« La saga de la 2 CV » est la nouvelle fiction que j’ai écrite pour Au fil de l’histoire, l’émission de France Inter. Elle sera diffusée le 4 mars prochain.
Les objets aussi ont une histoire et constituent un champ d’investigations intéressant de l’histoire économique. La 2 CV en est un exemple, comme en témoignent les nombreuses
publications à son sujet, en particulier un mémoire de maîtrise de 1995 rédigé par Jérôme Thuez sous la direction de l’historien Jacques Marseille, intitulé Histoire de la 2 CV
Citroën.
T.P.V. : de la « Toute Petite Voiture » à la « Toujours Pas Vue »
Dès le début du XXe siècle, André Citroën a la conviction que la voiture doit toucher, dans les décennies à venir, un très large
public. Aussi adopte-t-il en 1919 les méthodes de fabrication en série américaines mises au point par Taylor et propose la première voiture fabriquée en grande série, la 10 HP type A. Puis, en
1921, la 5 CV, qui reste cependant une « voiturette » et non un véhicule considéré comme une « vraie » voiture.
L’idée d’une voiture populaire est reprise par les frères Michelin, Édouard et André, qui, en décembre 1922, mènent une véritable
étude de marché afin de déterminer le profil d’une petite voiture accessible aux masses. Des dizaines de milliers de questionnaires sont diffusés dans toute la France pour recueillir les opinions
des clients potentiels. Cinq questions sont posées : quel prix ? Quel usage ? Combien de places ? Quel poids et quelles marchandises à transporter ? Quelle vitesse ?
Cette enquête s’appuie sur le constat que, dans ce domaine, en comparaison avec les États-Unis, le marché français est sous-équipé.
Citroën et Michelin : les deux entreprises sont liées. En effet, la seconde est la principale créancière de la marque au double chevron. Or, dans les années trente, la crise
économique se propageant au monde entier, Citroën connaît de graves difficultés financières : Michelin décide alors de reprendre l’entreprise. André Citroën meurt en 1935 : Pierre
Michelin, fils d’Édouard, lui succède, avec pour bras-droit Pierre-Jules Boulanger. C’est Pierre Michelin qui lance le projet d’une T.P.V., une « Toute Petite Voiture » destinée à la
fois au plus grand nombre et à redonner une santé financière à Citroën. Les premiers prototypes sont fabriqués dès 1936. Mais Michelin se tue dans un accident de voiture l’année suivante :
c’est Boulanger qui reprend la direction de l’entreprise, assisté de Pierre Bercot. Il pousse ses ingénieurs, en particulier André Lefèbvre, à explorer toutes les solutions techniques afin de
répondre à son cahier des charges : « quatre roues sous un parapluie », une vitesse n’excédant pas soixante kilomètres heure, ne consommant que trois litres aux cent, ayant un
faible coût d’entretien et sans aucune considération pour l’esthétique. Finalement, en 1939, 250 véhicules sont prêts à être présentés au public lors du Salon de l’Automobile prévu en octobre.
Mais la guerre éclate : celle que l’on appelle alors la 2 CV attendra.
Boulanger et ses ingénieurs poursuivent leurs recherches pendant l’Occupation, dans le plus grand secret. Un motoriste italien, que
Boulanger a engagé en 1940, Walter Becchia, met au point le moteur qui équipera toutes les 2 CV, un bicylindre refroidi par air qui lui vaudra le surnom de « deux-pattes ». Après la
guerre, la grande concurrente de Citroën, Renault, présente, en 1946, sa voiture populaire, la 4 CV. Mais Boulanger ne désarme pas : il entend bien faire aboutir son projet T.P.V – que les
journalistes, impatients, renomment « Toujours Pas Vue »…
Marraine de la 4L
Finalement, le 7 octobre 1948, la 2 CV est présentée au Salon de l’Automobile. Pierre-Boulanger en personne ôte la bâche recouvrant
la voiture au moment où arrive le président de la République, Vincent Auriol, sur le stand Citroën. La petite Citroën suscite des réactions diverses : beaucoup de journalistes spécialisés,
incrédules, ne jugent pas cette voiture capable de se maintenir sur le marché bien longtemps ; mais certains, au contraire, louent les qualités techniques de la 2 CV, notamment sa suspension
révolutionnaire.
