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Quand l’utopie se fait tragédie

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Un fait divers peut suggérer une réflexion historique : comparaison entre l’affaire Jean-Claude Romand et le communisme,
deux histoires de mensonges et de crimes.

Quand l'utopie se fait tragédie

Le présent article s’inspire d’un texte lumineux publié sur le blog Equinox et intitulé L’Adversaire, un « roman » sur le besoin d’utopie ? Dans ce texte,
l’auteur livrait ses impressions suite à la lecture de L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère : ce récit retraçait l’histoire vraie de Jean-Claude Romand, cet homme qui a menti pendant
dix-huit ans à son entourage en faisant croire qu’il était chercheur à l’OMS et qui a assassiné sa femme, ses deux enfants et ses parents les 9 et 10 janvier 1993 avant de tenter de mettre fin à
ses jours. L’auteur du blog suggère un parallèle intéressant avec le communisme : le besoin d’utopie qui aurait animé l’entourage de Jean-Claude Romand fut le même qui a mobilisé des
millions de sympathisants communistes et de « compagnons de route » au XXe siècle en faveur du totalitarisme rouge. Illusion, mensonge et crimes : voilà en effet des éléments
communs à l’affaire Romand et au phénomène communiste. Nous nous proposons ici de développer la comparaison.

La définition de l’utopie

Quand l'utopie se fait tragédie 2

Étymologiquement, le mot utopie peut prendre deux sens. Il se compose du radical grec topos, qui veut dire
« lieu », et de deux préfixes possibles : eu-topos désigne le lieu du bonheur ; ou-topos veut dire le lieu de nulle part, le lieu qui n’existe pas. Le mot a
fini par concilier les deux sens : l’utopie consiste, nous dit le Petit Robert, en un « pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux ». L’utopie, c’est la
société parfaite, rêvée, promise au genre humain dans un avenir plus ou moins proche. C’est la situation de rêve qui fait le bonheur de ceux qui l’ont atteinte.

Dans l’affaire Romand, il y a bien une dimension utopique. La réussite de Jean-Claude Romand ne pouvait susciter que l’admiration, la
fierté et le respect. Lui, fils de forestier, après avoir réussi ses études de médecine, est devenu chercheur à l’OMS (Organisation mondiale de la santé), dont les bureaux sont situés à Genève.
Médecin réputé, il rencontrait des personnalités, telles que Bernard Kouchner ou Laurent Fabius. Son ascension sociale était spectaculaire. Mais elle était totalement imaginaire. La vie du
docteur Romand était une chimère.

Le communisme fut la grande illusion du XXe siècle. L’utopie de la société sans classes à venir, basée sur la certitude de
l’autodestruction du capitalisme et le « mythe du prolétariat » comme acteur ultime de l’Histoire et comme classe élue, provenait du caractère prétendument scientifique du socialisme de
Marx et Engels. Le communisme représentait la promesse d’un avenir radieux, d’une société harmonieuse et parfaite. Cette utopie se manifestait par exemple dans des cours de marxisme donnés au
sein du PCF. Ainsi, ces propos tenus au début des années 1950 :

« Il est difficile sans doute de se représenter entièrement ce que sera cette nouvelle société, mais il y a des choses qu’on
peut affirmer. Dans la société nouvelle, il n’y aura plus de prisons. Bien entendu, il n’y aura plus d’églises. Il n’y aura plus d’armée. Il n’y aura plus de crimes. Il pourra y avoir des
malades, on les soignera. Toute idée de contrainte disparaîtra. Les hommes auront tout à fait le sentiment qu’ils sont débarrassés, dégagés de tout ce qui faisait autrefois leur servitude. Ce
seront des hommes absolument nouveaux. […] Quand on sait que l’on est dans cette voie et que cette voie est celle de l’évolution humaine qui apportera aux hommes la fin de tant de misères, que
c’est la voie scientifique, la voie certaine, on a le sentiment que l’on combat pour la plus grande des causes. » [1]

