Jeudi soir, Rue Bucci dans le quartier Saint-Germain. Une voiture ciglée du logo de la station de radio RTL dépose Jan Harlan et sa soeur Christiane devant la boutique parisienne de l’éditeur Taschen. Christiane est la veuve de Stanley Kubrick, qu’elle a épousé en 1958 peu après le tournage des Sentiers de la gloire, et la mère d’Anya et Vivian, les deux filles du cinéaste.
Christiane Kubrick était présente à Paris pour une rencontre avec la presse française, ainsi qu’une séance dédicace du dernier volume d’édition consacré par Taschen à Kubrick. L’objet est colossal, égal à la démesure de certaines audaces kubrickiennes, à la hauteur de la folie que représentait pour Kubrick l’idée d’un film qui retracerait la vie entière de l’Empereur Napoléon.
Stanley Kubrick’s Napoleon : the greatest movie never made rassemble en 10 ouvrages (dont le scénario original) les archives constituées par le cinéaste pendant tout le temps de sa préparation du film, le tout condensé dans une édition de prestige, lourde et volumineuse, éditée à seulement 1000 exemplaires dans le monde et proposé au grand public pour la somme de 500 euros. L’acquisition de cet objet est précieuse. Elle permet d’une certaine manière de prendre la mesure de ce que Kubrick voulais dire lorsqu’il prononça en 1998, en introduction de son discours lors de la remise du Prix reçu de la Directors Guild of America, cette phrase “Quiconque a eu le privilège de réaliser un film est conscient que c’est comme vouloir écrire Guerre et Paix dans l’auto-tamponneuse d’un parc d’attraction (…)”
Le livre-objet regroupe notes, notices historiques, 17000 clichés des repérages effectués par les assistants de Kubrick, et des essais des costumes , etc. Le tournage était proche de débuter quand Kubrick dû se résoudre à faire marche arrière, d’où la richesse documentaire de ces archives, conservées méticuleusement par Kubrick toute sa vie.
La génèse avortée de Napoléon
Après le succès de 2001, l’odyssée de l’espace, Stanley Kubrick croit penser que les studios lui mangent dans la main. Il estime alors le temps venu de porter enfin ses efforts sur Napoléon, personnage historique qui le fascine notamment pour son sens unique du détail et qui, malgré son extrême rigueur à tout planifier, n’a pu empêcher sa propre perte. La MGM le suit effectivement pour porter son ambition à l’écran et Kubrick dépêche son précieux assistant sur 2001, Andrew Birkin, pour qu’il commence à répertorier et acquérir tous documents ayant rapport avec Napoléon.
Le travail en amont prend instantanément des proportions dantesques. Kubrick auditionne les plus grands spécialistes de l’époque napoléonienne et de l’Empereur lui-même, les assaille de questions à tel point que certains finiront par fuir le cinéaste. Kubrick accumule aussi les reproductions d’une très grande partie du patrimoine pictural de l’époque, notamment les tableaux représentant les scènes de guerre napoléoniennes. Birkin traverse lui le monde, il se trouve à Paris, passage obligé, en mai 68, alors que la France est paralysée. Le ministre de la culture André Malraux adresse une lettre à Birkin qui lui permet un accès entièrement libre à tous les grands monuments du pays. Il ira jusqu’à visiter, à la fin de l’année 68, le cabinet de l’Hôtel des Invalides.
Dans une interview accordée au journaliste Joseph Gelmis en 1968, Kubrick annonce que le tournage de Napoléon commencera à l’hiver 69. Kubrick prévoit trois mois de tournage en extérieur et quatre en studio. Il pense utiliser quarante mille fantassins et dix mille cavaliers pour les scènes de grandes batailles. Un accord est conclu avec la Roumanie, laquelle met son armée de réserve à disposition du cinéaste (et qui aura le temps d’essayer les costumes avant que le projet ne soit avorté). Kubrick a aussi choisis son Napoléon. Après avoir envisagé deux acteurs anglais, David Hemmings et Ian Holm, il s’intéresse de près à un jeune acteur américain tout droit sorti d’Easy Rider, Jack Nicholson, apparemment disposé à accepter le rôle.