Les années 1950 sont une période faste pour la 2 CV. La petite Citroën, deux fois moins chère que la 4 CV de Renault, connaît un
grand succès : dans un contexte encore marqué par la pénurie, elle se révèle très utile. D’un peu plus de 6 000 véhicules produits en 1950, on passe, dès l’année suivante, à près de
14 600, puis à plus de 52 000 en 1954 et à 107 000 en 1957. Par ailleurs, forte de cette réussite, Citroën lance, dès 1951, la version utilitaire et, en 1958, la 4×4, baptisée
« Sahara ». Boulanger n’assiste pas à ce succès : il meurt en effet dans un accident de voiture le 11 novembre 1950.
Au cours de cette même décennie et de la suivante, la « dedeuche » est mise sur différents marchés européens : Angleterre, Belgique, Espagne, Portugal et Yougoslavie
notamment. La petite Citroën se vend aussi sur les autres continents : Chili, Argentine, Vietnam, Iran, Afrique… C’est parce que cette petite voiture est facile à entretenir et pas chère
qu’elle a réussi à conquérir les marchés émergents.
En 1961, Pierre Bercot, nouveau dirigeant de Citroën depuis 1958, se retrouve confronté à une concurrente redoutable : la 4L de
Renault (ou R4) : elle est plus puissante (603 cm3 contre 425 cm3) et moins chère. Bercot envisage même un procès pour plagiat : en effet, la dernière-née de la
Régie ressemble, à s’y méprendre, à la 2 CV. Et de fait, un ingénieur de Renault avouera plus tard : « On a dressé le portrait robot de ce qu’allait être la R4. Tout était fait par
référence à la 2 CV. Il fallait qu’elle soit moche, montrant aussi un caractère utilitaire. » D’une certaine façon, la 2 CV a été la marraine de la 4L… Finalement, Bercot renonce à un
procès. Après une baisse des ventes de la 2 CV en 1962, celles-ci repartent à la hausse dès 1963 pour atteindre, en 1966, le chiffre de 168 357 berlines.
La 2 CV fait le tour du monde
Les années 1960, situées au cœur des Trente Glorieuses, amorcent cependant un recul de la « deuche ». En effet, les ventes
passent sous la barre des 100 000 berlines en 1967, descendant jusqu’à 57 000 en 1968. Il faut dire que le bruit excessif de son moteur constitue l’un des principaux inconvénients face
à la concurrence. Ensuite, les Français aspirent à rouler dans des véhicules plus confortables mais encore relativement accessibles : Peugeot et Renault l’ont bien compris, qui proposent des
voitures moyennes tandis que Citroën est handicapé par la bipolarisation de sa gamme : d’un côté la DS, de l’autre la 2 CV et l’Ami 6, lancée en 1961. Entre, rien. La fin de la 2 CV est même
envisagée : la Dyane, sortie en 1967, et la Méhari, en 1968, doivent, à terme, remplacer la « dedeuche ».
Mais les publicitaires de l’agence Delpire, à laquelle Citroën a fait appel, sont parvenus à faire de la 2 CV une voiture
sympathique, simple, sans prétention, voire anticonformiste car, aux États-Unis par exemple, elle est associée au mouvement hippy. En outre, la culture populaire s’en empare : la
« deux-pattes » fait son cinéma dans Le Gendarme de Saint-Tropez et Le Corniaud dans les années 1960, dans Rien que pour vos yeux et Scout toujours
dans les années 1980. La bande-dessinée aussi fait appel aux services de la petite Citroën, par exemple pour conduire Dupond et Dupont aux côtés de Tintin dans L’Affaire Tournesol. La 2
CV apparaît même dans la chanson, par exemple dans « Les Regrets », en 1993, d’Alain Souchon, et dans « Vingt ans » de Pierre Bachelet.
