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Rêver d’Egypte aujourd’hui : A la découverte des temples de l’Egypte éternelle

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Découvrir l’Egypte, un rêve réalisé avant les révolutions du printemps arabe. Cette Egypte en hiver n’était pas encore l’Egypte de l’éternel printemps. Entre Egypte contemporaine parfois déconcertante et Egypte ancienne pour ne pas dire Egypte éternelle, voyageons dans un pays fascinant.

L’Égypte,un pays qui se déguste lentement…

Il est midi, me voici en Égypte. Nous sommes avant les révoltes arabes. L’aéroport de Louxor austère et crasseux nous accueille. Les hommes sont vêtus de longues tuniques fendues au col et coiffés de turbans blancs. Certains font la prière, c’est l’heure pour l’une des cinq quotidiennes.

felouques a la voile sur le nil

Depuis longtemps je rêvais de l’Égypte. Depuis 1967 pour être précis, où je fus ébloui par l’exposition Toutankhamon et son temps au Petit Palais à Paris, à l’initiative d’André Malraux, Ministre de la culture du Général de Gaulle. 45 pièces du trésor funéraires y étaient exposées, dont le masque d’or du pharaon et un vase d’albâtre. Une statue colossale en quartzite jaune, représentaient son visage adolescent aux traits doux, les lèvres pleines, les yeux étirés vers les tempes. La vie quotidienne il y a plus de 3500 ans renaissait, en couleurs, sous mes yeux d’enfant subjugués. Un bas-relief sur calcaire représentait des princesses vêtues de robes transparentes. Ces jeunes filles sveltes comme des vases sous leur chevelure bouclée et dans leur longue tunique moulante étaient « la Femme » et le désir naissant.

cesarion joue par max baldry

En ces années de chape morale et de stricte vertu – il faut s’en souvenir – l’art était le seul moyen à disposition du grand public pour aborder la jeunesse, le désir et le sexe opposé. Toutankhamon a été pour moi un avant-goût de ce grand bouleversement qui allait surgir moins d’un an plus tard, en mai 1968. Mais je ne pouvais le savoir et la sublimation de l’art a continué d’agir à mon insu. Toutankhamon est devenu un grand frère, initiateur des mystères du rayonnement de la jeunesse, de la vie intense et brève, de la mort éternisée. Il a déterminé ma vocation d’archéologue, métier que j’ai pratiqué un temps. C’est au collège ensuite que j’ai dessiné Osiris officiant sur une fresque, et la reine Néfertiti en cours de dessin. Mon premier achat de copies en plâtre du musée du Louvre, lorsque j’y ai travaillé, fut justement pour son buste de reine en quartzite rose. Seul est conservé le torse, aux formes si féminines, drapé dans une robe plissée transparente, « aussi érotique qu’un tee-shirt mouillé », selon l’expression d’Olivier, 13 ans, l’un de mes compagnons de jeunesse. Curieusement, l’égyptologue Jean Yoyotte (il a fouillé Tanis) dit la même chose : « il est assez courant que ceux qui s’intéressent à l’Égypte se mettent à l’égyptologie vers l’âge de 11 ou 12 ans. Pourquoi ? Il y a un attrait visuel de l’art et de l’écriture égyptiens, qui sont incontestablement beaux, en quelque sorte intermédiaires entre les arts dits primitifs et les formes dérivées de l’art grec. » Lui-même s’est passionné à 10 ans. Mystères, luxe, orientalisme, magie « hermétique » (Hermès Trismégiste était assimilé au dieu Thot) – il énumère tous les attraits d’une civilisation morte.

archaeologia tintin faouziEgypte itinéraire

Je n’oublie pas l’Égypte contemporaine à mon âge. Je me souviens de Faouzi, le petit Égyptien de Dominique Darbois, photographié et raconté dans cet album de la collection Enfants du Monde chez Fernand Nathan, au début des années 60. Faouzi prend la felouque, va chercher de l’eau avec sa sœur, étudie la calligraphie arabe à l’école, écoute les musiciens, tourne la poterie avec son oncle, se promène dans les franges désertiques à dos d’âne… Il est un paysan de Haute-Égypte et porte la galabieh, la longue robe flottante traditionnelle ouverte au col. Il a le même âge que moi. La collection, avec cet optimisme de l’après-guerre et de la modernité, incitait au voyage.

Et pourtant : plus mûr, durant mes études d’archéologue, l’Égypte antique ne m’a pas attiré. Non parce que les égyptologues fussent réputés un peu timbrés, comme le Philémon Siclone des Cigares du pharaon, une aventure de Tintin des années 30, colorisée en 1955. L’Égypte ne m’a pas plus attiré à cette époque que l’empire inca, la Perse, ou la Chine ancienne. Ces systèmes trop organisés, hiérarchisés, presque totalitaires (mais attention à l’anachronisme), ne répondaient pas à mon aspiration au pragmatique, au bonheur personnel, à la vitalité concrète. Berlev, égyptologue soviétique, disait : « l’Égypte ancienne est le seul pays où les fonctionnaires aient servi à quelque chose, et je sais de quoi je parle. »

L’Égypte ancienne était une société stricte et hiérarchisée, reposant sur le système d’irrigation et de contrôle des crues et justifiée par une religion au bestiaire menaçant. J’ai toujours préféré la Grèce antique, si foisonnante, si vivante, enfance de notre propre civilisation – ou encore la préhistoire, ce temps si lointain où l’imagination reste la principale source de connaissance, avec cette intuition que ces petits groupes de chasseurs-cueilleurs étaient le bonheur humain parfait. Les hommes actuels, Homo sapiens sapiens, ont vécu en groupes restreints durant plusieurs centaines de milliers d’années, ils s’y sont adaptés, cette existence les a façonnés, sélectionnés. Leur évolution jusqu’au néolithique sédentaire, il y a seulement 6000 ans, les a conditionnés. Comment croire qu’une telle vie nomade, à quelques-uns, ne serait pas l’essence du bonheur humain – puisque le bonheur est l’accord de l’être avec la vie qu’il mène ? Nous retournons à une telle existence errante en petits groupes dès que nous le pouvons. N’est-ce pas ce que nous allons accomplir durant cette semaine de périple égyptien ?

Nous allons remonter le Nil en felouque, de Denderah à Assouan. Foin des bateaux-usines trop touristiques pour nous ! Nous préférons la vie au ras du fleuve, immergé dans la population des villages qui le bordent et qui cultivent la terre nourrie de limon comme il y a 5000 ans. Les pieds nus dans l’argile, l’éternité dans l’âme, ils regardent passer ces agités stressés qui remuent l’eau du Nil pour aller, vite, vite, transpirer parmi les pierres mortes.