L’utopie communiste se nourrissait encore de la passion révolutionnaire. En effet, comme l’a souligné François Furet dans Le
passé d’une illusion
, la révolution opère une rupture en même temps qu’une promesse de bonheur collectif. Elle est une conception messianique de la politique : elle valorise le rôle de
la volonté. Elle représente la lutte contre une société existante au nom « d’un avenir rédempteur ». Cette passion pour l’idée révolutionnaire contribua à la séduction que le
communisme exerça sur les masses. D’ailleurs, le « charme universel d’Octobre » (François Furet) fonctionna à plein régime. Octobre désigne bien entendu la prise du pouvoir par les
bolcheviks en Russie en octobre 1917 et l’instauration de leur régime. Ce charme s’explique par la passion révolutionnaire : en octobre 1917, une révolution se faisait au nom de Marx :
cet événement mêlait le culte de la volonté en politique et la science tirée de Marx pour exercer une séduction puissante sur des générations de militants. De plus, les bolcheviks signèrent le
traité de Brest-Litovsk avec les Allemands en 1918 : le communisme signifiait donc la paix et la victoire du prolétariat – du moins, celle de son avant-garde autoproclamée. Elle devint la
grande lueur qui se levait à l’est : dès lors, comment critiquer Lénine, Trotski et leurs crimes de masse quand la révolution bolchevique portait tant d’espoirs ?

Les croyants

Ces utopies – l’ascension sociale fulgurante de Romand et la société sans classes à venir – répondaient-elles à un besoin ? Si
dans le cas du communisme, ce besoin de croire fut réel, dans le fait divers il n’est pas évident. Et pourtant. Dans L’Adversaire, Emmanuel Carrère raconte l’étonnement du juge
d’instruction face à cette affaire peu banale : en dix-huit ans, personne dans l’entourage de Jean-Claude Romand n’avait cherché à le joindre à son bureau, souhaité rencontrer l’un de
ses collègues ou poser des questions concernant son travail. Emmanuel Carrère ajoute : « Il est impossible de penser à cette histoire sans se dire qu’il y a là un mystère et une
explication cachée. Mais le mystère, c’est qu’il n’y a pas d’explication… » [2]

Et si, justement, le « besoin d’utopie » était l’explication. Aucun fait ne peut venir vérifier cette hypothèse mais on
peut au moins soulever la question. On peut d’autant plus la poser que le film de Nicole Garcia, L’adversaire, qui est l’adaptation du livre d’Emmanuel Carrère, semble suggérer cette
hypothèse. Il y a en effet trois scènes qui autorisent cette supposition. La première est une discussion entre le héros, Jean-Marc Faure – incarnation de Jean-Claude Romand – et son ami Luc.
Jean-Marc est sur le point d’avouer que toute sa vie professionnelle n’est que mensonge :

« Ça fait longtemps que je voulais te le dire. On était en deuxième année, c’était après la… après l’examen, après les
résultats. Vous étiez à l’amphi B, il y avait la musique, de la sangria… Tu t’en souviens ?

–        Mais qu’est-ce que tu me parles maintenant de ces histoires de fac ?

–        Je suis arrivé sur la coursive. Tu m’as crié de loin : « Alors, tu l’as eu ? » À
ce moment-là, Christine et moi on ne se voyait plus. Elle voulait plus me voir. On… »

–        C’est une histoire de femme ?

–        Enfin… une histoire de femme… Non.

–        Ben j’sais pas : tes voyages à Paris, tu pars tout le temps… Ne me dis pas…
Marianne ? C’est elle ? »

Dans ce passage, c’est Luc qui suggère l’histoire de femme, qui est sans rapport aucun avec les « histoires de fac » dont
lui parle son ami. Comme s’il ne l’écoutait pas. On ne peut s’empêcher de penser que le personnage de Luc redoute d’entendre une vérité qui risquerait de lui déplaire, voire de le choquer et,
pour cela, tente d’emmener la conversation sur un autre sujet.

La deuxième scène a lieu à la cuisine du domicile conjugal entre Jean-Marc et sa femme Christine. Il vient de rentrer, le visage
ensanglanté parce qu’il vient de courir, seul, dans la forêt, avant de glisser et de tomber contre un arbre. Pour toute explication, il dit qu’il a eu un accident de voiture. Alors, sa femme,
examinant de plus près son visage, dit : « On dirait des griffures… Ou alors… Peut-être que t’es tombé sur des gravillons ? Peut-être c’est le pare-brise qui a éclaté ? Faut
mettre de l’alcool. » Et à ce moment-là, Jean-Marc éclate en sanglots. Dans cette scène, c’est sa femme elle-même qui trouve l’explication. Aucun fait ne peut venir contredire les
affirmations de son mari. Celui-ci n’a même plus besoin de mentir, son entourage lui-même s’en charge. Et c’est la raison pour laquelle il pleure : son mensonge ne lui appartient plus car
ses proches se chargent eux-mêmes de l’alimenter.

