Paris exposition. Jusqu’au 14 Janvier 2013, le musée de Montmartre a Paris accueille une exposition intitulée autour du Chat noir qui est l’occasion de redécouvrir les arts et les plaisirs à Montmartre dans ce qui fut longtemps qualifié de « plus extraordinaire cabaret du monde »…
Les années qui suivent les grands désastres nationaux sont le plus souvent marquées par un retour au conservatisme le plus rigoureux. Tel fut le cas, après ce que Roland Dorgelès appela la « drôle de guerre », avec le régime de Vichy ; tel fut auparavant le cas après la guerre franco-prussienne de 1870 qui vit s’écrouler l’Empire, sous une IIIe République naissante, amputée de ses deux provinces de l’Est. Dès 1873, Mac-Mahon, alors président, avait souligné sa volonté de rétablir « l’ordre moral ». Ce phénomène s’explique : chaque période précédant une défaite est supposée marquée par une « décadence » des mœurs qui en serait à l’origine ; ce prétexte permet, à la fois, de renforcer l’ordre social et d’occulter les erreurs de stratégie militaire.
Mais l’imposition d’un ordre moral suscite toujours une pulsion inverse, vers davantage de liberté, dont les artistes se font généralement le fer de lance. Dans le Paris de la fin du XIXe siècle, Montmartre, quartier populaire, mais aussi refuge du monde de l’art depuis les aménagements de la « Nouvelle Athènes » dans les années 1840, devint ainsi le théâtre d’une création débridée, foisonnante, avec pour centre névralgique le Cabaret du Chat Noir. C’est l’histoire de cet établissement aujourd’hui mythique que propose le Musée de Montmartre, récemment restauré, à travers la belle exposition « Autour du Chat Noir, Arts et plaisirs à Montmartre, 1880-1910 » (jusqu’au 13 janvier 2013). Art, plaisirs et liberté d’esprit se développaient en effet dans ce quartier parisien, comme le soulignaient ces vers de Raoul Ponchon, publiés en 1889 : « Délices de Paris et gloire de Montmartre, / Lesbos où les baisers, chauds comme des lapins / Et beaucoup plus nombreux que les poils d’une martre, / Réveillent les rats morts qu’au plafond l’on a peints ; / Délices de Paris et gloire de Montmartre ! »
Si l’expression « plein comme un œuf » peut convenir à un espace, c’est bien à ce musée qui expose, sur une surface exigüe dominant le vignoble de la Butte, près de 230 objets (toiles, lithographies, dessins, photos, livres, sculptures, meubles) du plus grand intérêt – beaucoup n’ayant jamais été présentés auparavant – suivant un parcours muséographique astucieux avec, pour fond musical, le souvenir d’Yvette Guilbert et d’Aristide Bruant.
Fondé en 1881 par Rodolphe Salis (1851-1897), artiste, mais aussi mystificateur de haut vol, le Chat Noir allait exercer un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle « Fin de siècle », d’abord au 84, boulevard Rochechouart, puis au 12, rue Laval (aujourd’hui rue Victor Massé). Sans doute cet établissement se voulait-il littéraire et il l’était ; pour autant, ce sont toutes les formes d’art, musique, chanson, cirque, peinture, poésie, littérature, théâtre qui y furent représentées autour d’un concept d’art total, dans une approche de rupture avec la tradition académique, résolument transgressive, utilisant la dérision, l’humour au vitriol, l’irrévérence, l’absurde, la satire et la provocation bon-enfant comme principaux moyens d’expression.
Le succès fut au rendez-vous. Le Tout-Paris, y compris quelques bourgeois pourtant cibles privilégiées des créateurs, venait s’encanailler à Montmartre. Mais le Chat Noir s’imposait surtout comme le lieu de rendez-vous et de divertissement d’une bande d’amis, héritiers des bousingots de 1830, créateurs dont la postérité conserve les noms : on pense naturellement à Toulouse-Lautrec, mais aussi à Degas, Vuillard, Jongkind, Willette, Bonnard, Maurice Denis, Steinlen (auquel on doit la célèbre affiche du cabaret), Alfred Jarry, Aristide Bruant. Erik Satie et Claude Debussy improvisaient sur un piano droit, exceptionnellement autorisé par le Préfet de Police, que le visiteur pourra voir dans le cadre de l’exposition. Des artistes indépendants en croisaient d’autres, regroupés en mouvements aux noms évocateurs : les Hydropathes, les Hirsutes, les Incohérents. Toutefois, derrière une insouciance et une ironie de façade, se profilait une luxuriante créativité avant-gardiste qui annonçait, avec plus d’un demi-siècle d’avance, le Dadaïsme puis le Surréalisme. Les œuvres en témoignent.
Ainsi en est-il de cet étonnant détournement de la Joconde réalisé par Eugène Bataille (dit Sapeck), intitulé Mona Lisa avec une pipe, qui préfigure, dès 1887, L.H.O.O.Q., la célèbre Joconde à moustaches que dessinera Marcel Duchamp en 1919. On pense aussi, bien entendu, aux monochromes d’Alphonse Allais, tel ce rectangle rouge intitulé Récolte de tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge (1884) ou cet autre, blanc, Première communion de jeunes filles chlorotiques par temps de neige (1883), ancêtres du Carré blanc sur fond blanc de Malevitch (1918).
L’exposition rend fidèlement compte de cette atmosphère à la fois joyeuse et créative, à travers les œuvres des peintres qui fréquentèrent le Chat Noir (Lautrec, Manet, Chéret, Willette, Louis Legrand, Ibels, Denis), des documents d’époque et surtout l’extraordinaire théâtre d’ombre créé par Henri Rivière et Henry Somm, dont les décors justifieraient à eux seuls une visite. Il ne s’agissait bien entendu pas d’un théâtre pour enfants ; pièces érotiques, voire scatologiques, partageaient l’affiche avec des fables parodiques dans de surprenants décors de bois et de zinc qui eussent probablement intéressé Antonin Artaud s’il n’avait pas vu le jour un an avant la fermeture du cabaret.
Un remarquable catalogue (Skira Flammarion, Musée de Montmartre, 192 pages, 25,50 €) présente les objets exposés et met en perspective cette époque d’innovations permanentes et de modernité. On pourra aussi lire l’ouvrage de Maurice Donnay, Autour du Chat Noir (Grasset, Les Cahiers rouges, 196 pages, 7,65 €), dans lequel l’auteur, qui fréquenta assidument l’endroit dans sa jeunesse puisqu’il y écrivit des chansons, livre de précieux souvenirs.
Illustrations : Alexandre Steinlen, Affiche de la tournée du Chat Noir, 1896, lithographie, collection du musée de Montmartre – Henri Rivière, Pour Ailleurs: le socialisme, 1891, zinc, collection du musée de Montmartre – Eugène Bataille (Sapeck), Mona Lisa avec une pipe.
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