L’Égypte est un pays qui se déguste lentement…

Égypte d’aujourd’hui

Ce matin le soleil est vif et embrase la campagne. Elle s’ébroue peu à peu de ses voiles nocturnes. Car nous découvrons qu’il fait froid l’hiver durant les heures de nuit ; l’Égypte n’est pas le pays de l’éternel printemps. Nous partons vite pour Edfou en car. Des champs de cannes à sucre s’étendent largement le long du Nil sur la rive ouest. Dji nous parle un peu de l’époque contemporaine durant le lent trajet. L’Égypte s’est émancipée de la tutelle anglaise en 1952 parce que la mode était à la décolonisation et au nationalisme tiers-mondiste – mais aussi (je l’ajoute) parce que l’Inde, devenue indépendante dès 1948, ne nécessitait pas de conserver sous contrôle la route maritime passant par le canal de Suez. Gamal Abdel Nasser a pris le pouvoir et réalisé à cette occasion, en 1952, la « dévolution des terres ». Chaque paysan a reçu 2,5 hectares, limités à 30 hectares pour un même nom afin d’éviter un trop grand pouvoir économique des familles étendues.

gamin sur chameau Egypte

Il existe aujourd’hui des terres privées et des terres d’État ; celles-ci sont gérées en coopératives. Les cultures privées ne sont pas entièrement indépendantes car les paysans doivent cultiver ce qui est décidé par la coopérative pour la moitié de son exploitation. La canne à sucre fait florès autour de Louxor. Elle sert à produire du sucre, des cartonnages, et un aggloméré pour les parois des habitations. Des rails à voie étroite courent parfois sur le sol ; ils servent aux wagons collecteurs de cannes. Celles-ci sont aussi transportées en camions à remorque. Aux ralentissements, des gamins se précipitent d’ailleurs pour tirer une ou deux cannes du chargement, afin de les écorcer et de croquer la tige juteuse et sucrée.

État « socialiste démocratique » pour l’affichage international, l’Égypte est surtout clanique, organisée autour de l’armée – cette élite des mâles qu’affectionnent les pays musulmans (voir le Pakistan, la Libye de Kadhafi et même l’Algérie). Le pays exporte surtout du coton (50% des gains en devises), mais aussi du sucre, du blé, du maïs, du riz, des tomates, des oranges. Il produit du gaz naturel et même du pétrole (14 ans de consommation au rythme actuel). Ce que Dji ne dit pas est que la politique de redistribution des terres aux fellahs est un échec car la démographie a été (et va encore) plus vite que le développement : le rendement des petites propriétés est déficitaire et l’analphabétisme rural monte à 67% ! C’est encore le tourisme qui rapporte le plus, employant 2,5 millions de personnes et rapportant deux fois le montant de l’aide annuelle américaine.

Egypte campagne

Quel contraste entre deux pays de delta, l’Égypte au Proche-Orient et le Vietnam en Asie ! Tous deux sont pauvres, sortis de la colonisation ou de la guerre, majoritairement paysans. Mais l’un s’en sort et l’autre pas ! On peut tristement le constater, aucun pays arabe n’a développé d’économie avancée. Ils ont acheté des compétences et des services à l’extérieur plutôt que de chercher à apprendre et produire par eux-mêmes, poursuivant leur tradition de prédateurs guerriers. Mentalité proche, en plus fruste, de celle de nos aristocrates d’ancien régime. L’Égypte n’a pas connu de solution à son problème de développement, rien que des secours d’urgence et des gestions de crise. Tout est dévolu à l’armée, « orgueil arabe », improductive et autoritaire par définition.

adolescent en galabieh egypte

Riches ou pauvres, tous les pays arabes sans exception ont des régimes despotiques dans les années 2000. Les dirigeants ne sont pas responsables, leurs actes sont imprévisibles, toute l’économie est subordonnée à la politique, celle-ci réduite au clientélisme et aux féodalités. Le développement économique n’est pas une fin en soi, nous sommes bien d’accord, mais demandez aux paysans du Nil s’ils veulent être nourris convenablement et bien vêtus, s’ils veulent envoyer leurs enfants à l’école et comprendre un peu mieux le monde dans lequel ils vivent ? J’ai l’intuition qu’ils vous répondront oui. Je ne connais personne qui veuille rester dans la crasse ou l’ignorance, même l’écologiste ou le tiers-mondiste le plus convaincu. L’absence de développement des pays arabes est un problème culturel. Pourtant, la démocratie, je l’ai montré, n’est pas incompatible avec l’islam.

Egypte Medinet Habou

On peut en incriminer la religion : le Dieu de l’Islam est sans désir ni amour ; il dépasse l’intelligence et la raison ; il n’aime pas ses créatures qui lui sont indifférentes. Sa puissance est insensible, « islam » veut dire « résignation ». Mais, après tout, le catholicisme n’est pas plus ouvert… La différence est que les sociétés arabes ne génèrent pas de main d’œuvre informée ni capable ; elles rejettent les idées et les techniques nouvelles par préjugé antioccidental (les chrétiens sont honnis) ; la révérence pour le Coran – Livre saint qui a tout dit – empêche toute réflexion personnelle et tout apport extérieur (les chrétiens ont vécu cela jusqu’à Galilée) ; même le savoir que certains acquièrent à l’étranger n’est pas respecté, on lui préfère le clanisme et le bakchich – terme qui vient d’ailleurs de l’arabe. Les entrepreneurs locaux n’appartiennent pas par hasard aux minorités copte, juive ou grecque dans l’histoire de l’Égypte. Même le coton, richesse actuelle du pays, a été introduit par le français Jumel en 1822.

gamins Egypte

Le principal obstacle au développement est peut-être le machisme ambiant. Les femmes sont tenues à l’écart, comme une espèce « inférieure ». Cette attitude prive le pays de main d’œuvre de talent, elle sape le désir de réussite des garçons (traités comme des « pachas »), elle délaisse toute tentative de réflexion ou de débat au profit, très vite, de la violence, expression du physique quand manquent les mots mais aussi quintessence hormonale de l’identité mâle et modèle culturel du guerrier. Le problème est qu’on ne conquiert pas la programmation informatique par le sabre, ni les processus complexes pour fabriquer un avion par la querelle. Sans ouverture culturelle à l’autre, les pays arabes resteront dans leur ghetto. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut interpréter l’espoir qu’a fait naître le printemps arabe, malgré ses airs d’automne déjà venu.

Déjeuner chez Toutankhamon avec Dji

Louxor, au nom évocateur de luxure et de vieil or, nous ne la verrons pas aujourd’hui. Après les formalités d’aéroport, un peu de bus plus tard, nous traversons le Nil en bateau. Les eaux vertes sont peu limoneuses mais fraîches, vivantes. Et nous voici hors des hordes, dans l’Égypte millénaire. D’un coup. C’est très dépaysant et même brutal : il suffit de passer le Nil. La rive que nous quittons est envahie par les bateaux de croisière, les trois-ponts du tourisme de masse. Sur l’autre rive vivent les paysans, les artisans, les petits bateaux à moteur et les felouques à la voile triangulaire racées comme des oiseaux lorsqu’elles fendent l’eau sous l’effet du vent.

felouque en egypte

Un panneau à l’entrée de la ville indiquait en anglais : « Welcome to the mother of civilisations ». Rien de moins. Il s’agit d’une idée reçue pour les touristes qui ne quittent pas les atmosphères climatisées. S’il est vrai que Chateaubriand pouvait encore croiser des enfants tout nus comme ils sont sur les fresques des temples il y a 4000 ou 5000 ans, ils sont aujourd’hui habillés et vont à l’école. Si la pyramide représente peut-être la base de l’architecture et si Moïse était peut-être égyptien, « les civilisations » comme les religions sont diverses de par le monde – elles ont surtout évolué. L’Égypte symbolise à la perfection le passage du nomadisme à la sédentarisation : le ciel y brûle et l’eau jaillit de la terre pour y faire pousser les plantes. Les Égyptiens affirment que leur histoire commence avec le règne d’Osiris. Ce dieu-roi a fait passer les tribus nomades de chasseurs et de pasteurs à l’agriculture par l’irrigation du désert, le travail des métaux et l’écriture pour administrer. Mais aujourd’hui l’industrialisation a remplacé l’agriculture et, dans les sociétés les plus avancées, l’information remplace déjà l’industrie. Le « modèle » égyptien reste une idée reçue des voyageurs snob du XIXème siècle.

