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Littérature érotique, littérature de la jouissance : orgasmes littéraires

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Une Anthologie littéraire de la jouissance

Après l’Anthologie littéraire de la fellation, dont il avait été question dans ces colonnes l’an dernier, Frank Spengler propose aujourd’hui une Anthologie littéraire de la jouissance (Editions Blanche, 224 pages, 12,95 €). Si, dans le premier ouvrage, la proportion de textes d’auteurs contemporains édités par Blanche était écrasante (70%), cette fois, Frank Spengler a nettement redressé la barre : sur les 49 extraits réunis, 28 concernent des auteurs classiques ou publiés ailleurs.

Orgasmes littéraires… 1On regrettera l’absence d’une préface ou d’une introduction. Ce livre le méritait bien. D’un point de vue littéraire d’abord, car nombre d’écrivains majeurs se sont aventurés, avec des fortunes diverses, sur le terrain de l’érotisme et il ne semblait pas superflu d’attirer l’attention du lecteur sur leurs motivations, les thèmes abordés, leur volonté ou leur refus de la clandestinité, leur style, le contexte dans lequel ces œuvres s’inscrivaient, etc.

D’un point de vue marketing ensuite, car si les amateurs de « livres du second rayon » possèdent en général l’érudition nécessaire (et conservent le plus souvent dans leur bibliothèque les principaux titres ici répertoriés), le lecteur novice, désireux de découvrir la littérature érotique, y trouverait sans doute quelque intérêt plutôt que de se contenter d’extraits bruts, même si certains s’imposent comme des archétypes.

Orgasmes littéraires… 2Pour autant, cette anthologie regroupe de beaux textes décrivant la jouissance sexuelle sous toutes ses formes et fait la part belle aux gloires des Lettres. Ainsi, à côté d’auteurs « maison » comme Vanessa Duriès ou Florence Dugas, trouve-t-on Les 11.000 verges d’Apollinaire, La Philosophie dans le boudoir de Sade, Le Rideau levé ou l’éducation de Laure de Mirabeau, Gamiani, attribué à Musset, des poèmes de Clément Marot, de L’Arétin, de Verlaine et de Théophile Gautier, L’Anglais décrit dans le château fermé de Pieyre de Mandiargues,  Trois filles de leur mère de Pierre Louÿs, sans oublier Sexus, d’Henry Miller.

De grandes plumes, comme Bernard Noël, Georges Bataille et Pierre Bourgeade, sont absentes, mais telle est la loi du genre, l’anthologie reflétant avant tout un choix. En revanche, on sera gré à Frank Spengler d’avoir pensé à inclure dans de livre la Vision de l’Ange de la Transverbération de Thérèse d’Avila, dont l’extase fut si bien fixée dans le marbre par le Bernin.

Illustration : Gian Lorenzo Bernini, L’Extase de sainte Thérèse, 1652, Eglise Santa Maria della Vittoria, Rome.

« Femmes damnées » : saphisme et poésie au XIXe siècle

Les travaux de recherche consacrés au discours érotique, fut-il poétique ou littéraire, restent assez rares en France. Si l’on applique à ce discours la dimension supplémentaire de l’homosexualité, le sujet devient presque tabou.

Comme le soulignait Roger Peyrefitte dans les notes liminaires de sa traduction de La Muse garçonnière de Straton de Sardes et des Amours de Lucien de Samosate, « il n’y a eu d’hellénisme digne de ce nom que celui de la Renaissance, parce qu’il acceptait tous les aspects de l’antiquité grecque, y compris ceux qui pouvaient choquer les préjugés et les mœurs. Depuis lors, un mur de cimetière s’est lentement élevé autour de ce paradis, que l’on a même réduit, dès le dix-septième siècle, à un jardin de racines. »

Plus loin, il dénonçait les universitaires qui jetèrent un « voile pudique » sur ces œuvres, en d’autres termes ceux qui, dans leurs traductions, n’hésitèrent pas à déformer le sens du texte original, voire à le censurer. D’autres minimisèrent ou travestirent la relation qu’entretenait la poétesse Sapho avec le lesbianisme. Dans le même esprit, longtemps, des universitaires pourtant de premier plan exclurent délibérément de leur champ biographique la bisexualité de Verlaine ; certains nièrent même la réalité de sa liaison orageuse avec Rimbaud et occultèrent ses poèmes érotiques au nom d’une « bienséance »  ou d’une « morale » auxquelles l’art ne saurait pourtant être soumis.