La troisième scène se passe à la pharmacie où travaille Christine. Une femme, l’épouse d’un membre de l’OMS, se présente.

« Mon mari travaille à l’OMS. On m’a dit que votre mari y était aussi.

–        Oui.

–        Jean-Jacques a essayé de prendre contact avec lui. Il l’a cherché dans le listing de
l’Organisation mais il n’a pas trouvé. C’est pour ça que je suis venue.

–        Celui de cette année ?

–        Je ne sais pas…

–        Écoutez, on est dans l’annuaire. Vous pouvez nous joindre. »

Christine ne se démonte pas : rien ne peut (ne doit ?) détruire l’illusion d’un Jean-Marc Faure chercheur à l’OMS.
L’absence de son mari dans un registre ne semble pas la perturber outre mesure. S’il n’apparaît pas dans un listing, c’est que celui-ci n’est pas le bon. Il y a forcément une explication puisque
Jean-Marc travaille à l’OMS.

Dans l’affaire Romand, cet aveuglement volontaire reste hypothétique. Dans le cas du communisme, les croyants ont bel et bien existé.
Ils refusaient de savoir alors que l’information sur la nature totalitaire du régime soviétique, puis des autres régimes communistes, était à disposition dès les années 1920. Ou alors ils
feignaient de ne pas savoir. Ils mentaient aux autres et à eux-mêmes. Ils furent particulièrement nombreux après 1944, d’une part parce qu’un certain nombre était issu de la Résistance, d’autre
part parce que ceux arrivés à l’âge adulte après cette date, voulant compenser leur absence pendant la lutte héroïque contre le fascisme, ont intégré le « Parti des fusillés », comme on
appelait alors le PCF, et épousé la cause du prolétariat. D’ailleurs, la figure du prolétariat « est une des bases de la croyance » (Michel Winock). Ces personnes voulaient croire à
l’utopie communiste, en l’avenir radieux qui se profilait en Union soviétique dès 1917. Nous ne prendrons que quelques exemples.

Edgar Morin écrivit : « Stalingrad balayait, pour moi et sans doute pour des milliers d’hommes comme moi, critiques,
doutes, réticences. Stalingrad lavait tous les crimes du passé. » [3] Edgar Morin voulait croire en la sincérité du communisme dans son combat contre le nazisme et, par conséquent, refusait
catégoriquement de considérer la nature tout aussi criminelle du régime stalinien.

L’historien Pierre Pascal (1890-1983), spécialiste de la Russie, succomba lui aussi au mirage communiste. En 1917, il se trouvait en
Russie lors du coup d’Etat bolchevik qu’il considéra comme un heureux événement. L’instauration de la dictature, l’omniprésence de la Tchéka – la police politique bolchevique –, la soumission de
la société à l’État n’inquiétèrent nullement Pascal car il s’agissait de l’avènement d’un État « prolétarien » où devaient triompher la fraternité et l’égalité.

Dominique Desanti, dans un témoignage accordé à la revue L’Histoire, expliquait son engagement communiste :

« Mon engagement politique date de la guerre et de l’Occupation. Avec mon mari, Jean-Toussaint Desanti, nous avons rejoint le
Front national, le mouvement de Résistance communiste. Au bout de quelques mois, j’ai adhéré au PCF. J’étais au courant de la « Grande Terreur ». Mais nous étions en 1943, au moment de la bataille
de Stalingrad : tout notre espoir de liberté reposait sur l’URSS.

En 1946, David Rousset a produit le premier document sur les camps staliniens. Nous avons pensé, avec Sartre, que c’était un
« montage » exagéré : la guerre froide commençait.

Quant à Kravchenko, j’ai lu son livre en anglais dès sa parution : il était pour moi un traître. En revanche, lors de son
procès, un témoignage m’a bouleversé : celui de Margarete Buber-Neumann. Et elle, je l’ai crue… Mais, pour moi, ce cas isolé ne remettait pas en cause l’ensemble du système. Je ne croyais
néanmoins plus à l’URSS comme à un pays radieux, idéal.