Crocodile a manger

Nous déjeunons chez Toutankhamon (c’est le nom du restaurant). Pas de crocodile au menu, il faudra attendre le retour en France pour en manger ! La viande a le goût entre dinde et thon, assez fade. Notre accompagnateur français nous y attend. Dji – comme disent les locaux – nous apparaît comme un homme d’âge mûr fatigué, en veston et chaussures de ville, au visage maigre et glabre lunetté de noir qui me rappelle celui de Jorge Luis Borges. Il parle avec des intonations choisies et n’a rien du look « routard » souvent de mise aux accompagnateurs français qui vivent à l’étranger. Dji est breton de Quimper élevé chez les Jésuites, il vit depuis plus de 25 ans dans les pays arabes et depuis 16 ans en Égypte. Il a acheté des felouques et est le prestataire pour ces circuits. Il vit dans un village non loin de Louxor, sur la rive ouest. Au premier abord, il a déjà l’oreille vissée à un téléphone portable ; nous le verrons souvent dans cette situation. Pour l’instant, il commande le repas : salade de tomates et citrons confits, poulet au curry et légumes en ragoût, crème de sésame, toutes ces spécialités du pays se retrouvent bientôt sur la table !

Il nous emmène ensuite à notre hôtel, l’Amenophès, au village de Medenit Habu. Il nous présente en passant aux deux colosses de Memnon en quartzite rouge, hauts de 10 m 60 sans le socle et qui représentent Amenophis III assis. Ils trônent, ils durent, d’une gravité inébranlable malgré les dégradations du temps. Ces colosses gardaient l’entrée d’un temple funéraire aujourd’hui complètement rasé et le vent ou la rosée les faisaient chanter aux temps grecs. Des champs sont cultivés tout autour. Ce qui nous frappe immédiatement ici est l’interpénétration de la vie paysanne et des ruines antiques. Les restes les plus anciens sont entourés de vie, intégrés au paysage quotidien. Il faut dire que si l’Égypte est étendue (997 000 km²), elle n’est qu’un long tube digestif dans un désert : seuls 55 000 km² sont habités le long du Nil (et dans quelques rares oasis). La population se concentre dans le grand Caire et dans le delta.

Nous déposons nos affaires dans les chambres et, face au temple de Ramsès III que nous visiterons plus tard, nous commençons à faire plus ample connaissance au café qui borde la place. Nous buvons… de l’eau gazeuse ou un Coca. Nous sommes ici dans un pays musulman, « sans alcool » officiellement. Tous les intégrismes aiment la prohibition ; la contrainte permet de mesurer leur pouvoir sur les masses. Le couple avec lequel nous sommes est particulièrement sympathique, encore amoureux après plus de quinze ans de fréquentation – ils se sont connus en terminale et ont deux petits enfants de 5 et 4 ans.

colosses de memnon

Le calcaire blond des murs du temple en face réfléchit la lumière. L’air un brin voilé donne au ciel une couleur translucide du plus bel effet. Je découvre le climat de l’Égypte, sa douceur sèche, sa lumière pastel, sa chaleur tempérée – tout en contrastes du aux forces opposées du fleuve et du désert ! Des enfants passent, œil noir, dents blanches, pieds nus. Ils rient et crient en vélo. Nous sommes en hiver, il fait 16°, ils sont très habillés. La galabieh grise qu’ils portent leur va bien au teint et à la silhouette, mais leur gêne l’entrejambe pour faire du vélo. L’Égypte connaît trois saisons, rythmées par le Nil. Autour du 19 juillet, quand Sirius apparaît dans le ciel au coucher du soleil, commence la crue. Quatre mois plus tard le Nil rentre dans son lit et débute la saison de croissance des plantes. La dernière saison, de mi-mars à mi-juillet, est celle de la sécheresse, de la gestion des réserves d’eau, et des récoltes.

Dji passe nous prendre alors que la lumière descend. Il nous mène au restaurant du soir par le chemin des écoliers. Ce ne sont que champs de cannes à sucre, carrés de blé en herbe, plantations de pommes de terre ou de fèves. Les maisons sont bâties de terre crue, des briques sèchent au soleil. Les femmes sont de sortie et les petites filles, pas sauvages, nous crient « hello ! » Les garçonnets nous accompagnent un bout de chemin, par curiosité. Dji est connu comme le loup blanc ici, il y habite, parle la langue couramment et il salue souvent l’un et l’autre.

Dans la conversation, nous apprenons qu’il a vécu plusieurs années au Maroc. Il a retrouvé dans les pays arabes cette vie familiale qu’il a connu en Bretagne dans son enfance à la ferme, les grandes tablées, la famille élargie. Dji a vécu aussi la dureté des relations entre bandes de garçons à Fès, plus ou moins abandonnés et livrés à eux-mêmes. Il est fasciné par la vie arabe, cette fraternité mâle émotive et toujours adolescente d’une société à l’origine guerrière. Les femmes en sont absentes, cantonnées à la tente ou à la maison, bonnes à reproduire les mâles. C’est avec les garçons que l’on échange des idées, fume des cigarettes, ou épanche sa tendresse. Il y a du moine en Dji – la terre d’Égypte n’était-elle pas la terre d’élection de la vie érémitique ? On se souvient de Macaire le Copte. Cette recherche de fraternité, cette indifférence à l’argent et aux biens matériels, cette capacité à attirer et à rendre de l’émotion autour de lui, ont quelque chose de monastique.

egypte hotel medenit habu

Le restaurant El Ghezira se trouve dans une ruelle qui ne paie pas de mine. Mais sa terrasse au troisième étage donne une large vue sur le Nil et sur les temples illuminés de l’autre côté du fleuve. Selon Dji, François Mitterrand venait souvent en Égypte parce qu’il aurait été « initié » aux mystères égyptiens ; il venait méditer devant les symboles. Franc-maçonnerie ? Si Jacques Mitterrand, son frère, fut un temps Grand Maître du Grand Orient de France, François ne semble pas y avoir appartenu. Il en a peut-être eu la tentation pour se faire des relations, mais aussi parce que la franc-maçonnerie est avant tout rationaliste, républicaine et positiviste. Elle vise à perfectionner l’être humain par la connaissance des symboles pour mieux comprendre le monde, et par la solidarité du travail. Née des corporations d’architectes et de bâtisseurs du moyen-âge, la maçonnerie mesure la connaissance à l’aide du calcul, de la règle et du compas. Elle voit le monde régi par des lois cosmiques, organisatrices du chaos, que l’initiation permet de connaître. François Mitterrand était d’évidence un être religieux. Avide découvreur de la Bible depuis que sa mère lui en faisait lecture durant son enfance, il n’a pas de réponse sur l’existence d’un dieu. Dans l’univers égyptien, « la découverte du Livre des Morts (est) ce qui lui importe le plus », écrit son biographe Jean Lacouture. Il a voulu apprendre à mourir dignement. Ses derniers voyages ont été pour Venise et pour Assouan. Il aurait voulu jucher sa tombe sur le Mont Beuvray, près des druides. Mystère ? Sans doute pas. Interrogation ? Sûrement. Cette quête très humaine, malgré sa position politique que l’on peut juger différemment selon ses opinions et la morale, suffit à le rendre sympathique.