Dans un tel contexte, auquel l’université contemporaine n’échappe que partiellement – il n’est qu’à entendre les cris effarouchés soulevés par le récent projet de ne plus passer sous silence l’orientation sexuelle des personnages historiques et des artistes du passé dans les manuels scolaires –, le passionnant essai de Myriam Robic, Femmes damnées (Classiques Garnier, 358 pages, 39 €) prend toute son importance.

Sous-titré « Saphisme et poésie (1846-1889) », cet ouvrage s’attache à analyser avec rigueur et clarté la manière dont les auteurs de la seconde moitié du XIXe siècle traitèrent l’homosexualité féminine dans le domaine littéraire. Les œuvres de Charles Baudelaire, Théodore de Banville, Louis Ménard, Paul Verlaine et Henri Cantel sont ici disséquées dans des développements qui mettent en lumière des approches variées de la réalité saphique, de plus en plus présente sous le Second Empire et la fin du siècle, à travers le prisme poétique.

Si Verlaine ou Cantel, tout comme Henri Monnier, ont pu appréhender le sujet sur le mode érotique parfois le plus cru, Baudelaire s’impose comme un maître, avec trois pièces majeures des Fleurs du Mal : Lesbos, Femmes damnées (sous-titré « Delphine et Hippolyte ») et Femmes damnées. Trois pièces assez importantes pour avoir servi de source d’inspiration aux autres écrivains ; trois pièces éblouissantes, paradoxales (Baudelaire assimile les lesbiennes au poète, mais il éprouve pour elles de la pitié) et résolument transgressives, comme le prouvent ces vers : «  Et l’amour se rira de l’Enfer et du Ciel ! / Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ? » (Lesbos) et « Qui donc devant l’amour ose parler d’enfer ? » (Femmes damnées).

Mais le propos de Myriam Robic s’étend bien au-delà d’une analyse littéraire approfondie ; un premier chapitre met ainsi en perspective le mythe de Sapho ; un second aborde « Saphisme et société », un autre s’intéresse à l’esthétique de la provocation, thème hautement baudelairien : son ami Asselineau ne parlait-il pas, au sujet du dandysme du poète, d’« esthétique de l’étonnement » ? Voilà pourquoi cet essai, parfaitement documenté et doté d’un sérieux appareil critique, intéressera autant l’amateur de littérature que celui de l’histoire des mœurs du XIXe siècle et même de l’histoire de l’art, puisque Myriam Robic ne passe naturellement pas sous silence la représentation de la scène saphique dans la peinture, en particulier dans l’œuvre de Gustave Courbet qui, des multiples Baigneuses au célèbre Sommeil (1866), en avait fait un thème de prédilection.

L’annexe, comprenant près d’une centaine de pages, offre une « anthologie saphique » qui regroupe des poèmes et des passages en prose, d’Ovide à Raoul Ponchon, en passant par Banville, Henri Murger, Joseph Méry ou Théophile Gautier. Si l’on excepte un texte de Renée Vivien sur Sapho, d’ailleurs postérieur à la période étudiée par l’auteure, force est de constater que le regard porté par les artistes sur le saphisme, au XIXe siècle, reste celui des hommes, donc non dénué de clichés ou de fantasmes.

Peu de femmes semblent s’être risquées sur ce terrain à l’époque, sauf peut-être George Sand (dans son roman Lélia) ou Jenny Sabatier qui, dans son recueil Rêves de jeunesse (1863) préfacé par Lamartine et Méry, rend hommage à la poétesse de Mytilène, mais surtout à travers ses amours avec… Phaon.