Ma fêlure personnelle remonte à décembre 1949, lorsque j’ai assisté au procès de Kostov, le secrétaire du parti communiste bulgare
[…]

L’alternative pour moi était claire : soit je faisais part de mes doutes et j’étais alors immédiatement exclue […]. Soit je
me taisais. C’est cette solution que j’ai choisie.

[…]

Il faut ajouter qu’en tant que journaliste, intellectuelle, j’étais un porte-voix du Parti et, au-delà, des masses, du sens de
l’histoire : nous avions forcément raison. Et puis, bien sûr, il y avait chez nous un engagement sincère. Pour nous, être communiste, c’était lutter pour l’égalité de tous les travailleurs.
[…]

Finalement, les années d’adhésion enthousiastes n’ont duré que de la Libération à fin 1949. Ensuite, tout ce que j’apprenais de
négatif sur l’URSS, quand je le croyais, je le réduisais à un problème isolé. Nous savions aussi que les régimes à l’Est étaient très répressifs. Mais nous nous disions qu’il fallait passer par
cette « dictature du prolétariat ». Que tout cela n’aurait qu’un temps. […]

Je voulais absolument me persuader que Staline était un homme très humain. […]

L’essentiel, bien sûr, c’est que tout à coup les bouches se sont ouvertes. C’est ainsi que, lors d’un voyage en Pologne, mes amis
m’ont révélé qu’ils avaient passé de nombreuses années en prison et dans les camps. Pourquoi ne m’avaient-ils rien dit jusqu’ici ? Pour ne pas saper le courage de ceux qui se battent à
l’Ouest, ont-ils répondu. Et parce que moi-même je n’avais jamais posé de questions… » [4]

« Parce que moi-même je n’avais jamais posé de questions » : cette phrase est éloquente. Comme dans l’affaire Romand,
où le juge d’instruction s’était étonné qu’aucun proche de l’accusé ne lui ait jamais posé de questions sur son travail ou ses collègues, les complices occidentaux du mensonge communiste n’ont
jamais posé de questions sur la réalité du régime qu’ils servaient. Le cas de cette femme est très intéressant : elle avoue dans son témoignage qu’elle a délibérément choisi le mensonge
plutôt que la vérité et qu’elle a servi, au nom de ses idéaux, un système despotique dont elle voulait minimiser le plus possible les exactions.

Lors du procès Kravchenko, dont nous reparlerons plus loin, Marie-Claire Vaillant-Couturier, citée comme témoin, osa affirmer le 22
décembre 1950 : « Je sais qu’il n’existe pas de camp de concentration en Union soviétique. » Étaient ainsi portés à son comble la cécité volontaire et la mauvaise foi.

Alain Badiou, philosophe français né en 1937, fit l’éloge, en 1979, des Khmers rouges, ces communistes cambodgiens qui, pendant
quatre ans, accomplirent un génocide en exterminant le quart de la population du pays, soit environ deux millions de personnes.

L’Angleterre aussi a compté ses croyants. Ainsi, Herbert George Wells (1866-1946), célèbre écrivain britannique, s’enthousiasma pour
Lénine et Staline. En 1920, après un voyage à Moscou, il écrivit : « En Lénine, je commençais à me rendre compte que le communisme pouvait, malgré tout et en dépit de Marx, prendre une
puissance constructive énorme. » [5] En 1934, il revint en URSS et s’entretint avec Staline en personne qu’il salua comme étant l’un des artisans du bien de l’humanité – deux ans après le
génocide ukrainien et l’extermination en masse des paysans russes liée à la collectivisation des campagnes…

Le couple Béatrice et Sydney Webb, socialistes anglais, furent eux aussi en extase devant le communisme soviétique. Ils lui
consacrèrent un livre, publié en 1935 : Soviet Communism : a New Civilization ? (l’édition de 1937 supprime le point d’interrogation). Cet ouvrage est un modèle de
mensonge : les auteurs ne faisaient que reprendre les documents officiels soviétiques – qu’ils n’imaginaient pas un seul instant être truqués –, combinés à des articles de presse et à des
ouvrages académiques. Ils omettaient soigneusement tous les ouvrages déjà sortis concernant les crimes de Staline. Le résultat fut un livre vantant l’URSS, considérée comme la patrie des
travailleurs associés, justifiant le parti unique au nom de la démocratie et annonçant la venue de l’homme nouveau. De ce livre, François Furet écrit qu’il est « l’illustration la plus
parfaite des séductions du communisme stalinien sur la tradition la moins révolutionnaire du socialisme européen ». [6]