La cuisine du restaurant ce soir ressemble à celle du midi ; elle est à base de crudités, de ragoût de légumes, de pommes de terre sauce tomate, de riz, de boulettes en sauce et de poulet grillé. Les crudités peuvent être consommées sans craindre la turista, bien connue des voyageurs en Égypte. Les malades sont tous en fait sur les bateaux du Nil où l’on sort des frigos les crudités pour le buffet, avant de rentrer les restes pour les resservir plus tard, ainsi que nous l’explique Dji. Nous pouvons prendre de la bière, fabriquée en Égypte (pourtant pays musulman…) ; elle est légère, bonne sous ce climat.

Nous rentrons à l’hôtel en bétaillère, ce taxi-brousse bâché où l’on monte à 12 dans la benne. Nous nous couchons tôt, après avoir contemplé un moment Orion, Cassiopée et la Grande Ourse depuis la terrasse sur le toit de l’hôtel. L’étoile polaire surplombe la colline calcaire creusée de tombes.

Edfou ; une approche des dieux égyptiens

Le temple égyptien symbolise pour Dji (qui aime à être iconoclaste) un homme couché : les colosses d’entrée en sont les pieds, la première cour péristyle avec ses deux rangées parallèles de colonnes sont les jambes, les deux salles hypostyles le torse. Entre la cour et les salles, une pierre de granit représente le sexe. Dans le sanctuaire, l’autel est la bouche et, sur le mur du fond, la représentation d’un scarabée figure les deux parties d’un crâne vu de dessus. Pourquoi pas ? Les Égyptiens ont dû ressentir le temple comme un corps physique où le Ba psychique du dieu pouvait s’unir à la terre et s’y ancrer.

temple Edfou

Mais je me méfie toujours du systématisme comme de la recherche constante du sens « caché » des choses ; les archéologues sont des scientifiques, malgré l’aspect littéraire de leur objet d’étude et, en dépit des paranoïas et des querelles de personnes, ils ont le sens du raisonnable et du respect pour les faits. Ils peuvent errer un moment, se fourvoyer dans quelque hypothèse, mais le débat intellectuel et les tâtonnements de la recherche dans le temps font que la vérité « probable » se fait inévitablement jour. Nous sommes loin du XIXème  siècle où seuls quelques pontes gardaient la haute main sur l’égyptologie !

2001 02 Egypte ticket temple Edfou

L’actuel temple d’Edfou, dédié à Horus le faucon solaire protecteur des pharaons, a été construit par les Grecs. Il fut entrepris sous Ptolémée III vers 237 et achevé 120 ans plus tard sous Ptolémée XII. Mais il a été bâti sur l’emplacement d’un sanctuaire plus ancien. Il est le second plus grand temple de l’Égypte après celui de Karnak. Deux faucons de granit noir précèdent le pylône d’entrée, cette vaste surface, plane comme un mur de forteresse. Sur ce dernier, très grand et presque massif, le roi sacrifie des captifs qu’il tient en grappe par les cheveux. Cette image de la victoire sur les ennemis est destinée à éloigner le mal. Un mur d’enceinte sépare la partie religieuse de la partie profane.

colonnes temple Edfou

Le guide n’est pas Dji, qui a notamment à gérer les déplacements de ses innombrables felouques  – mais un guide local parlant français, assez mauvais et trop bavard. Il se croit obligé de remonter à Cléopâtre, la grande pute de luxe, pour nous expliquer le temple que l’on a sous nos yeux ! Je l’écoute cinq minutes avant de le laisser tomber et de m’avancer seul entre les colonnes et dans les pièces successives. Je ne crois pas avoir manqué grand chose des explications, à écouter les autres ultérieurement. D’ailleurs, qu’importe : plus on Edfou, plus on lit !

temple edfou colonnes

Les colonnes des salles n’ont pas pour fonction de porter un toit, elles sont trop serrées pour cela. Elles figurent des papyrus pétrifiés et symbolisent un marécage qui conduit vers le tertre primitif (le saint des saints) qui s’est soulevé des eaux. On dit que, lorsque le Nil était dans ses plus fortes crues, il inondait la salle hypostyle de nombreux temples et donnait ainsi l’illusion du marais primordial. Depuis l’entrée, les salles se font de plus en plus petites et de plus en plus sombres ; c’est voulu.

frise temple Edfou

L’apothéose devait être le sanctuaire qui abritait la statue sacrée. Aujourd’hui il est vide : les dieux meurent lorsque l’on ne leur fait plus offrande et que l’on ne prononce plus leurs noms. Dans une salle s’ouvre le « laboratoire », appelé ainsi parce que, sur les murs, sont gravées en hiéroglyphes ce que l’on peut prendre pour les formules des parfums employés lors des cérémonies. La construction du temple est symétrique, le long d’un axe ; mais on constate une déviation, comme un refus du systématique et du rigide. Est-ce voulu ? Les temples sont le cosmos reflété, la résidence locale de la divinité, le complexe qui capte l’énergie divine. Construire un temple, c’est répéter la création. L’eau atteinte en creusant les fondations rejoint l’eau primordiale.

plafond grave edfou

On nous fait visiter le « nilomètre » où la nappe phréatique issue du fleuve vient lécher les bas-fonds. Cet endroit ne servait pas seulement au symbole, ou à mesurer la hauteur des crues du Nil, il servait aussi de puits qui fournissait l’eau au culte.

Approche des dieux égyptiens à Edfou

Sur les murs, de nombreuses figures sont piquetées. Je pense qu’il s’agit une fois de plus de la bêtise de tous ceux qui croient détenir une quelconque vérité, quels que soient les siècles et les croyances. Mais Dji a une autre théorie à ce sujet. Pour lui, un temple vit et ses cérémonies évoluent. Il est vrai que l’histoire égyptienne s’étend de 5500 ans BC (Before Christ) à 641 AC (After Christ) ! Les représentations qui ont une utilité à une certaine époque peuvent ne plus en avoir par la suite d’où leur piquetage.

pharaon et pharaonne seins nus edfou

A y bien regarder, on ne détruit pas n’importe comment : le piquetage est un travail méthodique sur certaines parties du corps, et non une suite de coups anarchiques un peu partout. On détruit en premier le nez – lieu du souffle, symbole de « l’âme vitale » – puis les yeux – qui ont un pouvoir, enfin (éventuellement) la tête et le reste du corps. Je ne sais pourquoi l’on a ainsi piqueté les figures, mais c’est dommage. Celles qui restent révèlent des silhouettes gracieuses au modelé doux. Des femmes on ne voit qu’un seul sein, dont le téton pointe, signe de vigueur et de désir. La robe tombe jusqu’aux pieds mais s’arrête juste en-dessous des seins, ce qui est un brin érotique à nos yeux d’aujourd’hui et ajoute au plaisir de la visite. Ces formes ciselées dans le mur m’évoquent le fragment poétique de l’époque d’Akhenaton, que j’ai lu récemment :

« Avec sa silhouette élancée et ses seins nacrés,
Ses fesses charnues et ses hanches étroites…
Sa noble allure,
Elle ravit mon cœur lorsqu’elle m’accueille. »

femme sein nu edfou

Les hommes sont en pagne, parfois translucide car on distingue les formes des jambes remontant sous la toile. Ils ont le torse harmonieux aux pectoraux galbés, aux flancs légèrement creusés, comme l’est aussi la dépression du nombril. Rien de rigide en ces sculptures pourtant conventionnelles. Elles ne sont pas bêtement réalistes car elles combinent plusieurs angles de vue : la face est de profil mais l’œil est de face, les deux épaules sont de face mais un seul sein est représenté, de profil.

