Être anthropologue ne protège pas du vieillissement, surtout si on a connu la Seconde Guerre Mondiale, mais cela permet sans aucun doute de comparer la manière dont les peuples considèrent avec plus ou moins de sérieux ce que l’on nomme travail. Et par conséquent ce que veut dire le temps de vivre, surtout lorsque les obligations professionnelles de nos modes de vie occidentaux s’interrompent en raison de la retraite.
Françoise Héritier a beaucoup d’humour. J’ai pu m’en rendre compte en écoutant les Matins de France Culture cette semaine. Par chance, on peut encore écouter la totalité de l’émission. Dans la lignée de Claude Lévi-Strauss auquel elle a succédé au Collège de France, elle a tourné son regard attentif vers les femmes, leur circulation dans certaines sociétés traditionnelles et plus largement leur statut social, et par conséquent leur place dans la politique, domaine où elle a su apporter ses conseils et les apporte encore à la veille d’une élection présidentielle en France.
Mais l’ouvrage qu’elle vient juste de faire paraître chez Odile Jacob ne décrit aucune relation sociale. Il établit une simple relation entre une femme, elle-même et son médecin, un prisonnier du travail et du dévouement. Parfois on dit un médecin à l’ancienne, mais cela n’a aucun sens puisqu’il est toujours vivant, et sa patiente aussi. Alors l’été dernier, puis vers l’automne qui s’engage, Françoise lui a écrit pour lui parler… du sel de la vie.
« J’ai alors commencé à lui répondre en ce sens : vous escamotez chaque jour ce qui fait le sel de la vie. Et pour quel bénéfice, sinon la culpabilité de ne jamais en faire assez ? Commençant à fournir quelques grandes pistes au début, je me suis vite prise au jeu, et je me suis interrogée sérieusement sur ce qui fait, a fait et continuera à faire, j’en suis certain, le sel de la mienne. »
Nul-doute qu’après une telle introduction, elle ne peut ignorer s’adresser aussi à tous ceux de sa génération et de la mienne qui continuent sur leur lancée à prendre à bras le corps des missions et des combats qui permettent à la tête de rechercher les liens entre passé et présent. Les liens qui nous relient à la famille proche, aux amours partagés et plus généralement à la société à laquelle on s’adresse en écrivant, en parlant, en agissant. Peut-on vraiment rayonner, je veux dire diffuser la réflexion autour de soi, si ce rayonnement n’est pas en même temps porteur de sentiments intimes ?
« Il s’agit de sensations, de perceptions, d’émotions, de petits plaisirs, de grandes joies, de profondes désillusions parfois et même de peines, bien que mon esprit se soit tourné plutôt vers les moments lumineux de l’existence que vers les moments sombres, car il y en a eu. »
Je prévois à ce petit ouvrage un grand succès public, si les libraires savent le mettre en évidence et ne cachent pas entre des gros tomes de Traités de sciences sociales qui vont l’écraser de leur poids et de leur autorité. Il doit venir jouxter le livre de Stéphane Essel dans les vitrines.
Mais de quoi s’agit-il en effet ? Un peu comme le « Je me souviens » de Georges Pérec, ou de la présentation de ce même livre en bande dessinée pour les enfants par Yvan Pommaux, ou encore comme dans « Les Années » d’Annie Ernaux, d’une tendre nostalgie du temps qui passe. Mais bien entendu, c’est trop peu dire. Le livre évoque avec des mots simples ce qui nous construit comme être social, en deçà du rôle public que nous jouons. Il redonne le contexte même de ce que nous pouvons offrir, en plus, ou mieux encore, avec. On ne peut tout citer. Le livre enchaîne, dans un admirable défilé, des visions sensuelles qui tombent légèrement comme une douce pluie qui imprègne la terre et lui fait rendre toutes ses odeurs :
« …j’ai oublié les fous rires, les coups de fil à bâtons rompus, les lettres manuscrites, les repas de famille (certains) ou entre amis, les bières au comptoir, les coups de rouge et les petits blancs, le café au soleil, la sieste à l’ombre, manger des huîtres en bord de mer ou des cerises sur l’arbre…
…chuchoter au téléphone, prendre des rendez-vous des années à l’avance, se pâmer devant le port de Robert Mitchum, la démarche de Henry Fonda, le sourire de Brad Pitt, la beauté romantique de Gene Tierney ou de Michelle Pfeiffer, l’ingénuité de Marilyn Monroe, la grâce d’Audrey Hepburn, savourer une coppa del nonno à Florence, soupirer d’aise, flâner dans les rayons d’un grand magasin… »
Et ce début de chapitre que j’aime entre tous :
« …se tenir immobile devant un mamba noir mal réveillé, adorer le Dr House ou la jeune fille gothique aux couettes brunes de NCIS ou le personnage d’Ally McBeal, sauter à la corde entre deux copines qui la font tourner de plus en plus vite (c’est la préhistoire…), se délecter de gin-fizz avec le bord du verre givré ou de Campari-soda, manger à la file des pistaches ou des noix de cajou… »
Par hasard, ou pas, Françoise Héritier règle ce soir dans le Monde en quelques lignes le sort de l’abominable homme « des civilisations qui ne se valent pas toutes. »
« Monsieur Guéant confond les deux termes et je ne sais trop s’il entend parler de « civilisations » ou de « cultures », ou même simplement d’usages particuliers ou de singularités comportementales. Mais ce ne sont pas tant cette ignorance et cette méprise qui choquent que la méconnaissance totale de ce que les sciences sociales ont apporté depuis une centaine d’années, à commencer par des descriptions, des définitions, des méthodes d’observation, un langage commun. Le ministre pense que son bon sens d’être humain et de Français ordinaire sont suffisants pour porter un jugement définitif dans des domaines de connaissance qui lui échappent. Ici, le » ressenti « , pour utiliser un terme qui devient à la mode, serait suffisant pour juger, de même que le fait de faire partie soi-même de l’objet d’étude. Sur des questions qui relèvent de la connaissance de la terre et de l’univers, il ne se le permettrait pas. Or il ne suffit pas d’être soi-même un homme pour comprendre ipso facto tout ce qui relève de l’humain. »
Pour ne pas laisser seule l’ultime référence de l’auteur, quelques travaux récents :
Françoise Héritier, Retour aux sources, Paris, Éditions Galilée, 2010. (ISBN 978-2-7186-0833-4)
Françoise Héritier, Hommes, femmes : la construction de la différence, Paris, Édition Le Pommier, 2010. (ISBN 978-2-7465-0508-7)
Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski, Nicole Bacharan, La Plus Belle Histoire des femmes, Paris, Éditions du Seuil, 2011. (ISBN 978-2-02-049528-8)
Françoise Héritier, « Le sel de la vie », Paris, Édition Odile Jacob, Paris, 2012. (ISBN
978-2738127549)