Partez à la découverte de l’univers fascinant de Max Klinger. Un artiste toujours soucieux de piocher dans ses multiples références artistiques pour les sublimer.
Qui, de nos jours, connaît en France l’œuvre de Max Klinger (1857-1920) ? Fort peu de personnes, en vérité. Cet artiste, à la fois peintre, sculpteur et – surtout – graveur, figure cependant parmi les plus originaux et les plus doués de sa génération. Cette méconnaissance est sans doute due aux convulsions de l’histoire, car ce créateur allemand exerça son art dans ce laps de temps qui sépare la guerre de 1870 de la fin du premier conflit mondial, période où, dans une France traumatisé par la perte de ses deux provinces de l’Est, le ressentiment envers tout ce qui venait d’outre-Rhin demeurait puissant. A tel point qu’aucun ouvrage en français ne lui avait, jusqu’à présent, été consacré, alors qu’il figure en bonne place dans les rayons des bibliothèques du monde germanique.
Seuls quelques bibliophiles avisés se disputent les extraordinaires ex-libris que l’artiste créa et qui témoignent, dans le format nécessairement réduit qu’impose le genre, d’une étonnante virtuosité mise au service de ses thèmes de prédilection : des allégories puisant leurs références dans l’Antiquité, l’érotisme et ce que, plus tard, André Breton nommera « photographies de rêve ». Car l’œuvre de Klinger, surprenante, singulière, préfigure ce que seront les approches surréalistes, notamment celles de deux grands artistes qui l’admiraient : Max Ernst et Giorgio de Chirico.
Le Musée d’art moderne et contemporain de la ville de Strasbourg a pris l’heureuse initiative de rendre justice à Klinger, en organisant une exposition au titre approprié : Max Klinger, Le Théâtre de l’étrange (jusqu’au 19 août 2012). Ce n’est peut-être pas l’intégralité de l’œuvre gravé de l’artiste qui se trouve réunie (puisqu’il faudrait y ajouter, notamment, les ex-libris), mais l’ensemble magistral de ses 14 suites gravées (1879–1915).
Nommées « Opus », ces suites aux titres le plus souvent énigmatiques comportent de 4 à 15 planches à l’eau-forte – parfois davantage, la dernière frisant la cinquantaine – qui racontent une histoire dont la construction et l’interprétation semble, finalement, laissée au spectateur. Le résultat ne laisse pas de surprendre, par sa richesse, sa variété d’inspiration et de composition et toutes les correspondances, au sens baudelairien du terme, que l’observateur établira. Ainsi, la planche 8 de l’Opus I et la 9 de l’Opus II rappellent une esthétique japonisante ; plusieurs planches de l’Opus VII nous plongent dans l’univers de Goya, d’autres, des Opus X et XIII, s’inscrivent dans la veine préraphaélite, mais on trouve, toujours dans l’Opus XIII, une certaine communauté avec Félicien Rops et, dans d’autres, avec Odilon Redon. Grâce au recul dont nous bénéficions, nous sommes en outre en mesure d’établir de nouveaux liens, plus proches de nous cette fois, entre plusieurs planches et les collages surréalistes, l’œuvre de Chirico (qui le qualifiera de «Génie du bizarre»), voire – et c’est tout à fait saisissant avec la planche IX de l’Opus VI, titrée « Entführung [Rapt] » -, Max Ernst, lequel reconnaîtra l’influence, consciente ou non, que cette œuvre exerça lorsqu’il composa Oedipus Rex (1922).
Curieusement, ces multiples références ne nuisent pas à la cohérence de l’ensemble. Sans doute est-ce dû, d’une part, à l’extraordinaire maîtrise technique de l’artiste qui semble se jouer de toutes les difficultés qu’induisent de telles gravures et, d’autre part, aux visions fantastiques et fantasmatiques que celui-ci nous propose, comme autant d’illustrations de pulsions où le rêve se glisse dans le réel. Car l’univers de Klinger est peuplé d’êtres en lévitation, d’animaux fabuleux ou menaçants, de personnages inquiétants, d’une nature parfois envahissante, de détails incongrus. La suite XIV étant certainement la plus riche en puissance érotique, mais aussi en monstres et autres méduses.
Klinger, qui avait par deux fois séjourné à Paris ou, notamment, il rencontra Rodin, était un familier des romans de Flaubert et de Zola. A se laisser entraîner par l’onirisme étrange qui se dégage de ses gravures, on se demande s’il n’avait pas aussi lu Laforgue et, surtout, Lautréamont.
Signalons, pour conclure, le très beau catalogue de l’exposition (Musées de la ville de Strasbourg, 272 pages, 36 €) où sont reproduites toutes les planches exposées et qui constitue, à ce jour, le seul ouvrage consacré à cet artiste disponible en français.
Illustrations : Opus II, Sauvetage de victimes ovidiennes, 1879, planche 6, Premier Intermezzo, eau-forte et aquatinte, 60 x 44,2 cm – Opus VIII, Une Vie, 1884, planche 10, Dans le caniveau!, eau-forte et pointe sèche, 60 x 40,4 cm – Opus VI, Un Gant, 1881, planche 8, Rapt, eau-forte et aquatinte, 43,5 x 60 cm.
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