horus faucon edfou

Le but de la représentation artistique dans l’Égypte antique n’était pas de « faire de l’art » comme le croient les bobos d’aujourd’hui, mais de conserver visages et silhouettes pour l’éternité. La sculpture était l’autre face de la momification : il fallait garder vivantes les formes essentielles des êtres. D’où cette régularité géométrique qui nous frappe tant et qui influence encore le dessin d’affiche ; d’où aussi cette observation aiguë de la nature en ses détails, comme la forme des feuilles ou le plumage des oiseaux. Reproduire en pierre, c’était conserver ; et conserver durablement, c’était maintenir les êtres en vie. L’objectif de la représentation artistique était magique plus qu’esthétique. Le meilleur artiste n’était sûrement pas le plus inventif ! Il était, à l’inverse, celui qui reproduit le mieux les êtres selon les règles de la tradition immuable. Ce sont les Grecs, impressionnés à l’aube de leur civilisation par l’art égyptien, qui vont secouer les formes pour les adapter à leur vision du monde : rendre les dieux comme des humains parfaits.

edfou anubis

On peut distinguer encore quelques traces de couleurs dans les chapelles protégées de la lumière. Scène charmante de simplicité : Isis, amoureuse d’Osiris, a passé le bras autour de son cou. La flottille d’Hathor vogue sur le grès, portant la déesse vers Horus pour son mariage annuel.

Dans ce temple, nous fera remarquer Dji plus tard, la ligne de découpe des blocs de pierre passe toujours sur l’œil des personnages. Nous sommes dans le temple d’Horus, faucon au regard perçant, et c’est bien le regard qu’il faut mettre en valeur. Je m’amuse à repérer le hiéroglyphe qui signifie « l’enfant » : c’est un bébé nu, assis, la mèche de cheveux de côté, un doigt dans la bouche. Sur un mur extérieur, ces graffitis sauvages : John Sheffet 1859, Jouve 1872 – des visiteurs…

edfou horus et pharaon

Il n’est pas aisé pour nous de pénétrer dans l’univers religieux égyptien. Il ressemble un peu au premier verset de la Bible. L’esprit absolu, Rê, était diffus dans le Chaos primordial. Il a pris conscience de lui-même en voyant sa propre image, Amon. La parole est une puissance qui crée, elle peut appeler son double et ainsi le créer. Les Tibétains imaginent de la même façon des êtres qui deviennent « réels » par autosuggestion. Se manifestent l’espace-air (Shou) et l’énergie-feu (Tefnout) qui engendrent terre (Geb) et ciel (Nout). Ce qui met fin au chaos en organisant l’univers équilibré et vivant que nous connaissons.

osiris insuffle la vie a pharaon edfou

Les forces créatrices de la vie spécifiquement terrestre sont Osiris, force fécondante, semence et arbre de la vie, eau qui donne l’aliment, et Isis, force génératrice et amour des créatures. Plus tard apparaîtront le couple des destructeurs, Seth et Nephtys, le mal nécessaire qui provoque le devenir par leur défi permanent. Maât, fille de Rê, est l’ordre du monde ; elle représente l’équilibre, la vérité, la justice, la communication entre les hommes. Hommes et dieux sont de même espèce, mais leur univers n’a pas la même dimension : aux hommes la terre, aux dieux l’univers. Tous deux possèdent une âme (Ba), une énergie qui permet le passage d’un monde à l’autre, et des éléments corporels (Ka), la force vitale. L’homme n’a qu’un seul Ka, les dieux plusieurs. Les hommes peuvent atteindre l’éternité : leur âme rejoint Osiris, la puissance vitale, et leur corps embaumé a la vie éternelle des cadavres impérissables. Le Ka du dieu est la statue qui le représente ; le prêtre fixe le Ka divin dans la statue par un geste rituel. Exposée au soleil, elle en reçoit le Ba et le dieu habite alors son temple comme un être vivant.

edfou scarabee et faucon

Des moineaux effrontés et peu sauvages volettent ici ou là, se perchant dans les trous des murs. En hiéroglyphe, le dessin du moineau signifie l’agitation et la destruction. Ce n’est pas pour rien que les moineaux symbolisent à Paris les gamins. Représenté devant les deux mamelons du désert, le dessin signifie « le mal », cette anarchie qui s’oppose à la gestion hiérarchique de la crue du Nil qui, seule, permet la vie quotidienne des hommes.

 L’Egypte vue du Nil

Visiter l’Egypte depuis les flots sur des felouques 

Nous avons bien visé : lorsque nous quittons le temple d’Edfou, nous croisons les hordes de touristes tout rouge et en short qui déboulent des bateaux pour visiter le temple. Nous avons eu la chance d’y voir très peu de monde. Dommage qu’un gardien rustre se soit empressé de soulever de son balai des nuages de poussière en balayant l’intérieur juste quand nous visitions.

felouque nil egypte

Nous gagnons les bords du Nil, le troisième fleuve du monde long de 6671 km dont près de 1200 km en Égypte. Les felouques sont quatre, flanquées d’un bateau à moteur de taille respectable qui nous servira de salle à manger. Un déjeuner nous attend et nous prenons place tandis que l’engin décolle de la rive et commence à voguer sur le Nil pour rejoindre les esquifs à voile un peu plus loin. Le moteur n’a pas de coque et le bruit est assez fort mais nous parlons peu et mangeons bien. Divers plats sont apportés sur la table, rondelles de tomates et de concombre, aubergines grillées, larges frites à l’ancienne, pâtes, épinards.

felouque nil inscription arabe

Dji nous présente les équipages : deux matelots par felouque, plus Adj, un juvénile de 16 ans qu’il a vu naître et grandir en prenant pension dans sa famille lors de sa première installation en Égypte. Aujourd’hui, c’est un jeune mâle vigoureux et de belle prestance, à la peau dorée et aux yeux noirs ornés de longs cils. Sa lèvre arbore une ombre de moustache, apanage du mâle arabe, sa démarche est royale. Il a toujours connu Dji dans sa famille et le considère comme un parent. Il a d’ailleurs un geste d’affection délicat en lui empruntant sa longue écharpe égyptienne pour la nouer autour de son cou.

felouquier nil egypte

Nous partons. Comme Gérard Labrunie, dit « de Nerval », voyageur désintéressé, sensible à la beauté des choses et des gens, qui fit le trajet en cange sur le Nil en 1843. Chaque felouque fait 13 m de long, 5 m au plus large, et porte un mât à corne de 23 m de haut une fois entièrement déployé. En dessous de la lourde barre de notre felouque, qui porte le nom de Louxor, est calligraphié en rouge d’un arabe appliqué : « Allah est le plus grand ». La voile est composée de bandes de grosse toile cousues ensembles. Elle est de forme trapézoïdale, tendue sur une longue corne qui se relie au premier tiers du mât. La brise est faible mais suffit à pousser les bateaux à contre-courant. Ils glissent avec lenteur et grâce sur l’eau à peine ridée, remontant sans effort le courant avec le majestueux silence des cygnes. C’est à peu près le seul moment du séjour où nous serons à la voile ! Par flemme, sous prétexte que nous somme toujours au plus près « des horaires », nous ne reverrons pas la voile, et nous le regrettons tous.

