Limonov d’Emmanuel Carrère ; une bouillie inintéressante? De son enfance et sa vie en Russie, aux expériences américaines et parisiennes, en passant par la guerre de Bosnie, un roman biographique ou plutôt une biographie romancée, qui retrace une partie de l’histoire du XXème siècle à travers l’écrivain et homme politique russe Edouard Limonov…
Limonov d’Emmanuel Carrère
Limonov d’Emmanuel Carrère a obtenu le Prix Renaudot 2011, et a bénéficié de critiques plutôt élogieuses dans la presse, ce qui m’a convaincue de le lire (en l’empruntant en bibliothèque par contre, cela fait bien longtemps que je ne me risque plus à acheter des romans français, détenteurs de prix ou pas). Parce que Carrère a rencontré à plusieurs reprises Limonov, il a alors décidé de lui consacrer un livre, un roman plus exactement, mais qui ne fait que mélanger la biographie de Limonov avec l’autobiographie de l’auteur.
Que dire du livre? On découvre l’enfance de Limonov, sa volonté de sortir de son trou paumé en Russie, ses expériences américaine et parisienne où il jouit d’une certaine aura artistique. Et enfin son engagement plus récent en politique, engagement qui débute par sa présence à Sarajevo aux côtés de Karadzic et Mladic. Un homme imbu de lui-même, persuadé qu’il ne peut avoir un destin normal, qui cherche l’extrémisme, le radicalisme pour mieux sortir du lot. Un homme attiré par ce qui brille, par ce qui flamboie. Un homme qui a déjà tant écrit sur lui-même qu’on se demande bien à quoi peut servir le livre de Carrère. Carrère justement en décrivant Limonov ne peut s’empêcher de parler de lui: une bien pale figure à côté de ce Limonov sans peur et non pas sans reproche. Mais visiblement tout écrivain français doit à un moment se montrer dans le décor de son roman et alors on a droit à quelques pages saisissante sur sa mère (l’historienne un peu connue comme il le dit lui-même), sur ses débuts de journalisme et sur son appréhension du monde.
L’été précédent, avant d’aller dans l’Atlaï, de pressants besoins d’argent l’ont poussé à boucler en un mois ce Livre des morts dont je me suis beaucoup servi. (p. 436)
Voilà en filigrane l’étendu du travail de l’artiste: lire les autobiographies de Limonov et ses écrits pour en faire une biographie, matinée de propos personnels, car vous savez je l’ai rencontré à Paris, moi monsieur.
Je ne peux pas m’empêcher de relever certains passages de ce Limonov. A propos d’une soirée qui passe Limonov chez de richissimes américains, alors qu’il vient à peine de débarquer aux États-Unis:
La Party chez les Liberman, il faudrait idéalement la raconter comme le bal au château de la Vaubyessard dans Madame Bovary, sans omettre une petite cuiller ni une source d’éclairage. J’aimerai savoir faire ça, je ne sais pas. (p. 144)
En lisant cette phrase, j’étais littéralement hallucinée. Comment un écrivain peut se permettre d’écrire de telles choses dans ce qui apparait à ses propres yeux comme un exercice littéraire (il ne prétend pas écrire une biographie de Limonov mais bien un roman).
Plus loin, on apprend que Werner Herzog est un fasciste:
Un ami à qui je racontais ma mésaventure [sa rencontre avec Herzog où ce dernier avait qualifié un livre que Carrière lui avait consacré de « bullshit »] m’a dit en riant: « ça t’apprendra à admirer des fascistes« . C’était expéditif et, je crois, juste. Herzog, capable d’une vibrante compassion pour un aborigène sourd-muet ou un vagabond schizophrène, considérant un jeune cinéphile à lunette comme une punaise méritant d’être moralement écrabouillée. (…) Il me semble qu’on touche là quelque chose qui est le nerf du fascisme. (p. 226)
Suit alors une référence aux Ubermenschen et aux Untermenschen qui, faisant référence au nazisme plutôt qu’au fascisme, n’ont pas grand chose à faire là. Sinon, je dois être fasciste moi aussi car je trouve que le roman de Carrère sur Limonov est navrant et que ce genre de travaux littéraires ne mérite pas qu’on s’y attarde.
Plus loin, encore:
Le lyrisme panthéiste n’est pas mon fort: bien qu’amateur de paysages alpins, je ne suis pas très à l’aise pour décrire les feux de bois, les torrents, les mille variétés d’herbes, de champignons, de traces d’animaux sauvages, je passe donc vite sur la robinsonnade. (p. 418)
Mais en fait il ne sait pas écrire ce type. C’est juste ça. Vers la fin du roman, Carrère évoque la présence de Limonov auprès des serbes Karadzic et Mladic. Comme il sent bien que la chose peut paraître néfaste à son personnage, Carrère revient sur la guerre de Yougoslavie en faisant un habile brouillage des cartes: si la France a toujours vu les Serbes comme les grands méchants, elle
n’a pas su également voir la responsabilité des Bosniaques par exemple. Tous pourris donc: si en France on a pu soutenir la cause bosniaque, alors Limonov peut bien soutenir celle des Serbes. A ceci près:
Je dis tout cela pour rappeler que, dans les premiers mois de l’implosion de la Yougoslavie, la répartition des rôles entre bons et méchants ne s’imposant pas avec évidence, et que, même s’il entrait là-dedans une bonne dose de propagande, il n’était pas tout à fait délirant de voir les Serbes de Croatie comme des sortes de juifs promis à la persécution.
(p. 301)
Serbes qui ont quand même réussi à « bien se venger » à Srebrenica. Et puis si Limonov combat aux côtés des Serbes pour les défendre parce qu’ils sont persécutés, comment justifier le pilonnage systématique de Sarajevo (et Limonov hilare qui tire sur la ville). Quant à décrire Limonov, chef d’un parti d’extrême-droite, comme un défenseur des libertés, en faisant passer ces membres au
crâne rasé pour des « gentils garçons un peu timides », on est à la limite de la malhonnêteté.
J’ai trouvé ce livre sur Limonov profondément inintéressant: d’abord parce que Carrère ne sait pas écrire, son style est journalistique, rien de plus comme il le dit lui-même à plusieurs reprises. Il pollue en plus son roman de considérations personnelles qui n’ont pas franchement d’intérêt (comme si l’auteur ne pouvait s’empêcher de ramener sa fraise au milieu de son récit pour tenter de nous faire
croire qu’il est aussi intéressant que son sujet) et enfin parce que ce récit est une bouillie biographique qui au final ne ressemble à rien, dit tout et son contraire et qui surtout n’assume pas, contrairement à Limonov peut-être, la moitié de ce qu’il raconte.