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L’Origine du monde de Gustave Courbet, faut-il croire au « miracle » ?

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Ainsi, L’Origine du monde, célèbre toile de Gustave Courbet, serait la partie inférieure d’un nu bien plus grand, presque complet et, de surcroît, agrémenté d’un perroquet… C’est en tout cas ce que prétend un long article de Paris-Match publié en « exclusivité mondiale » hier sous le titre « On a retrouvé le visage de L’Origine du monde ». Il y est question de « découverte miraculeuse » et de « fabuleux secret ». Un tel scoop était de nature à intéresser l’ensemble des media. Les nombreux appels téléphoniques de journalistes que je reçus durant toute la journée de jeudi le confirment. Pour autant, faut-il si rapidement conclure au miracle ? Rien n’est moins sûr. Et, si l’information, aujourd’hui, se propage à la vitesse de la lumière, on ne peut pour autant s’affranchir de passer l’article à sensation au crible de la réflexion.

J’ai eu connaissance du portrait de femme présenté par Paris Match en examinant un dossier que son actuel propriétaire m’avait adressé pour solliciter mon avis, le 10 octobre 2012. Ce dossier contenait la plupart des éléments repris par l’hebdomadaire. Dans un courrier de 5 pages du 17 octobre, j’eus l’occasion de répondre à cette demande et d’exprimer un certain nombre de réserves motivées. Le collectionneur ne m’ayant jamais répondu, j’ignore s’il voulut tenir compte d’arguments qui venaient contredire ou nuancer son hypothèse, mais la lecture de l’article de Paris Match suggèrerait qu’il préféra probablement les écarter. Certains détails, présentés par le magazine comme des faits avérés, méritent pourtant d’être sérieusement remis en cause.

Posons-nous d’abord la question de la réunion proposée par Paris Match en double page des deux fragments (le portrait de femme en question et L’Origine) supposés appartenir à un seul et même tableau : selon l’article qui reprend une hypothèse du propriétaire, il s’agirait d’une étude que peignit Courbet pour La Femme au perroquet, une œuvre importante réalisée en 1866. Une citation d’Henry d’Ideville, auteur d’un essai sur le Maître-peintre d’Ornans publié en 1878, vient en appui de cette affirmation. Or, il semble bien plus probable qu’Ideville ait ici fait allusion à la Femme nue qui fut exposée lors de la rétrospective Courbet du Grand Palais (n°180 du catalogue) et qui appartient aujourd’hui à la collection Jeff Koons qu’à tout autre tableau. Par ailleurs, il faut préciser que, si Courbet réalisait des études préliminaires de détail (comme celles peintes pour Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie qui représentent un buste couché pour l’une et un personnage entier pour l’autre), celles-ci présentaient de grandes similitudes avec l’œuvre finale. Or, entre l’œuvre suggérée dans le magazine et La Femme au perroquet, il n’existe aucun point commun, sinon la présence, dans le premier cas, d’un hypothétique perroquet dont personne ne peut apporter la preuve. Tout cela reste donc bien maigre. La ressemblance des deux visages, évoquée dans l’article, n’est en outre pas frappante.

Quant à la composition même de la toile, elle soulève de sérieuses réserves. Sans doute la position du corps (disgracieusement écartelé) offre une géométrie si peu heureuse qu’on peine à l’attribuer à Courbet, mais un autre élément, purement physique, s’oppose bien davantage à l’assemblage des deux œuvres qui ne forment guère les pièces d’un puzzle. Chacun en jugera en observant le montage proposé : dans L’Origine du monde, le torse du modèle s’oriente nettement vers la droite (du point de vue du spectateur) du tableau ; or, dans le portrait de femme qui nous est présenté, la position des épaules et celle de la base du cou suggèrent une légère orientation du buste dans le sens opposé ; se produit alors un effet de torsion rigoureusement incompatible avec les lois de l’anatomie car ni le buste ni le sternum ne peuvent naturellement épouser une forme hélicoïdale. En d’autres termes, pour que le portrait de femme corresponde à la position du modèle de L’Origine du monde, il faudrait que son épaule gauche soit située à un niveau inférieur à celui de l’épaule droite ; or, c’est le contraire qui nous apparaît. Ce défaut de cohérence scénique constitue donc un obstacle majeur à l’hypothèse pourtant présentée avec beaucoup de certitudes par Paris Match. Sur les questions anatomiques soulevées par L’Origine du monde, j’invite par ailleurs le lecteur à se reporter à la quatrième édition de mon essai, L’Origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, collection Omnia, pp 259-253).