felouque nil course bateaux

Nous remontons lentement le long des rives, croisant des bateaux-usines dont les fenêtres des cabines nous apparaissent comme autant de grottes funéraires creusées dans les parois verticales de leurs bords. La lumière descend sous un ciel couvert. Elle devient nacrée. Un dernier rayon jette un éclat d’or sur le vert des rives où l’herbe, les roseaux et les palmes déchirent la couleur. Des oiseaux passent au ras de l’eau, tout blanc, le bec en avant : des ibis ? Hélas, il n’y en a plus sur le Nil ; ce sont sans doute des aigrettes. Un lourd vol de canards chasse vers la rive, nous les avons dérangés dans leur pêche.

felouque sur le nil

La nuit tombe et nous stoppons sur une rive. Les felouquiers plantent dans l’herbe un gros crochet de fer en guise d’ancre et d’amarre à la fois. Nous dînons sur le bateau à moteur, arrêté enfin, dont les bancs sont aménagés et garnis de coussins. La conversation porte sur l’Islam, sur les temples, sur les interprétations classiques et sur celles recourant aux mystères de l’initiation.

felouque egypte nil

 

Le Nil parmi les champs

Après le petit-déjeuner de café, de pain et de fromage type feta, une heure de felouque dans le calme du paysage conduit la conversation. Nous débarquons au bord des marais, dans un univers presque breton. Le soleil chaud fait s’exhaler les odeurs des plantes. Des vaches broutent l’herbe et la luzerne.

champs de ble bord du nil

Des fellahs travaillent les champs à la houe. Ces purs Égyptiens n’ont pas vu changer leur type au cours des millénaires. On les retrouve tels sur les antiques bas-reliefs des temples : un profil fier, des lèvres gonflées, des yeux allongés aux paupières lourdes, une taille mince et des épaules en portemanteau. Pour nous, le peuple du Nil ne sera pas une partie du paysage comme il l’est pour ces touristes des bateaux-usines qui l’observent du haut du pont supérieur, en sortant de la piscine.

culture bord du nil

Nous longeons les champs en carré sur une hauteur artificielle qui sépare le Nil du canal secondaire. C’est là où, au cours des siècles, ont été déposées les alluvions grattées aux basses eaux pour conserver au Nil sa navigabilité. A nos pieds s’étend une mosaïque de plantations de choux, d’aubergines, de blé et de bananiers. Passent des gamins en galabieh, montés sur des ânes, sourire éclatant de dents blanches, image séculaire du monde arabe. Adj nous précède dans une longue galabieh bleu marine qu’il a passé par-dessus une blanche plus fine. L’interminable tissu sombre accentue l’aristocratique de sa démarche. Les filles l’avouent, c’est un beau gars. Il n’a que 16 ans. Nous passons notre chemin de poussière parmi les palmiers et les euphorbes, ces « pommiers de Sodome » aux fruits comme des roustons. De nombreux oiseaux suivent nos pas de leurs trilles de joie.

felouque a voile sur le nil

Un bateau de touristes du Nil semble s’être échoué bien à l’intérieur des terres, aux abords d’un village : mais c’est un dispensaire et une école construite par le gouvernement sur trois étages, tout en béton fonctionnel, carré comme un navire-usine. Des écolières en long foulard blanc d’uniforme vont y entrer et nous saluent d’une voix musicale.

chou et ble bord du nil

Au bord du fleuve, que nous rejoignons, joue un gamin noiraud au pull de laine sous la galabieh malgré la chaleur. Il porte dans ses bras un petit chien ébouriffé. Ce peuple du Nil semble d’humeur facile et aisé à connaître, gai dans sa misère et son assujettissement. L’insouciance, la joie tranquille de ce petit, me font oublier la stupidité religieuse. Les enfants sont des Murillos, disaient les voyageurs de l’autre siècle, ce qui voulait dire gracieux, bruns et en loques. Lady Lucy Duff-Gordon, qui a vécu parmi eux en 1862 les a aimés ; elle décrit ainsi l’un de ses mousses dans ses Lettres d’Égypte (Payot 1996) que je suis en train de lire : « une taille de cupidon antique libéralement montrée ». C’est joli. Ce livre est à lire absolument pour qui s’intéresse aux gens autant qu’aux pierres antiques.

nos felouques amarrees sur le nil

Le Nil étend ses tons pastel dans l’air translucide. La lumière est une douceur, comme la faible brise qui se lève parfois. Les roches qui bordent le fleuve sont gravées ou piquetées. On y distingue des animaux, des barques égyptiennes, des guerriers. Il y a là toutes les époques, jusqu’aux signes de carriers qui exploitaient le beau calcaire blond tout au bord du Nil. Mais elles révèlent que l’Égypte était une province de l’art pariétal d’Afrique du nord. Trois mille ans avant le Christ le désert libyque était fertile, riche d’arbres et d’animaux de la grande faune paléoafricaine : éléphants, girafes, autruches, gazelles, bovidés. Les gravures des rochers ressemblent à celles que l’on trouve au Hoggar et dans les Tassili.

Sur le chemin, nous avons rencontré plusieurs fois de vieilles chaussures plantées au bout d’un bâton. La semelle est toujours tournée vers le chemin. Dji nous explique que c’est ainsi que l’on éloigne le mauvais œil dans ce pays. La superstition s’étend à toute image : ce qui est dessiné est « capturé » et cette « possession » peut engendrer des pratiques magiques qui donnent un pouvoir. Telle est l’essence même de l’art égyptien antique, et il a perduré jusqu’à nos jours ! C’est pourquoi les photos sont parfois mal perçues par les victimes, il faut faire attention : « on leur vole leur âme. »

rive du nil

Nous remontons sur le bateau à moteur pour le déjeuner. En guise de café nous est servie une spécialité égyptienne, le karkadé, une infusion de sépales rouges d’hibiscus de couleur rouge vampire. Ce verre de sang est acidulé et sans grand goût. Je le préférerais froid. Certains ajoutent beaucoup de sucre.

Vers Speos d’Horemheb

Après un mille de navigation, le bateau à moteur rejoint les felouques, amarrées près de « la surprise » promise par Dji.

paysage du nil

C’est le site éclairé d’un temple creusé dans la roche, un spéos, celui du couronnement d’Horemheb. Autour s’étendent les carrières de grès qu’il était facile de charger directement sur les radeaux du Nil. Nous dînons face au spectacle de lumière, le site étant éclairé de puissants projecteurs orange visibles pour les bateaux de tourisme qui passent au centre du fleuve. Une tourte aux restes de viande d’hier compose le principal, à la pâte-purée étouffe-chrétien (ce que nous sommes, justement).

papyrus speos horemheb

Après le dîner, nous descendons des felouques sur les passerelles branlantes qui sont de simples planches. Nous longeons dans la nuit les falaises éclairées, d’où étaient extraites les pierres. Une ombre, des yeux brillants : un chacal détale sous les lampes. La falaise est parfois creusée en grotte où trois personnages sont assis, figés dans la pierre. Sur le Nil, les bateaux-usines continuent de brasser l’eau à grands bruits d’hélices, illuminés comme des HLM. Les vagues qu’ils provoquent viennent balancer les felouques et entamer un peu plus les rives. Pierre Loti notait déjà, en 1907, la « kyrielle de ces bateaux à trois étages, pour touristes, qui font tant de vacarme en sillonnant le fleuve, et sont bondés en grande partie de laiderons, de snobs ou d’imbéciles. » Comme nous souhaitons n’être rien de tout cela, nous avons volontairement choisi une autre voie d’exploration des bords du Nil. Loti nous en rendrait-il justice ?