Il faudra attendre le début du XXe siècle, cette Belle Epoque propice à une mise à jour littéraire des homosexualités, pour que des femmes abordent le sujet de manière frontale, à l’instar de Renée Vivien, Colette, Liane de Pougy ou Natalie Barney, lesquelles ne renièrent d’ailleurs pas l’héritage baudelairien, preuve que le poète des Fleurs du Mal était, là aussi, un précurseur.

Illustrations : Gustave Courbet, Le Sommeil, Musée du Petit-Palais (1866) – Gustave Courbet, Le Réveil (1866), Musée de Berne.

 Le Sexe de la femme de Gérard Zwang : une oeuvre fracassante à une époque où la censure était féroce

« Le Sexe de la femme », de Gérard Zwang 1Lorsqu’en 1967, le docteur Gérard Zwang publia chez Jean-Jacques Pauvert son essai, Le Sexe de la femme, le retentissement fut considérable. A une époque où la censure se montrait féroce, même avec les œuvres littéraires et cinématographiques reconnues et où, à l’Elysée, Tante Yvonne refusait toujours de recevoir des invités divorcés, oser traiter un tel sujet, a fortiori dans l’optique de réhabiliter un sexe victime de plus de vingt siècles de tabou, ne manquait pas d’audace.

Si le livre échappa à l’Enfer et au tribunal correctionnel, c’est sans doute eu égard à son prix élevé qui en limitait la diffusion, notamment auprès des mineurs : en effet, l’édition originale se présentait sous la forme d’un fort volume relié sous étui, doté d’une iconographie exceptionnellement riche qui fait encore référence, au même titre que L’Erotique de l’art de Lo Duca. C’est dans cette édition que fut publiée pour la première fois en couleur (une petite photo en noir et blanc avait déjà figuré dans Die Grossen Meister der Erotik, vers 1930) une reproduction de L’Origine du monde de Gustave Courbet… qui s’est en fait révélée être une copie présumée de Magritte, l’original étant accroché dans le bureau de Jacques Lacan.

L’ouvrage est, depuis lors, devenu un classique, mais un classique dont le sujet universel conserve son actualité ; c’est pourquoi il vient d’être une nouvelle fois réédité (La Musardine, 428 pages, 16 €), mis à jour et augmenté d’un préambule. Autant le préciser dès à présent, cet essai, remarquablement documenté, hymne au corps de la femme et plus particulièrement à son sexe, fera grincer bien des dents. Car l’auteur y exprime ses idées avec un franc-parler auquel nous ne sommes plus guère habitués de nos jours.

Si sa critique de l’influence nuisible des religions sur l’épanouissement sexuel reste des plus vigoureuses, celle des coutumes religieuses et tribales de mutilations (excision, infibulation, circoncision) et du culte de l’hymen « marchandise monnayable » l’est tout autant, sinon davantage. Voilà qui devrait singulièrement irriter les tenants d’un tiers-mondisme angélique et les croyants plus ou moins fondamentalistes des trois religions du Livre.

Mais les foudres de Gérard Zwang ne s’abattent pas que sur ces derniers. Celui-ci s’attaque aussi, non sans virulence, aux phénomènes de mode (épilation intime, piercings), aux théories de Freud, au « puritanisme le plus caleçonné », aux idéologies conservatrices opposées à l’érotisme (y compris les communismes), au féminisme intégriste. Il assure parallèlement tout au long des chapitres la promotion d’une sexualité libre de contraintes, mais dans un cadre clairement hétéronormé.

L’ouvrage se divise en trois parties : morphologie et physiologie, puis analyse des représentations et de la symbolique, enfin approche de l’esthétique dont le fil conducteur est l’histoire de l’art. La première partie traite du sexe de la femme sous l’angle anatomique et fonctionnel ; elle intéressera tous les lecteurs qui y découvriront les détails de cette terra – encore trop souvent – incognita et les différentes manières d’en tirer du plaisir.

