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Sainte-Beuve, Marcel Proust et l’orientation sexuelle

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Le récent projet visant à ne plus occulter dans les manuels scolaires l’orientation sexuelle des personnages historiques et des artistes du passé annoncé par Najat Vallaud-Belkacem a provoqué, dans la presse et sur la toile, quelques belles polémiques dans lesquelles la raison fut souvent sacrifiée sur l’autel de la passion.

Que les plus conservateurs, pour des motivations religieuses ou politiques, redoutent de voir exposées en classe et au sujet de célébrités reconnues des sexualités alternatives au formatage hétéronormé ne saurait surprendre quiconque. Qu’une partie de la Gauche bien-pensante craigne que cette évocation ne provoque chez certains élèves des réactions négatives, notamment d’homophobie, et préfère, dans un illusoire souci de préserver la paix sociale, privilégier l’ignorance au débat ne surprendra pas davantage. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le remarquable article de la sociologue Isabelle Clair publiée dans le n°60 de la revue Agora (Les Presses de Sciences Po, 2012) intitulé « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel » et, dans la même revue, celui de sa collègue Christelle Hamel, intitulé « Devenir lesbienne : le parcours des jeunes femmes d’origine maghrébine ». Chez les lycéens de banlieue, fortement influencés par un faisceau de cultures patriarcales plus ou moins bien assimilées, une stricte hétérosexualité reste l’unique norme sociale, tout comme l’absence de sexualité avant mariage pour les filles.

Curieusement, peu d’adversaires du projet ont attaqué frontalement l’un des propos de la ministre, à savoir : « la difficulté de beaucoup de nos enfants qui se découvrent cette orientation homosexuelle, c’est qu’ils ne peuvent s’identifier à personne et qu’ils se considèrent donc comme anormaux », alors même que cette proposition d’offrir aux lycéens des repères variés échappant à l’archétype hétérosexuel reste sans doute un point majeur d’opposition dans l’esprit des conservateurs.

On s’est plutôt contenté d’affirmer, sans pour autant fournir de démonstration, que la connaissance des préférences sexuelles des personnages historiques n’apportait rien à la compréhension de leurs œuvres ou de leurs actions et que ces révélations ne présentaient aucune vertu pédagogique. Quelques-uns, confondant volontairement révélation d’une orientation homosexuelle et attribution d’une qualité supplémentaire – ce qu’elle ne saurait être et qui est vide de sens –, ont par ailleurs poussé l’outrance jusqu’à suggérer qu’un tel projet permettrait de réhabiliter le fondateur nazi des S.A., Ernst Röhm ! A l’évidence, ces arguments relèvent moins de l’analyse objective que de l’engagement idéologique.

Car l’enjeu de ce projet appelle une réflexion qui, finalement, nous ramène à la controverse soulevée par Marcel Proust dans son recueil posthume de textes intitulé Contre Sainte-Beuve. S’affrontent en effet deux méthodes analytiques en grande partie antagonistes sur le fond.

Sainte-Beuve, important critique du XIXe siècle, se trompa à peu près sur tout, il faut le reconnaître. Il ne décela pas en Baudelaire un poète de génie, passa à côté de Stendhal et de Nerval ; en outre, il préféra un insipide roman d’Ernest Feydeau, Fanny, à Madame Bovary. Pour ces raisons, la duchesse d’Abrantès l’avait cruellement surnommé « Sainte-Bévue ». Pour autant, sa théorie, qui consiste à penser que l’on ne peut juger d’une œuvre, voire l’expliquer, que si l’on possède une connaissance approfondie de son auteur et de sa vie (à travers sa biographie, des témoignages, des documents, sa correspondance, etc.) reste parfaitement défendable. Elle sert d’ailleurs toujours de base aux interprétations psychanalytiques ou sociologisantes de multiples œuvres, littéraires ou picturales ainsi qu’aux approches de critique génétique en constant développement.

