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Primo Levi est arrêté en pleine montagne, alors qu’il est entré en résistance dans un groupe de jeunes partisans, en décembre 1943 et se retrouve interné dans le camp de Fossoli jusqu’en février 1944, date de son arrivée à Auschwitz. Il en sortira, survivant hâve et hagard parmi les morts-vivants, lorsque les troupes russes libèreront le Lager, en janvier/février 1945….une année de cauchemars sur lesquels il est difficile de mettre des mots.
C’est cette expérience inimaginable que Primo Levi retrace dans « Si c’est un homme », récit qu’il avait déjà en tête au temps du Lager, lorsqu’il fit partie du Kommando de chimie dans les labos de l’usine (il écrit ce qu’il ne peut dire sur des bouts de papier qu’il détruit aussitôt). Un témoignage et un regard sans concession sur les atrocités perpétrées par des hommes sur d’autres hommes: la vie quotidienne du Lager, plus impitoyable qu’au coeur de l’Enfer, où les vies ne sont qu’en sursis, où les hommes n’ont d’avenir que dans la journée passée, où le temps n’existe plus, où l’humanité se désagrège pour laisser place à une effroyable indifférence vis à vis de son prochain. Les rituels cruels de l’appel, de la distribution de soupe (les prisonniers, à leur arrivée, sont dépouillés de tout et n’ont même pas une cuiller pour avaler leur pitance….la deshumanisation commence par la disparition des vêtements, des cheveux, du nom – remplacé par un numéro tatoué comme sur le bétail – puis l’absence d’ustensile pour manger!), les départs, en rang, pour le travail, accompagnés par l’orchestre, les sélections qui envoient les « choisis » vers les fours crématoires, les trafics entre prisonniers, les séjours à l’infirmerie ou la description d’une journée de labeur au coeur de l’hiver polonais, rythment la vie des Häftling. Ce qui est absolument inouï, c’est l’amour immodéré des nazis pour les règlements, absurdes si possible, les chiffres, les récapitulatifs, les listes, la comptabilité et l’administratif: rien n’est laissé au hasard, tout a une utilité, une place, une fonction!
« Nous connaissons déjà en grande partie le règlement du camp, qui est incroyablement compliqué ; les interdictions sont innombrables interdiction de s’approcher à plus de deux mètres des barbelés ; de dormir avec sa veste, ou sans caleçons, ou le calot sur la tête ; d’entrer dans les lavabos ou les latrines « nur fur Kapos » ou « nur fur Reichsdeutsche » ; de ne pas aller à la douche les jours prescrits, et d’y aller les jours qui ne le sont pas ; de sortir de la baraque la veste déboutonnée ou le col relevé ; de mettre du papier ou de la paille sous ses habits pour se défendre du froid de se laver autrement que torse nu. »
« Les rites à accomplir sont infinis et insensés : tous les matins, il faut faire son « lit » de manière qu’il soit parfaitement lisse et plat ; il faut astiquer ses sabots boueux et répugnants avec de la graisse de machine réservée à cet usage, racler les taches de boue de ses habits (les taches de peinture, de gras et de rouille sont admises) ; le soir, il faut passer au contrôle des poux et au contrôle du lavage de pieds ; le samedi, il faut se faire raser la barbe et les cheveux, raccommoder ou faire raccommoder ses hardes ; le dimanche; c’est le contrôle général de la gale et le contrôle des boutons de veste, qui doivent correspondre au nombre réglementaire : cinq. »
Levi évoque cela par petites touches, dressant au final un tableau d’une noirceur sans nom qui fait frissonner d’un immense effroi. Comment cela a-t-il pu être possible? Comment une société peut-elle mettre en place un système concentrationnaire voué à l’éradication d’hommes, de femmes et d’enfants, le tout au coeur d’une logistique à l’extrême précision et efficacité?
Le récit de la souffrance, de l’ignominie est écrit à la manière d’un documentaire: c’est ce qu’a voulu Levi, montrer, par la distanciation de son écriture, la réalité d’un système de destruction. Levi regarde, a postérori, le Lager de façon presque clinique: des faits, des descriptions, des remarques objectives, moyens nécessaires pour poser l’extrême gravité de ce qui s’est déroulé dans ces camps d’extermination. Parfois, le lecteur a le sentiment que l’auteur est extérieur à ces photographies du quotidien, tant le recul est grand pour apporter plus de force encore au récit.
On sent que Levi s’accroche à la moindre parcelle d’humanité qu’il a en lui et qu’il voit dans ses compagnons de misère pour survivre jusqu’au lendemain, pour conserver le peu de dignité que les nazis ont laissé à leurs victimes. C’est cela qui le maintient à l’état d’homme, c’est cela qui lui évite de franchir la fragile frontière séparant l’homme de l’animal. A un moment du récit, Levi fait d’ailleurs allusion, avec une ironie terrible et délicieuse, à la formidable occasion offerte par ce système concentrationnaire, unique dans l’histoire de l’humanité (le Goulag se trouvant à un degré moindre d’horreur psychique), d’effectuer, grandeur nature, une étude psycho-ethno-économico-sociologique d’une micro société!
« Si c’est un homme » est une oeuvre dans laquelle l’autobiographie se mêle à la description dénuée d’émotion, de jugement ou de désir de vengeance, une lecture que l’on reçoit tel un coup de poing en pleine figure, une lecture glaçante sur un univers qui relève de l’inimaginable et qui fut la réalité d’un peuple. On en sort laminé par tant d’horreurs orchestrées, par tant de tortures tant physiques que psychologiques (à tel point que l’on peut se demander si les premières ne sont pas moins douloureuses que les secondes) perpétrées cliniquement, industriellement et scientifiquement par les nazis.
Je n’avais encore jamais lu « Si c’est un homme », mais j’avais déjà visité un camp de concentration, celui de Dachau, lorsque j’étais au collège, puis visionné, au lycée (j’étais en 2nde) le film « Nuit et brouillard »: le récit de Primo Levi m’a bouleversée au plus haut point, mettant une voix et un témoignage sur ce que j’avais pu voir à Dachau. Comme le soulignait Kalistina « on se sent tout petit » après la lecture d’une telle expérience! Petit et ignorant.
Un livre incontournable pour tenter de saisir l’essence d’une idéologie mortifère, celle du nazisme, un livre pour ne rien oublier des atrocités commises au nom de cette idéologie, un livre pour éloigner ce bacille d’une peste noire toujours prête à renaître de ses cendres, en endossant des habits plus respectables mais tout autant nocifs pour l’humanité.
NB: l’appendice au récit est à lire et méditer!
Récit traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger
Les avis des participants à la lecture commune ICI et LA