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Portraits du Liban (5/5): L’étonnant « Jurassic Park marin » de Pierre Abi Saad

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Qui, hors de la communauté scientifique, sait qu’il existe au Liban d’extraordinaires ressources de fossiles marins ? Pourtant, dans les montagnes qui surplombent la ville de Byblos (aujourd’hui Jbeil, à 38 km au nord de Beyrouth), s’étendent plusieurs carrières de pierre calcaire qui renferment ce que les paléontologues appellent un « gisement à conservation exceptionnelle » – l’un des plus riches au monde.

Acteur incontournable de ce domaine, Pierre Abi Saad maîtrise parfaitement son sujet. Ce scientifique sympathique explique depuis des années aux visiteurs de sa boutique-musée (située près de la citadelle) l’histoire géologique de la région, raconte la découverte, par son grand-père, des carrières dont sa famille est devenue propriétaire et présente les pièces les plus rares de sa collection.

Que l’on ne s’y trompe pas, son enthousiasme n’est pas celui d’un bateleur qui ferait sans scrupule commerce du patrimoine national. C’est celui d’un passionné qui, avec rigueur, conserve systématiquement au Liban les dix plus beaux spécimens de chaque espèce qu’il exhume avec ses équipes ; seuls les autres pourront être vendus aux musées étrangers ou aux collectionneurs. En outre, Pierre Abi Saad passe une grande partie de l’année à accueillir des missions scientifiques du monde entier (Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, etc.), venues effectuer des fouilles et identifier les espèces présentes. D’ailleurs, le jour où il m’a conduit sur le gisement d’Haqil, situé dans une zone d’accès difficile, à environ 700 mètres d’altitude, nous étions accompagnés d’un professeur et d’un doctorant du Muséum d’Histoire naturelle de Paris ainsi que de deux archéologues.

Les fossiles libanais ont une histoire déjà ancienne. Lorsqu’au IVe siècle, l’évêque Eusèbe de Césarée découvrit que des poissons fossilisés se trouvaient dans ces montagnes, il y vit une preuve irréfutable du Déluge. Durant les Croisades, le Sire de Joinville, qui fit le même constat, en tira des conclusions similaires. Depuis, la légende biblique s’est effacée devant les progrès de la science. Celle-ci nous explique qu’au Crétacé – et très exactement au Cénomanien (il y a 93 à 99 millions d’années) –  des pluies particulièrement abondantes précipitèrent dans la mer (alors appelée Téthys) assez d’alluvions pour que le plancton et les micro-algues se développent de manière exponentielle, au point de capter tout l’oxygène contenu dans l’eau, provoquant la mort massive de la faune marine. Poissons, crustacés, invertébrés se déposèrent ainsi sur le fond, par couches successives, chacune recouverte de sédiments. Des conditions particulières au lieu facilitèrent une vitesse de sédimentation rapide, ce qui permit un mode de conservation excellent. 50 millions d’années plus tard, la tectonique des plaques souleva le fond marin et forma les montagnes au cœur desquelles les gisements de fossiles se trouvent aujourd’hui.

Contrairement à d’autres gisements, ceux du Liban ne recèlent pas d’animaux de taille spectaculaire (la plus grande pièce, un requin, mesure toutefois 3,80 m) ; en revanche, ils se distinguent par une biodiversité exceptionnellement riche. Pas moins de 400 espèces de poissons et 50 de crustacés ont ainsi été identifiées, sans compter quelques pieuvres et calamars, voire des tortues parfaitement conservées. Certaines espèces existent toujours (notamment le célèbre cœlacanthe), la majorité a disparu, comme ces extraordinaires raies-soleil, particulièrement décoratives. Et beaucoup d’autres sont régulièrement mises à jour. Ainsi, les deux scientifiques français rencontrés sur place avaient-ils découvert, en deux semaines de recherches, 15 types inconnus de crustacés dans ce « Jurassic Park » minéral.

En dépit de l’abondance de la faune, extraire les fossiles des strates de calcaire demande un réel savoir-faire. Sans doute faut-il maîtriser la précision du geste du marteau et du burin afin de séparer les strates de calcaire et dégager les spécimens sans les détériorer. Mais il faut aussi de l’intuition car, selon la géométrie des pierres et les infimes taches brunes qu’elles comportent, le spécialiste devinera la présence d’un fossile là où le néophyte ne distinguera rien. La chance, finalement, n’a que peu de place dans cette pêche miraculeuse. Pierre Abi Saad le reconnaît : « Des mois, parfois des années sont nécessaires pour acquérir une telle expérience. » Et, lorsqu’une pièce apparaît, tout, ou presque, reste à faire pour la rendre présentable, scientifiquement exploitable. « Une journée de fouille représente un mois de traitement en atelier », précise-t-il. En effet, les fossiles – empreinte et contre-empreinte – doivent être minutieusement dégagés – un travail de haute précision qui occupe toute une équipe aguérie à cet exercice. Car certaines plaques peuvent contenir des bancs entiers de poissons de petite taille et d’autres un seul, mais si bien préservé que l’on distingue, une fois la tâche de nettoyage réalisée, arrêtes, dents et écailles. Dans le corps de certains prédateurs, on parvient même à distinguer la proie qu’il venait d’avaler avant de mourir.

Comme pour la majeure partie du patrimoine culturel libanais, la mise en valeur des ressources fossiles doit très peu à l’Etat. Sans des initiatives privées, telle celle de la famille Abi Saad, il est probable que la communauté scientifique ne pourrait étudier ces gisements avec une telle facilité et que les touristes ne pourraient voir la collection qu’elle a constituée (le site Internet de son entreprise, Mémoire du temps, est consultable en suivant ce lien).

Pour celles et ceux qui souhaiteraient aller plus loin dans cette découverte, signalons enfin l’ouvrage de Mireille Gayet, Anne Belouze, Arlette Armand, Olivier Gaudant et Pierre Abi Saad, Les Poissons fossiles (Desiris, 157 pages, 39,50 €). Bien qu’écrit par une équipe de scientifiques, cet essai abondamment illustré demeure accessibles à tous.

Illustrations : La famille Abi Saad, au premier rang, à gauche, Pierre Abi Saad – Le musée « Mémoire du temps » – Fouilles à Haqil – Cyclobatis (raie soleil) – Banc d’Armigatus – Tortue (photos © Pierre Abi Saad/Mémoire du temps).    

Thierry Savatier

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