Une ville peut devenir le monde et le microcosme, un univers. C’est l’impression que l’on emporte après avoir visité l’atelier où travaille l’artiste plasticienne Zena Assi, situé à Jounieh, à une vingtaine de kilomètres au nord de Beyrouth – une capitale objet de son travail, qui peut se définir par les strates qui la composent. Strates temporelles d’abord : il suffit de creuser le sol pour découvrir les vestiges d’un passé progressivement recouvert par des siècles de développement urbain. Strates architecturales ensuite, dans la mesure où l’urbanisation galopante de Beyrouth et de sa banlieue a imposé la verticalité à un habitat jadis dominé par l’horizontalité, dans un univers chaotique que l’on mesure en observant la ville par un hublot avant d’atterrir à l’aéroport. La seule zone qui échappe à cette définition est le « nouveau souk » récemment construit, où s’alignent les boutiques de luxe dans un décor qui semble artificiel, comme sorti d’un studio hollywoodien où l’on aurait voulu transposer l’avenue Montaigne ou la rue du Faubourg Saint-Honoré sous le soleil… Strates sociales encore, puisque toutes les couches de la société cohabitent forcément dans une capitale, même si le coût croissant de l’immobilier chasse aujourd’hui les beyrouthins des quartiers qu’ils occupaient depuis plusieurs générations, remplacés par des étrangers plus fortunés, notamment originaires du Golfe. Strates culturelles enfin, car parcourir les rues permet quotidiennement de rencontrer, non seulement des Libanais appartenant à différentes communautés religieuses, mais encore des habitants venus de tout le Proche-Orient ; Beyrouth – Babel.
Née alors que la guerre civile allait éclater, Zena Assi ne s’est jamais éloignée de sa ville pour fuir les combats. Sa vision du conflit était celle d’une enfant qui avait, avant l’heure, l’impression d’être entrée par effraction dans un jeu vidéo ; elle n’en prendra que plus tard la réelle dimension tragique. Cependant, contrairement à d’autres artistes, ce n’est pas cette guerre (ou celles qui ont suivi, comme le conflit israélo-libanais de 2006) qui alimente son inspiration. C’est une période plus terrible à ses yeux, cet « entre-deux guerres » où la vie recommence, avec le drame d’avoir oublié les disparus, puisque l’on s’efforce au plus haut niveau de ne pas effectuer de travail de mémoire, dans l’illusion qu’il s’agit là de l’unique moyen de ne pas voir les plaies se rouvrir. Cette plasticienne, diplômée de l’Académie libanaise des beaux-arts, scrute la société, sans visée politique (« la politique est incompréhensible pour moi », dit-elle), regarde ce qui se passe autour d’elle, dans son quartier, observe les travailleurs qui s’affairent, ses voisins. A partir de ce matériau, des images se créent dans son esprit, suivant un lent processus de maturation.
« L’horreur, confie Zena Assi, ce n’est pas la guerre, c’est la vie stagnante entre deux conflits, la routine, la résignation. » Voilà pourquoi les personnages de ses portraits on un air si étrange, le plus souvent assis, longilignes, mélancoliques, figés dans le temps, comme ayant perdu toute capacité d’indignation. Ils font parfois penser à ceux peints par Bernard Buffet ou Michel Ciry, quoique les références picturales à rechercher soient bien plus évidentes : Egon Schiele avant tout, puis Klimt. Qui regarde le vêtement du célèbre Baiser ne peut qu’opérer un rapprochement avec certains textiles que portent les protagonistes de ses portraits, composés d’un empilage d’immeubles, d’affiches, etc. « Mes personnages ne sont pas tristes, précise-t-elle, ils sont simplement « là », comme des meubles, pris dans le cercle vicieux du quotidien. » Un mot de Jean Genet me vient, tiré de la première page de Querelle de Brest : « il laisse considérer les terriens comme des plantes ». Meubles, plantes, mêmes entités amorphes.