Cette approche n’a rien d’inutile : faut-il rappeler ici cette étude récente, mentionnée dans La Fabuleuse histoire du clitoris, réalisée auprès de lycéennes, qui concluait que seulement 49 % des filles de 4e et 74% des filles de 3e disaient avoir un clitoris, tandis que 66% de ces dernières ignoraient à quoi il pouvait servir ? Il sera en outre rassurant pour les lectrices inquiètes de découvrir que la morphologie de leur sexe est plus variée encore que celle des visages et qu’il n’existe donc pas, en la matière, de « canons de la beauté ».

« Le Sexe de la femme », de Gérard Zwang 2Dans la deuxième section, il est question de l’ostracisme, voire de la diabolisation dont le sexe féminin fut victime, tant d’un point de vue social que religieux (le second se plaçant toujours au service du premier dans un grand dessein de domination phallocratique) depuis les origines – cet ostracisme générant auprès des femmes un sentiment de culpabilité savamment orchestré. La dernière partie se révèle tout à fait passionnante pour les amateurs d’histoire de l’art, puisqu’elle embrasse l’interdit conventionnel de la représentation du sexe féminin dans la peinture et la statuaire, jusqu’à une époque très récente.

Ecrit d’une plume ferme, et facilement abordable par tous les publics, l’essai reflète la belle érudition de son auteur ; il est en effet rare de voir un discours anatomique ou physiologique émaillé de citations littéraires (Théophile Gautier, Mallarmé, Breton, Saint-John Perse, etc.) ou de références musicales – et plus rare encore d’y trouver un humour parfois fort piquant. Exemple : « […] l’art érotique qui ne figure point dans les musée officiels : les scènes de carnage guerrier sont plus édifiantes pour la jeunesse. »

Le public contemporain sera éventuellement étonné du contraste existant entre certains propos de l’auteur fort éloignés de la doxa (sa conception hétéronormée ou son réquisitoire contre la sodomie, par exemple) et d’autres, qui célèbrent sans ambiguïté l’érotisme et le plaisir. De même, l’observateur des évolutions sociétales trouvera peut-être trop optimiste le constat de Gérard Zwang lorsqu’il décrit (dans une préface de 1997, il est vrai) les heureux événements intervenus depuis la fin des années 1960, parmi lesquels il cite « la censure [qui] cessa de saisir les ouvrages licencieux, la pornographie [qui] put montrer ses films, les baigneuses [qui] purent montrer leurs seins […] ».

Car, en 2012, le pouvoir de nuisance du néopuritanisme met plutôt à la mode la censure des artistes, la création de paniques morales autour de la pornographie et la désapprobation de moins en moins discrète des seins nus sur les plages. Philippe Muray l’avait déjà noté, la société offre à homo festivus de plus en plus de distractions, mais celles-ci sont également de plus en plus encadrées par des notions de « bienséance » qui s’apparentent à autant de régressions : l’interdiction des seins nus à Paris-plage en offre un exemple édifiant.

Cet excès d’optimisme, d’ailleurs limité à quelques lignes, est toutefois largement compensé par des passages que l’on aimerait lire plus souvent, tant dans des essais que dans la presse, tel celui-ci : « Accouplant monstrueusement Eros et Thanatos, cette conception désespérante anime tout un courant aberrant de la pensée occidentale : la Mort et l’Amour, c’est tout un… Sophisme professé évidemment par des gens n’ayant aucune envie de mourir dans l’instant, ni de renoncer à la copulation. On n’en tint pas moins Schopenhauer pour un grand penseur, Wagner fit de cette impureté la perle de sa mort d’Isolde (der Liebestod), et l’intelligentsia parisienne se délecta un moment des préciosités nécrophiliques de Georges Bataille, identifiant dans l’érotisme un désir de mort. C’est bien sûr l’inverse qui est vrai : la joie érotique est le seul antidote “valable” à l’angoisse qu’engendre chez chaque homme la connaissance de sa mort inéluctable ». Voilà qui est appeler, si l’on ose dire, un chat un chat…

Illustration : L’Origine du monde, copie présumée de Magritte, reproduite in Gérard Zwang, Le Sexe de la femme, La Jeune Parque, 1967.

