Le musée Jean-Lurçat et de la tapisserie contemporaine d’Angers proposait une très intéressante exposition dédiée à la tapisserie contemporaine catalane de Picasso à Grau-Garriga. Un art décoratif et un artisanat d’art qui relève de l’aventure…
La tapisserie fut longtemps considérée comme un art décoratif, voire un artisanat d’art qui ne pouvait rivaliser avec les disciplines « nobles » de la peinture et de la sculpture. Cependant, à partir du XXe siècle, cette classification finit par s’estomper. Des peintres mondialement reconnus firent exécuter des tapisseries (quand ils ne les réalisèrent pas eux-mêmes) d’après leurs œuvres ; ils peignirent également des cartons tout spécialement. Par ailleurs, à l’initiative de plusieurs créateurs, la tapisserie cessa progressivement d’emprunter à la peinture ses deux dimensions pour devenir tridimensionnelle et présenter au public de véritables sculptures textiles tissées, lissées ou assemblées.
C’est bien ce parcours qu’a illustré une belle exposition qui vient de s’achever au musée Jean-Lurçat et de la tapisserie contemporaine d’Angers, intitulée De l’Ombre à la Lumière, tapisseries catalanes, de Picasso à Grau-Garriga. L’histoire de la tapisserie catalane relève de l’aventure ; celle du peintre Josep Grau-Garriga appelé par un mécène, alors qu’il n’avait pas 30 ans, à diriger la Casa Aymat, premier maillon constitutif de l’école de tapisserie catalane ; celle aussi de cette école-même, qui accueillit les travaux des créateurs majeurs de leur temps (de Picasso à Tapiès, en passant par Juan Miró) et forma des artistes de premier plan, comme Carles Delclaux, Jordi Gali, Josep Guinovart ou Teresa Conte.
Les œuvres présentées attestaient d’une belle diversité créatrice, puisque s’y côtoyaient des pièces figuratives, cubistes, symbolistes, surréalistes et abstraites. Parmi les plus singulières, on remarquait notamment plusieurs « Sobreteixim » de Miró (des essais réalisés vers 1960 à partir de chutes de tapisseries ramassées dans l’atelier de tissage), deux versions de Dyx, de Jaume Muxart (1961), une Super-Girl de Jordi Gali (1967) presque aussi acidulée qu’un Tom Wesselmann et une Nature morte sous la lampe de Picasso (1965). Plusieurs tapisseries s’exposaient également avec les cartons qui avaient servi pour les créer ; cette confrontation se révélait des plus intéressantes : d’une part, elle montrait combien la collaboration étroite de l’artiste et du lissier permet d’atteindre une puissance esthétique que la simple reproduction ne saurait rendre, d’autre part, elle prouvait que cette puissance ne devait pas uniquement à la couleur et au graphisme, mais encore à la grande diversité des matériaux et des textures utilisés.
Le fait que cette remarquable exposition temporaire vienne de fermer ses portes ne saurait dissuader le visiteur de se rendre au musée Jean-Lurçat et de la tapisserie contemporaine d’Angers. Car les collections permanentes de ce musée méritent très largement que l’on s’y arrête.
On y trouve naturellement un large aperçu des productions de Lurçat (1892-1966), notamment des céramiques et des œuvres picturales peu connues (Smyrne II, 1926, un paysage très synthétique à l’huile, Hommage à Lautréamont, 1948, gouache et mine de plomb qui s’attache fidèlement à l’atmosphère de Maldoror ou Les Gladiateurs, 1959, dans un goût proche de Picasso.) Quant aux tapisseries, elles abondent, flamboyantes, monumentales, symboliques, comme Espoir et Liberté. Mais la pièce majeure demeure Le Chant du Monde (1957-1966), installé dans l’immense salle des malades de l’ancien hôpital Saint-Jean attenante au musée. Cet ensemble architectural du XIIe siècle, remarquablement conservé, accueille en effet les dix tapisseries qui composent cette création aux dimensions spirituelles, symboliques, poétiques, traduisant la vision du monde de l’artiste, entre menace et renouveau, une vision finalement très actuelle où l’inspiration apocalyptique médiévale et contemporaine (La Grande Menace, L’Homme d’Hiroshima, Le Grand Charnier, La Fin de tout) s’unit au progrès (L’Homme en gloire dans la paix), à la nature, aux éléments (L’Eau et le Feu), à la technologie (La Conquête de l’espace) pour aboutir à La Poésie et à l’énigmatique Ornamentos Sagrados. Cosmogonie épique et toute personnelle, visions quasi chamanique et délibérément humaniste de l’univers donnent à cet ensemble unique la réelle cohérence d’une pensée engagée. Les amateurs de céramiques feront en outre leur bonheur, à l’entrée de cette salle, de l’apothicairerie de l’ancien hôpital où s’aligne une rare collection de pots à pharmacie des XVII et XVIIIe siècles.
Par ailleurs, dans ses collections permanentes, le musée conserve un important ensemble de tapisseries de Josep Grau-Garriga (né en 1929), plasticien majeur installé depuis le début des années 1990 non loin d’Angers, et d’œuvres d’un peintre trop peu connu, Thomas Gleb (1912-1991). L’importance de ces deux artistes justifie que leur soient consacrées dans ces colonnes deux chroniques à venir.
Illustrations : Grau-Garriga Josep, La crosta (La croûte), 1984, 220 x 210 cm, Coll. Artiste, © Adagp Paris 2011, cliché R. Camprubi – Picasso Pablo, Natura morta sota el llum (Nature morte sous la lampe), 1965, 138 x 156 cm, Musée Picasso de Barcelone, © Succession Picasso 2011, photo R. Muro – Salle des malades, lieu d’exposition du Chant du monde de Jean Lurçat, © CDT Anjou/ S. Clément.
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