Peu de monuments semblent aussi symboliques du destin du Liban que le Musée National. Naturellement, l’histoire passée s’y trouve illustrée, grâce aux collections archéologiques qui y sont exposées – les premières traces de peuplement du territoire remontent à un million d’années. Mais, plus étonnamment encore, force est de constater que l’histoire contemporaine, celle du XXe siècle et des convulsions qui agitèrent le pays, paraît se confondre avec celle du bâtiment.
L’architecture du musée (construit à l’époque du Mandat français entre 1930 et 1937, inauguré en 1942) témoigne de l’esthétique Art déco que l’on retrouve dans certains immeubles new-yorkais, au mythique Peace hotel de Shanghai (achevé en 1929) ou au Palais de Chaillot (édifié pour l’Exposition universelle de 1937) : lignes droites, formes épurées, impression de solidité, d’austérité même, rompant avec l’éclectisme Second-Empire et les volutes de l’Art nouveau qui lui fit suite. Seules les colonnes papyriformes de l’entrée, qui rappellent celles des temples égyptiens, apportent au monument une touche discrètement orientale.
Après plusieurs décennies de paix et d’enrichissement progressif des collections au rythme des découvertes archéologiques, la guerre du Liban de 1975 entraîna la fermeture du musée. Situé sur la ligne de démarcation qui séparait les deux zones antagonistes de Beyrouth, il devint le témoin, mais aussi le théâtre des affrontements qui déchirèrent le pays pendant 17 ans. Une simple observation de la façade, et même des murs intérieurs, permet d’identifier ou de deviner les stigmates laissés par les combats, en dépit des efforts de restauration entrepris. Impacts de balles et éclats d’obus y ont laissé leurs empreintes.
Durant toute cette période, des mesures de conservation furent naturellement mises en place, une vidéo projetée aux visiteurs en rend compte ; les petits objets exposés au premier étage furent emballés et entreposés dans le sous-sol du bâtiment dont l’accès fut muré. En revanche, il était techniquement impossible d’évacuer les collections lapidaires, en d’autres termes les pièces les plus volumineuses et les plus lourdes du rez-de-chaussée, mosaïques, sculptures monumentales, sarcophages, etc. Comme les premières protections de sacs de sable se révélèrent insuffisantes, les conservateurs confectionnèrent des coffrages qu’ils firent revêtir de caissons de béton armé, une méthode empirique, mais adaptée aux circonstances et, finalement, efficace. Le patrimoine mondial doit beaucoup à cette équipe courageuse qui n’hésita pas à prendre de réels risques pour préserver les richesses dont elle avait la charge.
En dépit de ces précautions, à la fin du conflit, l’immeuble avait considérablement souffert. Transformé en caserne par les miliciens qui avaient couvert les murs de graffitis, l’eau s’y infiltrait par le toit, mais aussi par le sol, une nappe phréatique se situant sous les fondations. Si les pillages furent évités, à l’exception de chapardages sans grandes conséquences, documents et matériels archéologiques avaient été détruits dans un incendie consécutif aux bombardements. La tâche de restauration, menée dès 1995, était immense ; pour autant, elle ouvrait d’intéressantes perspectives, celles d’inventorier systématiquement les collections afin de retrouver les quelques pièces volées sur le marché des antiquités et, surtout, de recréer, une fois le lieu déblayé et à partir des murs seuls, un espace muséographique moderne et adapté à notre temps.
Car tel se présente, aujourd’hui, le musée national. Contrairement à d’autres musées de la région que j’avais pu visiter – notamment celui de Damas et, surtout, celui du Caire – où les objets s’entassent parfois dans un capharnaüm qui ferait moins volontiers penser à un musée qu’à ses réserves, celui de Beyrouth surprend le visiteur par la qualité de son parcours et la mise en valeur des œuvres exposées.
Soclages discrets, éclairages étudiés, vitrines bien conçues, climatisation agréable ne dépayseront pas les habitués de la muséographie soigneuse des lieux d’exposition européens. Le choix, comme me l’a expliqué le conservateur, Suzy Hakimian, à qui je dois nombre d’informations citées ici, n’a pas été d’exposer une foule d’objets, mais de sélectionner les plus représentatifs de la collection, afin de les valoriser et d’éviter que le public n’arrive rapidement à une saturation du regard. Une signalétique précise fournit des indications sur les œuvres et leur contexte ; des loupes équipent les vitrines où les plus petites pièces sont conservées. Un parcours chronologique guide le visiteur, du paléolithique inférieur (1 M – 150.000 av J.C.) à l’époque Mamelouke (XVIe siècle).