De la pornographie en Amérique de Marcela Iacub

Dans la catégorie histoire de la pensée, De la pornographie en Amérique : La liberté d’expression à l’âge de la démocratie délibérative est un essai de Marcela Iacub, juriste et chercheur au CNRS, qui met en évidence le rapport entre l’Amérique et la pornographie, notamment sur le plan politique, religieux…

S’il existe au monde un pays dans lequel un texte législatif protège la liberté d’expression de la manière la plus libérale, c’est bien les Etats-Unis, dont le premier Amendement de la Constitution, ratifié en 1791, dispose : « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre. »

Ces quelques lignes ont le mérite apparent de la clarté. Sans doute, en ne mentionnant que le Congrès, en d’autres termes le pouvoir législatif fédéral, le premier Amendement semblait ne pas se préoccuper des lois propres à chaque état ni des décisions du pouvoir exécutif. Toutefois, la Cour suprême a toujours considéré la supériorité de ce texte sur tous les autres, garantissant ainsi les libertés publiques. Toutes ces libertés bénéficient-elles d’une égale protection ? Curieusement, non. Un domaine échappe de plus en plus au champ d’application du premier Amendement : le message à caractère sexuel. Comble du paradoxe dans un pays qui doit détenir le record mondial de production de films pornographiques…

 C’est ce que démontre Marcela Iacub dans un essai extrêmement documenté, De la pornographie en Amérique (Fayard, 300 pages, 20 €), un titre clin d’œil pour les lecteurs de Tocqueville. Cette juriste, chercheur au CNRS, s’intéresse depuis longtemps aux relations tissées entre les lois et la société ; elle s’est même fait une spécialité d’étudier les sujets les plus délicats touchant le domaine des mœurs, tels que la bioéthique, l’adoption par des couples homosexuels, la prostitution, le féminisme, la libération sexuelle, etc. Sa position libérale, voire libertaire – cette épithète, qui n’a rien de péjoratif, témoigne de son ouverture d’esprit – sur ces questions s’inscrit dans la lignée philosophique de John Stuart Mill et, de nos jours, de Ruwen Ogien.

De la pornographie en Amérique dresse de la liberté d’expression aux Etats-Unis un état des lieux qui surprendra bien des Européens, lesquels découvriront une nation où « On peut assister à des défilés nazis dans les rues des grandes villes, mais [où] il est impossible d’entendre le mot ʺfuckʺ à la télévision entre 6 heures et 22 heures [et où] le Ku Klux Klan peut menacer d’entrer dans le Congrès si l’on ne protège pas la race blanche, tandis que les danseuses n’ont pas le droit de se produire nues dans des cabarets même lorsque ceux-ci sont cachés à la vue des passants et que l’entrée est interdite aux mineurs. » On pourrait ajouter qu’en dépit d’un sens particulièrement aigu du patriotisme, les Etats-Unis ne condamnent pas l’outrage au drapeau (le fait de le brûler) alors qu’ils se montrent sourcilleux à l’excès devant ce qui ne relève que de « l’obscénité » ou, plus simplement, de « l’indécence », notion vague et fluctuante s’il en est.

Le droit américain étant jurisprudentiel, Marcela Iacub analyse minutieusement, tout le long de son essai, les différents arrêts de la Cour suprême comme autant d’étapes qui aboutirent au paysage juridique actuel. On y découvre qu’à l’origine, la théorie du « marché libre des idées » autorisa l’expression de toutes les pensées, des plus sérieuses aux plus farfelues et jusqu’aux plus extrémistes et aux plus choquantes, dans la mesure où l’on considérait qu’il fallait éviter que la majorité ne réduise au mutisme les minorités et, d’autre part, que, de la confrontation des idées, sortirait une forme de sagesse commune.

