de Gregory Buchakjian, elles nous aident à comprendre les enjeux d’une région en pleine mutation. Achevé alors que le Printemps arabe avait déjà commencé, le livre n’y fait toutefois guère allusion. L’auteur est un sage qui sait combien la réflexion doit se nourrir de recul pour être fructueuse. Or, le recul est précisément ce qui nous manque en l’occurrence, tant sur les événements qui se déroulent et l’Histoire qui s’écrit que sur la place qui sera consentie à la liberté de création des artistes par les nouveaux pouvoirs politiques.
Illustrations : Pages du livre représentant l’installation de Mounir Fatmi, Save Manhattan 01 – Pages du livre représentant le polyptique d’Ayman Baalbaki, Merkaba – Installation d’Ala Younis, Tin Soldiers.
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