Tous ces exemples montrent le besoin d’utopie à l’œuvre chez les esprits dont il s’est emparé. Ce besoin relève de l’aveuglement
volontaire : ces gens ne préféraient pas voir la réalité afin de sauvegarder leur engagement, leur raison de vivre, c’est-à-dire l’utopie qu’ils espéraient voir un jour se réaliser. En
conséquence, ils minimisaient les crimes, les niaient ou tentaient de faire passer le despotisme pour un modèle supérieur de démocratie.

Si on les appelle « croyants », c’est qu’il y a un côté religieux dans le communisme. Ces militants, ces intellectuels à
l’engagement sincère avaient foi dans cette idéologie. Celle-ci a  agi comme une « religion séculière » pour reprendre l’expression de Raymond Aron. Ce dernier a écrit dans
L’âge des empires et l’avenir de la France, paru en 1945 : « Je propose d’appeler religions séculières les doctrines qui prennent dans les âmes de nos contemporains la
place de la foi évanouie et situent ici-bas, dans le lointain de l’avenir, sous la forme d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité. » La formule convient parfaitement au
communisme qui a bien revêtu de multiples aspects religieux : il avait son orthodoxie (le marxisme-léninisme), son clergé avec sa hiérarchie (le Kremlin et les partis communistes nationaux à
travers le monde), sa classe élue qui doit racheter le salut de l’humanité par ses souffrances (le prolétariat), sa promesse de l’au-delà (la société sans classes et l’homme nouveau), ses chefs
adulés tels des dieux avec leur culte de la personnalité délirant (Staline, « le Petit Père des Peuples », Kim Il Sung, qui aurait transformé le sable en riz et marché sur l’eau…). Et
ses fidèles qui préférèrent fermer les yeux et chanter les  louanges des tyrans.

Derrière le mensonge

Que cache le mensonge ? Autrement dit, quelle est sa fonction ? Là apparaît une grande différence entre l’affaire Romand et
le communisme. Dans le fait divers, le mensonge ne recouvre rien. Il est né de manière étrange : un jour, Jean-Claude Romand ne s’est pas présenté à l’un des examens prévus. Puis, les années
suivantes, il s’est réinscrit en deuxième année de médecine, faisant croire à son entourage qu’il poursuivait son cursus normalement. Ensuite, il a imaginé cette carrière à l’OMS. La seule
manipulation a consisté à faire vivre son mensonge : il devait en effet afficher un train de vie correspondant à celui d’un haut fonctionnaire de l’OMS. Pour cela, il escroqua ses parents,
son beau-père, sa maîtresse et des patients à qui il vendit très cher de faux médicaments contre le cancer. Mais Jean-Claude Romand ne menait aucune double vie. Quand il partait de chez lui le
matin, c’était pour aller nulle part. Ses prétendus voyages d’affaire se déroulaient dans des chambres d’hôtel où il tuait le temps comme il pouvait. Derrière la façade du médecin chercheur à
l’OMS, il n’y avait rien.

Au contraire, dans le communisme, le mensonge sert à dissimuler une réalité épouvantable : un système totalitaire avec sa police
politique, son embrigadement des masses, ses assassinats, ses camps de concentration et de rééducation… Le communisme offre deux visages en apparence contradictoires : à la fois une promesse
de bonheur collectif et un atroce fléau pour l’humanité. Le communisme promet le paradis ici-bas et réalise l’enfer sur terre ; il annonce l’abondance et provoque famines et pénuries ;
il affirme la libération de l’homme et asservit des millions d’êtres humains ; il prétend instaurer l’égalité et crée les sociétés les plus inégalitaires qui soient.

