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Rendons à Romain Gary ce qui lui appartient !

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Gary de Gaulle Les députés de la IIIe République en venaient parfois aux mains dans l’hémicycle, au point que les huissiers devaient les séparer, mais ils émaillaient aussi leurs joutes oratoires de références littéraires, voire de citations latines, comme l’attestent les comptes rendus de séances de l’époque. Beaucoup d’entre eux avaient, selon l’expression consacrée, « fait leurs humanités ». Aristide Briand, Edouard Herriot, Léon Blum étaient coutumiers du fait. Lettres et politique faisaient alors bon ménage. Et, lorsque les insultes fusaient, les victimes répondaient parfois avec un mot d’esprit. Ainsi, un jour qu’un député avait lancé à Clémenceau : « Vous n’êtes qu’un bourgeois cossu », celui-ci eut l’élégance de répondre : « Je vous remercie de ne pas avoir oublié la cédille. » Cela avait une autre allure que la récente dysenterie verbale de Lionnel Luca…

Sous la Ve République, l’habitude se perdit progressivement, même si Charles de Gaulle et François Mitterrand furent de fins lettrés et si Georges Pompidou, auteur d’une Anthologie de la poésie française, pouvait citer Eluard dans ses conférences de presse. On sait encore que Valéry Giscard d’Estaing apprécie Maupassant et que Jacques Chirac est un grand connaisseur de la culture nippone. Après 2007, cette tradition avait semblé totalement tomber en désuétude. Cependant, depuis le premier tour des élections présidentielles, le Chef de l’Etat rappelle régulièrement dans ses discours que la France est le seul pays au monde où un Président – lui, en l’occurrence – peut citer Hugo, Péguy et Malaparte place de la Concorde, faisant allusion à son meeting du 15 avril. Les amateurs de littérature, consternés par son désormais célèbre commentaire de février 2006 sur La Princesse de Clèves, ne pourront que se réjouir d’une telle mutation, même si, hier, beaucoup durent s’interroger sur cet énigmatique « Stéphane Camus» cité dans son discours d’Avignon, dont on peut raisonnablement penser qu’il se confondait avec Albert, lequel reçut le prix Nobel de littérature en 1957.

Pris de ce soudain élan littéraire, le Président avait utilisé, dimanche dernier à Toulouse, une autre référence culturelle qui n’était guère plus heureuse. Evoquant la frontière qui existe entre patriotisme et nationalisme, il cita (en l’écornant) une belle phrase qu’il attribua au Général de Gaulle. Hélas ! Cette phrase n’était pas du Général, mais d’un héros de la France libre, Compagnon de la Libération et gloire littéraire du XXe siècle : Romain Gary. Elle figure en page 371 de son unique essai, Pour Sganarelle (Gallimard, 476 pages, 25,40 €), publié en 1965. « La haine, celle de l’impuissance, est en eux [les critiques d’extrême-droite], ce qui est naturel dans le nationalisme : le patriotisme, c’est d’abord l’amour, le nationalisme, c’est d’abord la haine, le patriotisme, c’est d’abord l’amour des siens, le nationalisme, c’est d’abord la haine des autres. »

Gary savait de quoi il parlait. Juif confronté à l’antisémitisme, il avait également été victime du racisme ordinaire aux Etats-Unis où, avec son teint hâlé et sa moustache, on l’avait souvent pris pour un Mexicain, autant dire un métèque. Il avait aussi traité ce sujet dans son roman, Chien blanc (1970).

Que le candidat-président ait ignoré la source de sa citation peut se comprendre ; que les collaborateurs qui écrivent ses discours l’aient aussi ignorée surprendra davantage. Il est vrai que Gary, apprécié du Général, n’était guère en odeur de sainteté parmi les gaullistes conservateurs (de ce gaullisme « Tante Yvonne », teinté d’ordre moral chrétien). Car l’écrivain, synthèse vivante de deux courants que l’on pouvait croire incompatibles, professait un gaullisme libertaire. Gaulliste, il l’était par son attachement profond à la haute figure du chef de la France libre et par son amour quasi mystique de la France, sa terre d’accueil ; libertaire, il l’était dans son mode de vie, les sujets de ses romans (songeons à Lady L), sa haine du conformisme et de la censure. C’est grâce à lui, notamment, que fut levée en 1967 l’interdiction de La Religieuse, le film de Jacques Rivette.

Or, on trouve dans Pour Sganarelle d’assez nombreux passages où Gary s’en prend à l’ordre moral, renvoyant d’ailleurs dos à dos, pour reprendre ses propres termes, les puritanismes « petit-bourgeois » et « petit-marxiste » – le premier sévit toujours, l’avatar du second se nomme aujourd’hui « gauche puritaine ». Et l’on comprend que ce qu’il écrivait il y a un demi-siècle ne soit guère compatible avec la critique des idées libertaires qui forme l’un des piliers du programme d’un candidat-président qui pense, comme il l’a exprimé à Toulouse, qu’il existerait une frontière autre que subjective entre le « beau » et le « laid ».

Ces quelques extraits rendent compte de la pensée garyienne  : « La morale ne saurait intervenir que comme condamnation de tout ce qui est beauté en soi, ce que l’Eglise ne s’est jamais privée de faire à l’époque de sa toute-puissance. Que l’art qui ne chante pas Dieu soit un manquement envers Dieu, un blasphème, que l’art qui n’exalte pas les valeurs dites bourgeoises provoque l’hostilité de la bourgeoisie à l’apogée de sa puissance, voilà l’héritage servile recueilli par le réalisme socialiste dans ses rapports avec la création artistique, et qui transforme le prolétariat libéré en singe posthume de la bourgeoisie. […] L’obscurantisme de la morale réactionnaire, derrière ces alibis idéologiques, est aussi apparent qu’inavoué. Car au fond de tout cela dort la dénonciation de la jouissance, et du bonheur, et si l’on conçoit quelle lutte les forces du progrès ont dû soutenir et soutiennent encore pour libérer la sexualité de son alibi de procréation, si l’on se rappelle que la plus puissante Eglise du monde, à l’heure actuelle, refuse encore les procédés anticonceptionnels, on ne s’étonnera point que le « jouir » artistique, sans la justification d’être, sans la légitimation par la fécondation sociale de la réalité, se heurte au même puritanisme de « la vallée des larmes ». […] Le « jouir » est proclamé péché, la volupté ne saurait venir d’ailleurs que de l’autopunition, du châtiment de la chair, de la répression. »

Quel écrivain, à notre époque où néopuritanisme, hygiénisme et souci de normalisation sociale se font de plus en plus pesants, aurait encore le courage et l’anticonformisme d’écrire cela ? Raison de plus pour lire et relire Pour Sganarelle.

Illustrations: Romain Gary aux obsèques du Général de Gaulle – Couverture de Pour Sganarelle (également disponible en collection « Folio »).

Thierry Savatier

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