Le rez-de-chaussée abrite les pièces les plus importantes des IIe et Ier millénaires, ainsi que de la période Romano-Byzantine. S’y trouvent notamment le légendaire sarcophage du roi Ahiram avec ses inscriptions phéniciennes (Xe s. av J.C.), deux intéressants sarcophages anthropoïdes (Ve s.), un colosse de pierre, témoin d’une influence égyptienne, une tribune de marbre ornée de bas-reliefs de l’époque hellénistique provenant de la région de Sidon, ainsi que plusieurs sarcophages richement décorés – l’un d’eux de bas-reliefs reprenant avec une grande finesse d’exécution la légende d’Achille (IIe s. ap J.C.), un autre, orné de scènes bachiques qui laisseraient penser que le défunt avait eu une conception plutôt joyeuse de la vie. On notera encore une statue d’Hygeia, déesse de la santé, d’époque romaine, de belles mosaïques, dont l’Enlèvement d’Europe (IIIe s.) et un chancel d’église de l’époque byzantine.
Au premier étage, sont présentées les collections préhistoriques, dont une étrange idole du Néolithique (un galet sur la partie supérieure duquel deux traits symétriques symbolisent les yeux), et des outils. Des terres cuites, une collection de statuettes et de faïences animalières, un pectoral d’or du roi de Byblos d’inspiration égyptienne, des haches fenestrées en or, des sculptures et des boîtes à cosmétiques représentent l’âge du Bronze (3200-1200 av J.C.), celui au cours duquel apparurent les premières citées fortifiées.
Pour illustrer l’âge du Fer (1200-333 av J.C.), celui de l’apogée des Phéniciens, figurent des poteries, des sculptures, un curieux masque funéraire, des vases de verre et des bijoux qui attestent la présence d’un véritable artisanat du luxe dans cette région. De l’époque Hellénistique (333-64 av J.C.), sont exposées des figurines en terre cuite et, de l’époque romaine (64 av J.C.-395), des figurines de bronze, des monnaies, un masque funéraire en or et des vases de verre d’une grande qualité, présentant de belles irisations et des décors élégants, témoignages du degré de développement de cette industrie locale dont la renommée s’était répandue jusqu’aux confins de l’Empire. On peut encore voir une collection de bijoux d’or de la période Byzantine (395-635) et un ensemble d’objets (poteries, monnaies, riches bijoux) couvrant les neuf siècles qui incluent la Conquête Arabe et la période Mamelouke (635-1516). A noter enfin une petite vitrine, située à l’extrémité du parcours, contenant quelques objets partiellement détruits, tels qu’ils furent récupérés lors du déblaiement du musée, à la fin de la guerre.
En un peu plus de 1300 objets, le Musée National rend compte de l’étrange destin d’une terre dont le climat et la géographie attirèrent les hommes depuis les premiers âges. Etrange destin, en effet, que celui de ce peuple phénicien, doué pour le négoce et l’exploration maritime, inventeur, selon les Grecs, de l’alphabet, qui, parce que sa terre occupait une position commerciale et géostratégique clé en Méditerranée et au Proche-Orient, vécut sous la domination successive des grandes puissances de la région : Perses, Grecs, Romains, Byzantins, Arabes, Mamelouks et Ottomans.
Curieusement, beaucoup de Libanais semblent ignorer les richesses de leur musée. Ils ne représentent que la moitié des visiteurs, cette moitié incluant pour une large part les groupes scolaires. Cette statistique ne doit toutefois pas faire oublier l’implication des habitants dans l’entreprise de restauration de cet établissement. Car, en collaboration avec le Ministère de la Culture, l’UNESCO et des ONG, la Fondation du patrimoine, des entreprises et des mécènes locaux contribuent à financer la vie du musée, l’étape finale devant être la réouverture au public du sous-sol. Ajoutons pour conclure que ce musée participe au projet Quantara/Euromed Heritage, dont le but est d’organiser une coopération culturelle axée sur la transversalité des patrimoines des pays membres, dont l’Institut du Monde Arabe assure la coordination.
Illustrations : Façade du Musée National – Colosse – Sarcophage – L’Enlèvement d’Europe – Objets de verre.
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