Le communisme fut donc un « totalitarisme médiatisé par l’utopie » [7] selon la formule bien choisie de Jean-François
Revel : l’utopie sert de média, de filtre en quelque sorte, au projet totalitaire pour exercer son pouvoir. Le totalitarisme communiste annonce ainsi le contraire de ce qu’il va accomplir.
Le mensonge est donc, avec le crime, un aspect essentiel du communisme. Il a une fonction bien précise, celle de tromper les hommes sur sa véritable nature. Le communisme est un totalitarisme
masqué par le visage séduisant de l’utopie.

Le film de Nicole Garcia s’ouvre sur une phrase, légèrement modifiée, tirée du livre d’Emmanuel Carrère : « Il y a pire qu’être
démasqué, c’est ne pas être démasqué. » Puis le générique montre Jean-Marc Faure enfant, avançant dans la neige… masqué par la cagoule en laine qu’il porte pour se protéger du froid. Une
cagoule qui peut apparaître comme un symbole de la fausse réussite professionnelle derrière laquelle, adulte, il se cachera. Il aurait mieux valu que Jean-Claude Romand se fasse démasquer afin de
ne pas le laisser s’enfermer dans son mensonge et dans la seule issue qu’il a trouvée pour en sortir – le crime. Ne pas démasquer la nature profonde, totalitaire, du communisme, c’est assurer son
succès : mais comment être contre une idéologie qui promet le bonheur de l’humanité ?

Quand la vérité émerge

Une autre différence importante entre l’affaire Romand et le phénomène communiste tient à la réaction du menteur lorsque la vérité
est révélée ou sur le point de l’être.

Jean-Claude Romand se trouva acculé parce qu’à court d’argent. Il est peut-être possible, également, que ses proches étaient sur
le point de découvrir la supercherie. Alors, comme échappatoire, il tua : il assassina ses enfants, sa femme et ses parents. En les supprimant, il leur ôtait la possibilité de connaître la
vérité. Ils ont vécu et sont morts dans le mensonge. On peut penser aussi qu’en éliminant ceux qu’il aimait le plus, il évitait de subir l’humiliation de celui qui se trouve contraint d’avouer sa
faute et ses escroqueries. Dans l’affaire Romand, le crime n’est « que » la porte de sortie que le menteur trouve lorsqu’il se retrouve pris au piège de son mensonge. Il n’est pas
intimement lié, comme dans le totalitarisme rouge, à la dissimulation de la vérité.

Dans le cas du communisme, la moindre évocation de la nature despotique de son régime, la moindre allusion à l’un de ses crimes,
suscitait des réactions violentes, haineuses et cyniques de la part de ses zélés serviteurs.

Premier type de réactions : l’insulte et la calomnie, voire les menaces. Quand, en 1936, André Gide projeta de publier son
Retour de l’URSS, ses amis de gauche tentèrent de l’en empêcher. Il ne fallait surtout pas dire la vérité sur l’Union soviétique. Il fallait mentir. Les pressions n’eurent aucun effet et
le livre sortit. André Gide aggrava son cas en déclarant : « Et je doute qu’en aucun autre pays aujourd’hui, fût-ce dans l’Allemagne de Hitler, l’esprit soit moins libre, plus courbé,
plus craintif (terrorisé), plus vassalisé. » Aussitôt, un déchaînement de colère et d’insultes se déversa sur le malheureux. Son livre fut traîné dans la boue, traité notamment de travail
d’amateur.

En 1946, Victor Andreï Kravchenko, ancien haut fonctionnaire soviétique réfugié aux États-Unis, publia I choose freedom,
ouvrage relatant l’atroce répression stalinienne. Il fut publié l’année suivante en France sous le titre J’ai choisi la liberté. Là encore, cet acte de dire la vérité, de déchirer le
voile de mensonge recouvrant les crimes communistes, provoqua un torrent de haine et d’insultes. Le PCF exerça un pouvoir d’intimidation certain : en effet, la nuit, l’éditeur français du
livre, Jean de Kerdeland, reçut des coups de téléphone de menaces. La calomnie atteignit son paroxysme avec la publication de plusieurs articles dans l’hebdomadaire communiste Les Lettres
françaises
 : insulté de traître à sa patrie, de ne pas être l’auteur du livre, d’ivrogne, d’excité, d’avoir été acheté par les Américains, Kravchenko porta plainte en diffamation contre
l’hebdomadaire. Mais s’il gagna sur le plan judiciaire, la vérité ne triompha pas pour autant. Malgré les témoignages de rescapés du Goulag et de l’extermination des koulaks, rien ne brisa les
illusions des compagnons de route qui continuèrent de croire au paradis socialiste stalinien…