felouques bord du nil

La nuit est calme, plus chaude que les précédentes. Les gros navires ont envoyé dès le matin des vagues qui font grincer la felouque. L’intérieur du bateau aux deux couples a même été mouillé ! C’est le soleil qui nous éveille, de son doigt caressant. Sa bienfaisante chaleur est le sourire du matin. Selon les Égyptiens d’il y a 5000 ans, c’est la création tout entière qui se répète à chaque lever de soleil et, ce matin, je suis prêt à les croire. Le dieu créateur rend au monde la fraîcheur juvénile de son commencement. Une toilette sommaire – forcément sommaire aurait dit la vieille alcoolo – dans l’eau du Nil (chlorée pour l’occasion) et le petit-déjeuner nous attend sur le bateau-terrasse en bord de rive. Feta, omelette, galette.

speos horemheb bord du nil

Nous partons visiter le speos d’Horemheb. Comme cet ex-général, qui a pris le pouvoir après la mort de Toutankhamon, n’était pas de sang pharaonique, les murs revisitent la mythologie afin de lui donner une lignée digne de l’Égypte. Isis donne ainsi le sein à Horemheb, dessiné en enfant debout, en présence d’Amon. Imparable. Au-dessus, le vautour protecteur plane. Cet oiseau de proie symbolise paradoxalement la protection parce que la femelle protège très bien ses petits. Horemheb signifie « Horus est en fête ». Les scènes gravées en mouvement sont très vivantes – le réalisme était le style d’Akhenaton.

speos horemheb interieur

Ce réalisme ne durera d’ailleurs pas après Horemheb ; la tradition figée reprendra ses droits pour l’éternité ou presque, tant le conservatisme est la tendance naturelle de tout humain et l’objectif de l’art de la représentation égyptienne. Il s’agissait de conserver pour garder vivant dans l’éternité – une sorte de philosophie écolo avant la lettre. Champollion, de passage ici, a dessiné ces bas-reliefs pour ses archives et c’est heureux pour nous, car certains aujourd’hui sont détruits. La fresque des prisonniers révèle de jolis mouvements des corps. Amon donne la vie à Horemheb en dirigeant vers sa bouche la clé de vie, cette croix ansée qui représente sans doute une vertèbre de bovin. La moelle, croyait-on, produit le sperme, symbole de vie. Une autre interprétation veut que ce signe dessine un miroir de cuivre qui piège la lumière céleste comme la vie retient la lumière divine.

Carrières et tombes du Nil

Nous allons explorer les carrières en bord de Nil. Arturo Berti, de l’armée de Bonaparte chassant les Mamelouks, est passé par ici. Il y a laissé son nom gravé dans la pierre. Ses compagnons et lui aiguisèrent leurs sabres sur le grès, aujourd’hui marqué d’entailles.

graffitis carrieres bord du nil

C’est sans doute en Égypte que le futur Napoléon a rapporté l’abeille dont il a semé son manteau. Les hiéroglyphes la dessinent de profil, de façon expressive. L’abeille construit une demeure géométrique, elle observe une hiérarchie sociale, elle produit de l’or liquide, le miel : n’est-elle pas le parfait symbole de l’État ? Elle signifie aussi « bonne action », « bon caractère » ou « être de qualité » ; elle symbolisait le pharaon de Basse-Égypte. C’est ce que m’apprend mon petit Champollion illustré écrit par Christian Jacq (Robert Laffont 1994), un abrégé de culture par l’écriture.

abeille egypte antique

Des tombes subsistent, ouvertes sur le Nil. On reconnaît sur les parois une belle Nubienne gravée. Nubienne, car reconnaissable à sa poitrine plus imposante que celle des frêles égyptiennes. Sur une paroi, Dji nous fait remarquer une fresque non terminée : un réseau de carrés de couleur rouge couvre la surface. Il permettait de déterminer certains points remarquables pour tracer les silhouettes. L’art égyptien est en effet fondé sur la géométrie, la proportion des nombres, comme ce fameux nombre d’or venu de l’architecture et repris par la franc-maçonnerie.

grotte bord du nil

Une tombe recelait un fœtus ou un petit enfant, tant le sarcophage était étroit, au dire de Dji. Une scène de couple y est gravée, pleine de tendresse, une main de la femme sur l’épaule de son mari, l’autre sur son bras. Plus loin, une jeune fille respire une fleur de lotus. L’âme est le souffle en Égypte ; si l’on veut que la « présence » du personnage disparaisse de la tombe, il faut détruire le nez par où passe le souffle. Et c’est ce qu’ont fait les vandales venus ici bien avant nous. « En bas-relief sur toutes les parois, une même peuplade obsédante de personnages qui gesticulent, qui se font les uns au autres des signes avec les mains – éternellement ces mêmes signes mystérieux, répétés à l’infini partout. » C’est ainsi que Pierre Loti ressentait ces bas-reliefs multipliés, volonté pathétique de laisser une trace humaine dans les siècles.

graffitis et lotus carrieres bord du nil

Les carrières étaient exploitées selon une division du travail taylorienne. Deux équipes d’ouvriers se relayaient par décade. Ils habitaient le village en face, sur l’autre rive du Nil. Les outils étaient numérotés ; ils n’étaient pas en fer jusqu’à l’époque de Ramsès II, mais en silex ou en bronze. Ce dernier métal étant fragile, il nécessitait une refonte en cuivre sur chaque fil tous les dix jours. Ils étaient donc réparés à chaque changement d’équipe. Le grès, ici, est très fin, idéal pour la construction des temples ; la proximité du Nil était une bénédiction, pas besoin de gros efforts pour transporter les blocs, directement chargés sur les radeaux.

Pour dégager chaque bloc, on piquetait une ligne de pointillés à la hauteur standard ; puis on enfonçait des coins de bois dans le grès et on les arrosait. La dilatation du bois forçait la pierre, qui se brisait selon les lignes de fracture préparées ; il suffisait ensuite de rectifier le bloc pour qu’il soit prêt. On le faisait glisser au Nil sur un lit d’argile humidifié, ou sur des rondins de bois. Les trous encore visibles dans les angles des pierres non détachées servaient à porter les cordes destinées à retenir les gros blocs durant leur descente jusqu’au Nil. La pierre était chargée sur des radeaux de roseaux ; on emplissait chaque radeau jusqu’à ce qu’il s’enfonce. Les Égyptiens utilisaient le principe d’Archimède sans le savoir : bien que maintenu sous l’eau, le radeau de roseau portait la charge de pierres en surface. Aujourd’hui il pousse toujours des roseaux sur les rives. De leurs plumeaux chargés de pollen s’envolent des filaments qui recouvrent les pierres et les végétaux d’une sorte de toile d’araignée très dense.

gravures bords du nil

Sur les tombes sont gravés des hiéroglyphes. Ils se lisent de trois façons : purement figurative (un dessin de canard signifie un canard) ; symbolique (associés, plusieurs dessins signifient autre chose, une métaphore, comme le dessin d’un canard surmonté d’un soleil signifie « fils ») ; phonétique (le dessin « canard » se prononce et les syllabes associées de plusieurs dessins forment d’autres mots). Toute image est une réalité agissante, un pouvoir magique, car seul l’écrit assure l’immortalité en abolissant le temps. L’on sait que Champollion a déchiffré les hiéroglyphes en 1822 à l’aide de la pierre multilingue de Rosette ; ce que l’on sait moins est que l’on était encore capable, en Italie romaine, d’écrire correctement en hiéroglyphes. L’historien Ammien Marcellin traduisait couramment un obélisque. Le hiéroglyphe, comme la culture qui allait avec, a été détruite par la christianisation intolérante, puis par le vandalisme arabe.