Cependant, le temps du colossal travail de préparation initié par Kubrick, d’autres projets autour de Napoléon sortent des tiroirs des studios : Les Aventures du brigadier Gérard de Jerzy Skolimowski (sorti en 70 avec Eli Wallach dans la peau de l’Empereur), L’Aigle en cage de Fielder Cook (71, avec Kenneth Haigh) et surtout Guerre et Paix de Sergueï Bondartchook avec Rod Steiger (68), superproduction de Dino de Laurentiis au budget de plus de 20 millions de dollars. Aucun de ses films ne triomphe auprès du public. Pire, Guerre et Paix est un gouffre financier tel que les studios se retrouvent soudain frileux, d’autant qu’ils savent Kubrick intransigeant et incontrôlable.
De plus, en parallèle, un changement de direction s’opère au sein de la MGM. Le directeur Robert O’Brien est mis à la porte en octobre 68 et les nouveaux dirigeant réorientent leurs stratégies, abandonnant notamment l’idée de produire le projet impérial de Kubrick. Contraint de trouver un autre studio pour poursuivre son entreprise, Kubrick fait face à la conjoncture et se rend compte qu’il ne parviendra pas à ses fins. Il se reporte immédiatement vers un autre projet, qui sera Orange Mécanique d’après le roman d’Anthony Burgess (sorti en 71).
De la façon dont Kubrick pouvait décrire la manière dont il envisageait de tourner son film, et parce que a posteriori sa filmographie parle pour lui, on peut peut-être regretter qu’un potentiel chef d’oeuvre n’ait pas réussit à aboutir. “Les batailles napoléoniennes sont si belles. On dirait d’immenses ballets mortels (…). Il n’est pas nécessaire d’avoir l’esprit militaire pour apprécier l’éclat esthétique qu’elles possèdent toutes (…). C’est presque comme une grande oeuvre musicale ou la pureté d’une formule mathématique. C’est cette qualité que je veux faire passer, en plus de la réalité sordide des batailles. Vous savez, il y a une disparité étrange entre la beauté visuelle et organisationnelle pure des batailles historiques ayant eu lieu dans un passé suffisamment lointain, et leurs conséquences au niveau humain. C’est un peu comme regarder deux aigles royaux planer dans le ciel au loin. Peut-être sont-ils en train de déchiqueter une colombe, mais si on est suffisamment loin, la scène est superbe” (1).
Le volume d’archives mis à disposition par la famille de Kubrick, Alison Castle et l’éditeur Taschen, permet peut-être de fantasmer ce film jamais fait. La suite de la carrière de Kubrick, après cet épisode qui lui a sans doute été douloureux, nous oblige cependant à savourer ce qe l’on a. Si Napoléon avait été réalisé par Kubrick, le cinéaste nous aurait-il gratifier de l’un des plus grands films de l’Histoire du Septième Art avec Barry Lyndon ? Le Napoléon que nous ne verrons jamais serait-il d’une valeur comparable au Barry Lyndon que nous connaissons ? Ces questions n’ont évidemment pas de réponses. On a seulement cette certitude que Barry Lyndon existe, qu’il est un film prodigieux et un des plus hauts sommets de la carrière de Kubrick. On peut quand même se dire que tout le travail de documentation pour Napoléon a justement été réutilisé pour Barry Lyndon, que ce travail n’a donc pas été tout à fait vain. Le reste n’est qu’illusions, même si l’on a tout de même bien le droit de rêver…
Benoît Thevenin
(1) Stanley Kubrick, John Baxter, ed Seuil, 1997, p 234.
Edition trilingue limitée à 1 000 exemplaire, Taschen, 2 874 p.
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