Car les plantes, dans l’œuvre de Zena Assi, semblent aussi figées dans le temps, comme les arbres noirs qu’elle peint, dépourvu de leurs feuilles, dont les branches sèches se tordent et se subdivisent sur des ciels improbables jusqu’à suggérer le dessin anatomique de vaisseaux sanguins. Quant à ses bouquets, gigantesques, ils échappent à l’aspect lénifiant, mignard ou kitsch que l’on rencontre si souvent dans la peinture. Cela tient à la technique de la plasticienne : depuis deux ans, ayant remarqué combien le sol de son atelier se maculait de traces avec le temps, elle décida de le recouvrir d’une toile sur laquelle, pendant six mois, s’accumulent taches et gouttes de peinture, empreintes de pas, poussière. C’est à partir de ce matériau brut qu’elle donne forme à ses bouquets qui ressemblent à un feu d’artifice vu à travers des lunettes noires, en ajoutant acrylique, collages, graphismes, lettres et chiffres.
Quant au cœur de sa production, les paysages urbains contemporains, ils témoignent de son « obsession de représenter Beyrouth, ses transformations, son caractère unique. » Comme toutes les histoires de passion, la relation qu’entretient Zena Assi avec sa ville est un subtil assemblage d’amour et d’agacement, sinon de haine, de célébration mais non d’idéalisation. C’est pourquoi ses toiles où, là encore, peinture acrylique et collages se superposent, sont facilement reconnaissables : elles montrent un incroyable enchevêtrement de bâtiments, de panneaux publicitaires, de tags, de linge séchant sur des fils, de cheminées, d’antennes, de poteaux et de câbles électriques, sans oublier personnages, voire bouquets empruntés à ses propres œuvres.
Et, comme Beyrouth se construit en strates, la composition de ses tableaux répond au même critère. Les traits noirs servant à délimiter les objets, les couleurs employées, font parfois songer à Dubuffet. Mais ce qui surprend, face à la complexité picturale, au souci du moindre détail que l’on saisit en s’approchant des toiles (la plupart de grand format), c’est la technique de l’artiste qui refuse tout modèle, toute source photographique et même tout dessin préparatoire pour peindre directement, à partir des images mentales qu’elle a formées, sur la toile nue. « Les dessins préparatoire, dit-elle, font perdre de l’authenticité ». Authenticité, intensité, émotions, voilà bien là la matière première de ces tableaux. Le résultat, faussement naïf, suggère une curieuse jungle urbaine, un labyrinthe vertical luxuriant fait d’un millefeuille de béton qui dévoile à celui qui fait l’effort de regarder attentivement une foule de symboles, souvent drôles ou banals, dont le rôle est de mettre en lumière la mémoire collective du quotidien beyrouthin.
Portraits, bouquets, paysages urbains présentent une particularité inattendue ; alors que l’on aurait pensé voir ces sujets traités en perspective, l’artiste choisit volontairement une absence de relief. Courbet reprochait, avec une pointe de jalousie, à l’Olympia de Manet d’être une œuvre plate, sans modelé, « une Reine de cœur après un bain ». Ce qui n’empêcha pas le tableau de devenir emblématique. De même, ce parti pris esthétique ne nuit en rien à la peinture de Zena Assi, qui compte parmi les plasticiens les plus prometteurs de l’art contemporain libanais et mériterait d’être beaucoup plus connue en France.
Illustrations : Zena Assi, photo © Gilbert Hage – My City, techniques mixtes et collage sur toile, 170 x 130 cm, 2011 – Waiting for Godot, techniques mixtes et collage sur toile, 140 x 140 cm, 2012 – Nude 2, techniques mixtes sur toile, 110 x 130 cm, 2012 – Bouquet dans un seau, techniques mixtes sur toile, 200 x 200 cm, 2012 – Détail d’un tableau issu de la série My City, 2011 – On peut voir les œuvres de Zena Assi à la galerie Alwane (Saifi village, Beyrouth, tel. +961 197 5250) et, à Paris, à la galerie Claude Lemand (16, rue Littré, 75006 Paris, tel. 01 45 49 26 95). On peut aussi visiter son site Internet en suivant ce lien.
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