 Pour autant, le message à caractère sexuel fut exclu de ce cadre en raison d’une supposée « puissance corruptrice » de « l’intérêt lascif » qu’induirait ce type de discours, auquel on ne reconnaissait aucune utilité sociale et, ce, dès 1957. Si, pendant une période, la Cour admit qu’il suffisait qu’un document ait une valeur « rédemptrice » pour que la notion d’intérêt lascif disparaisse, elle revint sur sa position en 1973 (Miller vs. California) en affirmant que des documents pouvaient « avoir une valeur sociale et être tenus pour obscènes », donc exclus de la protection du Premier Amendement.

Pire encore, comme le remarque l’auteure, les messages à contenu sexuel étaient supposés, selon la Cour, menacer « la possibilité même d’une société politique ou d’un espace civique au sens large » ; elle croyait y déceler des « menaces objectives [qu’impliquaient] le fait de faire de l’obscénité un objet de culture. » Etrange vision, fondée sur un danger plus qu’hypothétique, et qui refusait droit de cité dans le débat public à un discours sexuel qui aurait cependant participé à une connaissance plus fine de la société et de ses mœurs. Comme l’écrivait Georges Bataille dans Les Larmes d’Eros : « La lecture aujourd’hui des œuvres de Sade n’a pas changé le nombre des crimes – pas même celui des crimes sadiques – mais elle ouvre en entier la nature humaine à la conscience de soi ! »

Cette conception ouvertement « morale et moralisante » allait connaître bien d’autres évolutions, toujours restrictives, celles-ci s’attaquant à la nudité publique (y compris dans des établissements proposant des spectacles de danse nue !), puis aux mots grossiers, le propos n’ayant besoin d’aucun contenu sexuel éveillant un intérêt lascif pour être « indécent ». Aujourd’hui, cette jurisprudence explique pourquoi les cérémonies des Awards musicaux, prétendues retransmises en direct, le sont en réalité en léger différé, afin de laisser aux censeurs le temps de remplacer les « fuck » et autres « shit » par des bips aussi incongrus que ridiculement pudibonds. Car la Cour ne reconnaît pas à ces mots leur acception exclamative et contextualisée, mais seulement leur sens littéral, confondant volontairement le « dire » et le « faire ». Pourtant, comme l’exprimait, non sans humour, Roland Barthes dans son ouvrage Sade, Fourier, Loyola, « Ecrite, la merde ne sent pas »…

De la pornographie en Amérique de Marcela Iacub (Livre Essai)  1Au fil des chapitres, Marcela Iacub met en lumière les théories juridiques développées par les juges, dont certaines, telle celle concernant les mots grossiers, se révèlent complexes, contestables, intellectuellement bancales, voire, pour l’exprimer de manière triviale, « tirées par les cheveux. » Le summum dans ce domaine étant atteint depuis 1982, avec la pédopornographie, laquelle est définie de la manière la plus extensive, puisqu’une image non sexuelle et dénuée de tout intérêt lascif et de toute perversion, comme la photo d’un mineur jouant nu ou semi-nu sur une plage et même celles réservées à un usage purement scientifique (médical) pourront être considérées comme pédopornographique, le mineur étant supposé « enfermé dans l’image qui le représente » et abusé à chaque fois qu’un spectateur la possède ou la regarde… Même l’image de synthèse, purement fictive, le reportage anthropologique aux vertus éducatives ou l’œuvre d’art, clairement distanciée, ne semblent pas pouvoir échapper à cette définition. Cette construction juridique établie par la Cour suprême ne condamne donc plus seulement les faits liés au message sexuel, mais aussi les mots et jusqu’aux formes de pensées.

Dans sa démarche, des plus intéressantes, l’auteure semble toutefois minimiser, sinon écarter, la dimension culturelle du puritanisme américain dans les évolutions de la jurisprudence de la Cour Suprême. Cet a priori offre sans doute matière à discussion. En effet, on ne peut exclure que le puritanisme qui sévit depuis longtemps outre-Atlantique ait pu influencer, voire motiver l’intention des juges dans le traitement discriminatoire qu’ils infligent aux messages à caractère sexuel alors que d’autres messages, politiques, violents, commerciaux ou haineux bénéficient d’une protection au nom du marché libre des idées. Il aurait été intéressant, par exemple, de vérifier s’il existait ou non un lien de corrélation entre les rapports de force politiques et religieux au sein des membres de la Cour et les arrêts plus ou moins rigoureux qu’ils rendirent depuis le milieu des années 1950.