De plus, la 2 CV devient également synonyme d’aventure avec des longs raids menés par des particuliers autour du monde. Ainsi, en
1952, Michel Bernier et Jacques Huguier accomplissent en « dedeuche », en un peu plus d’un mois, un tour de la Méditerranée. L’année suivante, Jacques Cornet et Henri Lochon partent du
Québec en 2 CV pour rejoindre la Terre de Feu avant de remonter vers Rio de Janeiro d’où ils embarquent en direction de Dakar. Et, de là, ils roulent vers Paris via le Sahara et l’Espagne. Quant
à Jacques Séguéla et Jean-Claude Baudot, ils parcourent en 1958 et 1959 plus de cent mille kilomètres à travers cinquante pays. Ils publient un livre en 1960, La Terre en rond, qui
relate leurs exploits au volant de la « deuche ». Face à ces initiatives individuelles, les dirigeants de Citroën créent, en 1957, un Prix du tour du monde. Puis, à partir de 1970, sur
une idée de Jacques Wolgensinger, chef du service de l’Information et des Relations publiques de Citroën, l’entreprise organise de grands rallyes en 2 CV : c’est Paris-Kaboul-Paris en août
1970, Paris-Persépolis-Paris en 1971 et un raid en Afrique en 1973. Wolgensinger met sur pied également des 2 CV Cross à partir de 1972.
En 1970, les ventes franchissent de nouveau la barre des 100 000 exemplaires vendus pour la berline. La hausse se fait jusqu’en 1974, année où sont vendues 163 000 2 CV. Ce
redécollage des ventes peut s’expliquer, en partie du moins, par le choc pétrolier de 1973 : les automobilistes, en ces temps d’augmentation du prix du pétrole, cherchent à consommer le
moins possible. Le succès est tel que la production de la Dyane et de la Méhari, pourtant prévues à l’origine pour remplacer la 2 CV, s’arrêtent. De plus, en 1976, Citroën lance une série limitée
baptisée Spot. D’autres séries voient le jour : France 3, 007 – modèle jaune avec faux impacts de balles en référence au film Rien que pour vos yeux – et, surtout, la Charleston qui
connaît, dans les années 1980, un grand succès. En 1976, deux 2 CV sont fabriquées à l’effigie d’une basket : cette création est le résultat d’un concours lancé par un établissement
supérieur d’art et de technique portant sur la personnalisation d’un produit à forte diffusion. C’est Claire Pagniez qui remporte donc ce concours avec la 2 CV Basket.
En 1980 toutefois, les ventes redescendent sous la barre des 100 000 exemplaires. La 2 CV est encore produite pendant dix ans,
notamment pour l’Allemagne qui est l’un des pays où la voiture se vend le mieux en raison des préoccupations écologiques qui y sont fortes. En 1990, la production de la 2 CV cesse définitivement.
Elle aura été produite à plus de cinq millions d’exemplaires, berlines, fourgonnettes et 4×4 réunis. Elle constitue l’une des plus grandes réussites de l’industrie automobile. Certaines marques
ont tenté de la ressusciter à travers la Twingo et la Panda par exemple. Même l’Américain Chrysler a proposé pour le marché chinois, à la fin des années 1990, une voiture populaire fortement
inspirée de la petite Citroën. Pour ses recherches, il fit d’ailleurs venir une véritable 2 CV…
Fiction disponible en écoute et en podcast sur le site de France Inter : La saga de la 2 CV, Au fil de l’histoire.
Aller plus loin
BROUSTAIL, Joël et GREGGIO, Rodolphe, Citroën. Essai sur 80 ans d’antistratégie, Paris, Vuibert, « Entreprendre »,
2000.
JEMAIN, Alain, Michelin, un siècle de secrets, Paris, Calmann-Lévy, 1982.
LELONG, Cédric, 2 CV Citroën. 60 ans d’années folles, ETAI, Boulogne-Billancourt, 2008.
PASCAL, Dominique, La 2 CV Citroën, Paris, Calmann-Lévy, « Archives & collections », 2001.
THUEZ, Jérôme, Histoire de la 2 CV Citroën, mémoire de maîtrise d’histoire, Université Paris I, sous la direction de Jacques
Marseille, 1995.
THUEZ, Jérôme, « La grande aventure de la 2 CV », in L’Histoire, février 1998, n° 218, pp. 72-76.
WOLGENSINGER, Jacques, La 2 CV. Nous nous sommes tant aimés, Paris, Gallimard, « Découverte », 1995.
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