Sainte-Beuve s’en était expliqué dans son essai, Critiques et portraits littéraires, au cœur d’un texte où il traitait de Corneille : «  […] le point essentiel dans une vie de grand écrivain, de grand poète, est celui-ci : saisir, embrasser et analyser tout l’homme au moment où, par un concours plus ou moins lent ou facile, son génie, son éducation et les circonstances se sont accordés de telle sorte qu’il ait enfanté son premier chef d’œuvre. Si vous comprenez le poète à ce moment critique, si vous dénouez ce nœud auquel tout en lui se liera désormais, si vous trouvez, pour ainsi dire, la clé de cet anneau mystérieux, moitié de fer, moitié de diamant, qui rattache sa seconde existence, radieuse, éblouissante et solennelle à son existence première, obscure, refoulée, solitaire […] alors on peut dire de vous que vous possédez à fond et que vous savez votre poète […] vous êtes dignes de l’accompagner sans fatigue et comme de plain-pied à travers ses autres merveilles. »

A l’opposé, Proust proposait une approche formaliste, fondée sur une analyse stylistique, totalement indépendante de critères extérieurs à l’œuvre concernée. Il y avait donc, dans son esprit, séparation, en d’autres termes discontinuité, entre l’œuvre et son créateur, ce qu’il avait exprimé dans deux phrases restées célèbres : « Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices » et « L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne. » La seconde phrase surprendra ceux qui savent que Proust prenait à la dérobée des notes sur ses manchettes dans les salons où il se rendait pour nourrir ses romans, mais la première semble plus significative : Proust redoutait peut-être que des critiques littéraires futurs, appliquant la méthode de Sainte-Beuve, ne découvrent son homosexualité parmi ses « habitudes » et ses « vices », ou l’utilisent pour expliquer en partie ses écrits…

Car il est évident que, s’il serait absurde, voire dangereux, de réduire un auteur, un artiste ou un personnage historique à ses orientations sexuelles, nul doute que celles-ci contribuèrent à façonner sa sensibilité, ses choix, sa vision des femmes, ses principes éthiques, les thèmes et, naturellement, le contenu de ses œuvres.

On peut, bien sûr, lire L’Education sentimentale, Les Fleurs du Mal ou la série des Claudine en faisant fi de l’histoire littéraire et de la biographie de leurs auteurs tout comme on peut regarder une toile de Fautrier en ignorant son rapport au sadomasochisme. Cependant, le champ de compréhension et d’appréciation du lecteur s’ouvrira largement s’il est informé de l’amour qu’avait voué Flaubert à Elisa Schlésinger (modèle de Madame Arnoux dans L’Education), des rapports exclusifs de Baudelaire avec sa mère (qui expliquent en partie le transfert érotico-mystique opéré sur Madame Sabatier) ou la bisexualité de Colette.  Il en est de même, s’agissant de la bisexualité de Rimbaud et de Verlaine ou, bien entendu, de l’homosexualité de Cocteau, Genet, Marguerite Yourcenar, Montherlant, du Caravage ou de Michel-Ange. Nous touchons là un domaine où la sexualité d’un artiste fournit des clés de lecture supplémentaires qui permettent d’apprécier de manière plus riche une œuvre souvent consciemment ou inconsciemment cryptée.

L’approche est assez similaire, s’agissant de personnages historiques, dès l’instant que leurs orientations ont pu influencer tout ou partie de leurs actions, y compris celles dirigées contre leurs propres choix : l’homosexualité de J. Edgar Hoover ou de Joseph McCarthy permet d’apprécier différemment la politique anti-homosexuelle qu’ils menèrent dans l’Amérique des années 1950 et 1960, de même que la libido débridée de Philippe Pétain (« Pétain, ce vieux libertin », disait de Gaulle), grand rédacteur de lettres salaces et amateur de jolies et jeunes femmes, éclaire d’un jour différent sa promotion de l’ordre moral dans le cadre du régime de Vichy.

Vouloir révéler gratuitement, ou dans le seul but de créer un effet de sensation, l’orientation sexuelle d’un personnage historique ne présente aucun intérêt pédagogique. En revanche, évacuer pour des raisons in fine liées à la promotion exclusive du modèle hétérosexuel tout faisceau de causalité (biographie, contexte historique, orientation sexuelle) entre une œuvre ou une action et la personnalité profonde de leurs auteurs est réducteur, dès l’instant que ces informations permettent de fournir des angles d’interprétation plus pertinents et plus riches.

Illustrations : Marcel Proust, photographie – Charles-Augustin Sainte-Beuve, photographie – Colette en costume de matelot, photographie.

Thierry Savatier

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