Il suffit de suivre le débat public qui accompagne chaque nomination d’un juge de la haute juridiction pour constater que les groupes de pression – en particulier la puissante nébuleuse chrétienne intégriste – ne cachent pas leur souci de voir des magistrats conservateurs siéger. Leur intérêt n’a rien d’innocent : ces groupes cherchent ouvertement à promouvoir une conception de la société ou de l’être humain qu’ils souhaiteraient imposer, et notamment à inverser la jurisprudence Roe vs. Wade (1973) pour laisser aux états le droit de légaliser ou non l’avortement (ce qui reviendrait à l’interdire dans près de la moitié des états).

De la pornographie en Amérique de Marcela Iacub (Livre Essai)  2Un parallèle avec l’histoire de l’art ne semble pas, ici, incongru. Il suffit de visiter les musées et les églises de Florence, où sont conservées parmi les plus belles peintures religieuses européennes, pour constater que les thèmes bibliques traités présentent souvent un caractère violent : on ne compte plus les scènes de décapitation, d’égorgement, d’assassinat, de massacres ou de martyres tels que décrits dans la Légende dorée de Jacques de Voragine.

A l’opposé, les toiles qui auraient représenté des scènes trop sensuelles sont absentes ou ont été « caviardées » lors de la « croisade des feuilles de figuier » dont, entre autres, Masaccio et Michel-Ange firent les frais. Les seules concessions à la nudité sexuée se retrouvent dans le traitement pictural du Jugement dernier, mais il s’agissait alors de représenter des corps suppliciés afin, non de susciter le désir, mais de répandre la terreur parmi les fidèles.

Ce qu’exprimait, une fois encore, Georges Bataille : « Dès l’abord, à l’entrée de ce monde d’un érotisme lointain, souvent brutal [le Moyen-âge], nous nous trouvons devant l’horrible accord de l’érotisme et du sadisme. » Ainsi, comme dans l’Amérique puritaine d’aujourd’hui, les représentations de violence et de mort restaient socialement acceptées, tandis que celles de la sexualité demeuraient proscrites, frappées du tabou absolu, comme si le « péché de luxure » était ou avait été le seul, parmi les sept supposés capitaux, que l’on voulait combattre et éradiquer à tout prix.

Cette objection mise à part, De la pornographie en Amérique reste un essai passionnant, même si certains développements, peu nombreux il est vrai, pourront sembler assez complexes aux non-juristes. Et, comme à son habitude, l’auteure, partant de cas particuliers, éclaire le débat en présentant les enjeux futurs qui pourraient en émerger. Ceux-ci n’ont rien de rassurant : selon elle, le traitement juridique du message à contenu sexuel ne pourrait être qu’un laboratoire expérimental, l’Etat tentant de construire sous ce prétexte tout un système d’interdictions de liberté de parole qui pourrait toucher les domaines les plus divers, que l’air du temps ou la pression de la majorité considéreraient comme des formes du mal-penser. Plus inquiétant, ce système ne se limiterait pas aux Etats-Unis ; il pourrait s’imposer comme notre propre avenir.

Citant, dans son essai, les opinions dissidentes de certains juges de la Cour suprême, beaucoup plus libéraux sur les questions de mœurs que leurs collègues, Marcela Iacub évoque notamment celle-ci, toujours d’actualité : « Si l’expérience dans ce domaine nous apprend quelque chose, c’est que la censure de l’obscénité a presque toujours été à la fois irrationnelle et arbitraire. » La censure en général l’est évidemment tout autant.

Illustrations : Marcela Iacub, photo D.R. – Panneau “No Sex” – Affiche de Lolita, film de Stanley Kubrick.

Thierry Savatier

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