La menace pouvait prendre des formes plus subtiles. Ainsi, en Espagne, en 1976, Alexandre Soljenitsyne avait déclaré lors d’un
entretien télévisé qu’il y avait beaucoup plus de libertés dans ce pays – qui venait de sortir de la dictature franquiste – qu’en Union soviétique. Sacrilège : un écrivain de la gauche non
communiste, Juan Benet, rétorqua :

« Je crois fermement qu’aussi longtemps qu’existeront des gens comme Alexandre Soljenitsyne, les camps de concentration devront
continuer d’exister. Peut-être même devraient-ils être un peu mieux surveillés, afin que des personnes comme Alexandre Soljenitsyne ne puissent pas en sortir. » [8]

On ne pouvait être plus clair : aux yeux de ce « tolérant » intellectuel, tous ceux qui osaient dire la vérité
méritaient d’être éliminés. Alors qu’il reconnaissait, dans son appel au meurtre même, l’existence des camps…

Il existait un autre mouvement d’opinion qui consistait à admettre les faits en les conciliant avec l’utopie. En clair, la fin
justifiait les moyens. Prenons trois exemples. D’abord, Maurice Merleau-Ponty. Celui-ci publia un ouvrage, Humanisme et terreur, dans lequel il écrivit : « La ruse, le
mensonge, le sang versé, la dictature, sont justifiés s’ils rendent possible le pouvoir du prolétariat et dans cette mesure seulement. » [9] Et plus loin :

« Ou bien on veut faire quelque chose, mais c’est à condition d’user de la violence – ou bien on respecte la liberté formelle, on
renonce à la violence, mais on ne peut le faire qu’en renonçant au socialisme et à la société sans classes, c’est-à-dire en consolidant le règne du « quaker hypocrite ». La révolution assume et
dirige une violence que la société bourgeoise tolère dans le chômage et dans la guerre et camoufle sous le nom de fatalité. Mais toutes les révolutions réunies n’ont pas versé plus de sang que
les empires. Il n’y a que des violences, et la violence révolutionnaire doit être préférée parce qu’elle a un avenir d’humanisme. » [10]

En clair : la noblesse des intentions, la grandeur des buts à atteindre, l’aspect merveilleux de l’utopie sont tels qu’il est
tout à fait possible d’exterminer quelques millions d’êtres humains. Ces assassinats ont « un avenir d’humanisme »…

Pour sa part, Simone de Beauvoir nous livra ce petit bijou de cynisme :

« L’adversaire de l’URSS use d’un sophisme quand, soulignant la part de violence criminelle assumée par la politique stalinienne, il
néglige de la confronter avec les fins poursuivies… Sans doute, les épurations, les déportations, les abus de l’Occupation, la dictature policière, dépassent en importance les violences
exercées dans aucun autre pays […]. Mais les considérations quantitatives sont insuffisantes […]. On ne peut juger un moyen sans la fin qui lui donne son sens. Le lynchage est un mal absolu,
il représente la survivance d’une civilisation périmée. C’est une faute sans justification, sans excuse. Supprimer cent oppositionnels, c’est sûrement un scandale, mais il se peut qu’il ait un
sens, une raison… peut-être représente-t-elle seulement cette part nécessaire d’échec que comporte toute construction positive. » [11]

Le Goulag ? Les purges ? Les tortures ? Les procès truqués ? Les génocides ? Voyons ! Ce ne sont pas
ces faits bruts, seuls, qu’il faut prendre en considération nous dit Simone de Beauvoir. Il faut les juger en fonction de la grandeur et de la noblesse du but que ces crimes permettent
d’atteindre : certes des millions et des millions d’hommes, de femmes et d’enfants sont mis à mort, mais ce n’est que la « part nécessaire d’échec que comporte toute construction
positive »…

Quant à la socialiste britannique Beatrice Webb, elle fut un jour désolée que ses amis anglais, qui étaient partis en 1932 faire un
voyage en Ukraine, aient pu assister au génocide opéré par Staline qui affamait délibérément le pays à cette époque. Elle conclut sans aucun égard pour les victimes mourant de faim :
« On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, n’est-ce pas ? » [12]