D’autres informations livrées dans l’article relèvent d’une certaine fantaisie. Passons sur l’affirmation grotesque selon laquelle Un Enterrement à Ornans de Courbet (3,15 m x 6,68 m) aurait la taille du Sacre de Napoléon de David (6,21 m x 9,79 m) pour nous intéresser à une caricature de Courbet par Léonce Petit que publie l’hebdomadaire (p. 74). Dans celle-ci, le propriétaire du tableau voit, en appui de sa thèse, « au-dessus de la tête du peintre […] une femme avec une chevelure abondante, la main droite tendue vers un oiseau au large bec ». Or, à l’examen de cette caricature (dont on trouvera le détail ci-dessous), on ne distingue, au-dessus de la tête de Courbet, qu’un paysage forestier, comme je le lui avais d’ailleurs indiqué. Point de chevelure abondante, point d’oiseau.

On pourra également s’interroger sur l’oreille du modèle, dans laquelle le collectionneur croit voir une « signature cachée », à savoir le monogramme « C.G. ». Outre que Courbet signait ses toiles « Gustave Courbet », « G. Courbet » ou « G.C. », ce monogramme n’existe pas plus spécifiquement ici que la « femme avec une chevelure abondante » dans la caricature précitée.

Plus intéressante est la marque que porte la toile, « Deforge Carpentier », qui fut utilisée par ce marchand entre 1858 et 1869. La période correspond bien à celle où Courbet exécuta L’Origine du monde (1866). Il faudrait bien sûr vérifier si d’autres toiles contemporaines peintes par Courbet portent aussi cette indication, mais l’indice reste maigre car beaucoup de peintres achetaient leurs toiles chez ce célèbre fournisseur, comme l’attestent ces quelques exemples : Jongkind, Quai de Honfleur, 1866 – Gérôme, Deux chevaux étendus, circa 1867 – Jules Dupré, Sunset on the coast, circa 1870. Il faudrait aussi vérifier à quelle place, au dos de la toile, ce marchand faisait habituellement figurer son cachet en fonction du format car, dans l’hypothèse d’une seule et même toile, ce cachet aurait ici été placé bien haut.

On peut aussi considérer la qualité de la toile de lin (14×15 fils/cm2) apparemment identique à celle de L’Origine du monde mais, là encore, il ne faut pas oublier que ces supports étaient à l’époque fabriqués en quantité industrielle et servaient à de nombreux peintres. Autant dire que, lorsque le lecteur de Paris Match lit des phrases comme « tout concorde et s’assemble » ou « tout correspond point par point », il ne peut se douter combien ces affirmations ne repose que sur des suppositions fort éloignées d’une preuve scientifique.

Finalement, le seul argument qui militerait en faveur de l’hypothèse du magazine se trouverait dans la conviction exprimée par Jean-Jacques Fernier, spécialiste de Courbet pour lequel j’éprouve beaucoup d’estime et d’amitié, qui prépare actuellement un catalogue raisonné de l’œuvre du Maître. Conviction très clairement exprimée dans un encart de Paris Match, mais reprise avec, semble-t-il, davantage de nuances lors de l’émission RTL Soir de Marc-Olivier Fogiel dont nous étions tous deux les invités. L’avis de Jean-Jacques Fernier ne peut en aucun cas être écarté d’un revers de la main et il est nécessairement troublant. On ne peut donc définitivement exclure que ce portrait de femme soit la partie supérieure de L’Origine du monde, même si l’on peut se demander la raison pour laquelle Courbet aurait découpé son tableau pour n’en vendre que la partie inférieure à Khalil-Bey, dont la collection incluait des œuvres de grand format. Pour autant, suivant la sagesse du vieil adage du droit romain testis unus, testis nullus, on souhaiterait que d’autres experts puissent s’exprimer à ce sujet – telle était d’ailleurs la recommandation que j’avais adressée au propriétaire du tableau. Nul doute qu’aujourd’hui, le Musée d’Orsay et les laboratoires de recherche des musées de France, qui disposent d’une expertise certaine et de moyens technologiques hautement sophistiqués, pourraient apporter un éclairage décisif.

Probablement, s’il était avéré – ce qui est loin, en l’état, d’être le cas –  que L’Origine du monde possédait à l’origine un visage, la portée de cette œuvre en serait modifiée : on pourrait y voir une provocation de Courbet (grand amateur de provocations, il faut le souligner) là où, aujourd’hui, on voit surtout une révolution dans l’art occidental, c’est-à-dire la restitution magistrale à la Femme de cet attribut fondamental dont les conventions artistique l’avaient privé depuis la Grèce antique : son sexe.

Illustrations : Gustave Courbet, La Femme au perroquet, 1866, New York, The Metropolitan Museum of Art – « Reconstitution » présentée par Paris Match, illustration Matthias Petit – Léonce Petit, caricature de Gustave Courbet publiée dans Le Hanneton du 13 juin 1867, détail.

Thierry Savatier

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