On pourrait encore multiplier les exemples de ces « amis du genre humain » adeptes des exterminations de masse. Relisons
même le témoignage de Dominique Desanti : n’a-t-elle pas écrit que, ayant connaissance des crimes commis, elle se disait qu’il « fallait passer par cette « dictature du
prolétariat » » et que « tout cela n’aurait qu’un temps. » ? L’idée à retenir est que, dans ces réactions-là, le mensonge fonctionne autrement : il ne s’agit plus de
masquer les crimes derrière l’utopie, c’est-à-dire de faire croire à la société heureuse et parfaite en dissimulant les massacres, mais de mentir sur la venue de la société idéale dans
l’avenir, pour permettre, dans le présent, d’instaurer le totalitarisme. C’est dans ce sens-là que le communisme est « médiatisé par l’utopie ». Le constant et
désespérant fossé séparant les promesses et les actes est d’ordre temporel : la violence révolutionnaire présente est censée permettre l’édification de la cité idéale
future.

Notre étude comparative met ainsi en lumière la sotte affirmation selon laquelle le communisme aurait été « trahi ». Cette
opinion consiste à juger des faits – les régimes criminels – par rapport à une fiction – l’utopie communiste. Dans cette perspective, la réalité ne peut jamais correspondre à l’utopie puisque
cette dernière est, par essence, irréelle. Par conséquent, l’argument semble en béton : on juge quelque chose qui a réellement existé par rapport à quelque chose qui n’existe pas. Il est donc
facile de parler de « trahison ». Or, et c’est ce que nous avons mis en évidence, c’est l’utopie qui masque ou justifie la dictature. Si Lénine, Staline, Pol Pot ou Mao Zedong étaient des
trahisons du « vrai » communisme, ils n’auraient jamais été idolâtrés par une foule d’écervelés en mal d’utopie délirant sur « l’avenir radieux »…

Pour conclure, gardons à l’esprit que ceux qui veulent faire le bonheur de l’humanité font, en pratique, le malheur des hommes.
Laissons le dernier mot à Jean-François Revel : « La tentation totalitaire, sous le masque du démon du Bien, est une
constante de l’esprit humain. Elle y a toujours été et y sera toujours en conflit avec l’aspiration à la liberté. » [13]

Aller plus loin :

CARRÈRE, Emmanuel, L’Adversaire, P.O.L., « Folio », 2000.

FURET, François, Le passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995.

WINOCK, Michel, « Le grand aveuglement », in L’Histoire, octobre 2000, n° 247, pp. 46-53.

À lire aussi : Tabou sur les crimes du communisme


[1] Cité par WINOCK, Michel, in « Le grand rêve des utopistes. Le bonheur pour tous ! »,
in L’Histoire, novembre 1999, n° 237, p. 83.

[2] CARRÈRE, L’Adversaire, P.O.L., « Folio, 2000, p. 94.

[3] Cité par WINOCK, Michel, « Le grand aveuglement », in L’Histoire, octobre 2000, n° 247, p. 51.

[4] DESANTI, Dominique, « Pourquoi j’ai été stalinienne », in L’Histoire, octobre 2000, n° 247, p. 52.

[5] Cité par FURET, François dans Le Passé d’une illusion, in Penser le XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 2007, p.
682.

[6] Ibid., p. 687.

[7] REVEL, Jean-François, La Grande parade. Essai sur la survie de l’utopie socialise, Paris, Plon, p. 101.

[8] Cité par REVEL, Jean-François, Ibid.

[9] MERLEAU-PONTY, Maurice, Humanisme et terreur, Paris, Gallimard, 1947, p. 14.

[10] Ibid., p. 126.

[11] DE BEAUVOIR, Simone, « Pour une morale de l’ambiguïté », in Les Temps modernes, décembre 1946-février 1947,
pp. 865-866.

[12] L’anecdote a été rapportée par la nièce de Beatrice Webb dans une lettre adressée au Manchester Guardian en 1958. Citée par
WATSON, George, La littérature oubliée du socialisme, Nil éditions, 1999.

[13] REVEL, Jean-François, Op. cit., p. 343.

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Thucydide69

1 commentaire pour “Quand l’utopie se fait tragédie”

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