canard hieroglyphe

Des hiéroglyphes d’oies figurent sur les parois. Dji nous dit que les oies égyptiennes de l’antiquité pouvaient être gavées. Certains soupçonnent même que la tradition du foie gras s’est introduite dans le sud-ouest de la France par les Juifs d’Espagne, héritiers des traditions égyptiennes !

femmes egypte antique teton pointu

Une tombe est gravée en couleur. Les coloris sont encore frais malgré les millénaires. Les pigments ont tenu malgré les inondations et l’humidité. Ocre, rouge, bleu égyptien sur fond blanc cassé, ces pigments ont dû subir un procédé technique de cuisson pour subsister aussi longtemps sans altération à la lumière du jour. J’aime les femmes gravées ici : leur tunique leur laisse les seins nus et un téton pointe toujours, tout droit, érotique, signe de santé et de vigueur. Jaune et rouge, lune et soleil, ce sont la Haute et la Basse-Égypte qui s’unissent dans cette dualité.

crepuscule bord du nil

Plus loin, nous découvrons la stèle de Ramsès II. Ses côtés racontent une histoire : Ramsès II naît devant les dieux et celui à tête d’ibis le note sur un papyrus. Ramsès II (son nom signifie « Rê est celui qui l’a engendré ») se fera déifier à Abou-Simbel, mais nous n’irons pas voir son temple, ce n’est pas prévu dans notre semaine. Ce temple est bâti de telle façon qu’au 21 février (date de sa naissance) et au 21 octobre (date de son couronnement), le soleil (le père mythique) pénètre les 33 mètres de profondeur du temple pour illuminer la tête de son fils Ramsès II. Durant 13 minutes exactement, mesure-t-on aujourd’hui.

Dans le wadi gravé au bord du Nil

Nous poursuivons la journée pétroglyphes : des vaches, des lions, des éléphants, des girafes. Nous longeons toujours le Nil, à pied, mais il fait plus chaud. Le soleil se réverbère sur les pierres.

gravure bouquetin bord du nil

Dans le wadi El Chott, Dji nous montre un bas-relief du pharaon Antef V de la XIème dynastie. Il porte la lance, symbole du pouvoir, et est surmonté d’un cartouche avec son nom écrit en hiéroglyphes. Son épouse, plus petite, le suit. Devant lui se tiennent un militaire (pagne court et coiffe d’armée) et un prêtre (pagne long et main sur le cœur). Le bas du relief est scié. Des voleurs ont tenté d’emporter la scène.

 gravure pharaon bord du nil

Dji nous dit l’avoir signalé aux autorités – mais seulement après avoir vérifié que la famille avec laquelle il est lié n’est pas en cause dans ce trafic. Cela choque une jeune fille moderne du groupe : le patrimoine historique est le patrimoine commun non seulement de tous les Égyptiens, mais aussi celui de toute l’humanité. Elle a raison, c’est ainsi que pensent nos contemporains et je pense comme eux. L’archaïsme est de dire que les locaux font ce qu’ils veulent des témoignages historiques à leur portée : ainsi des Bouddhas de Bamyan en Afghanistan. Mais je comprends aussi la position de Dji : il est intégré, fait partie de la famille élargie, il n’a pas à agir autrement que ce l’on attend de lui. C’est cela l’archaïsme, la loi du groupe mené par le patriarche. Dji, individualiste, ne peut s’y opposer s’il veut conserver ses bonnes relations et le confort moral qui est devenu le sien au fil des années.

gravure scene de guerre bord du nil

Le fonds du wadi est couvert de sable blond dans lequel les pieds s’enfoncent. Sur les roches qui le bordent s’étalent des graffitis effectués par les soldats de l’armée victorieuse du pharaon qui rentraient de guerroyer dans les oasis. On distingue des scribes, des personnages debout, des animaux et des hiéroglyphes.

gravure bord du nil

Adj marche devant nous sur le sable, hiératique et royal. Dji parle de lui. Il lui a fait faire un test de personnalité ; il s’agissait de symboles à compléter, dessiner une scène à partir d’un rond, par exemple, ou d’un signe serpentiforme. Ce test a révélé un adolescent bien dans sa peau, se voyant dans la vie hardi comme un footballeur, avec une sexualité jaillissante. Selon lui, « il est malin, plus que les autres, et il s’est débrouillé pour connaître une femme du village avant l’âge de 15 ans. Dans tous les villages il y a des femmes disposées à initier de jeunes garçons, des veuves ou des filles plus indépendantes. » Qu’est-il pour Adj ? « Je l’ai vu naître, je l’ai vu grandir, il m’a toujours connu dans sa famille. Quand il était petit, c’était un sale gosse, toujours à jouer des tours ; je lui ai foutu des claques. Ce que je suis pour lui ? Une sorte d’oncle, je suppose. » Dji m’apparaît comme abou el benat, « le frère des filles », il aime toutes les femmes comme des sœurs et se veut le père de tous les enfants.

bord du désert egypte

Nous montons une superbe dune dont le soleil caresse les flancs, suscitant des ombres multiples. Se dresse un amas rocheux au-dessus du désert. Ce lieu étrange recèle un creux, « la grotte des marins », couvert de dessins de bateaux antiques. Ainsi laissait-on la marque de son passage dans les endroits rendus « sacrés » par leur étrangeté. Signes propitiatoires, conservatoire du souvenir, apprivoisement de la force qui réside là ? Graffiter l’inconnu est bien humain. On distingue la barque d’Horus et celle de Seth, le faucon-soleil et le crocodile-Nil, deux puissances.

navires graves bord du nil

L’astre du jour descend sur le désert. Du haut de l’amas rocheux l’œil voit loin, jusqu’à l’horizon qui est frontière, inaccessible. Un lieu entre monde sensible et imaginaire céleste : le désert est le domaine de la déesse lointaine. Il a attiré depuis longtemps les ascètes, les anachorètes, les cénobites. Macaire, Pacôme, Antoine, furent célèbres aux temps de la christianisation. En hiéroglyphes, le désert s’écrit comme une vallée entourée de deux montagnes et signifie « endroit mauvais » ou « pays étranger ». Loin en contrebas, au-dessus du Nil qui coule comme un ruban d’étain, flotte une brume mauve. L’oasis verdoyant qui l’entoure surgit ainsi du vide désertique comme un long ruban d’espérance. Et l’on comprend que l’opposition du fleuve et du désert ait donné aux hommes d’ici une conscience contrastée du Bien et du Mal : l’eau est la vie, elle permet le végétal et le germinatif, le désert est la mort, il est minéral et stérile. Le Bien est le vivant, le mouvant, le fluide ; il est la naissance et la jeunesse, l’exubérance et le sexe. Le Mal est la solitude, le sec, le rigide ; il est la maladie et la vieillesse, la tristesse et l’égoïsme.

felouque sur le nil au crepuscule

Ce contraste entre la vie et la mort, l’eau qui fait surgir la verdure ou chanter les oiseaux, et la roche ou le sable, desséchants et stériles, donne l’intuition de ce qu’a pu être la religion des nilotiques. L’invisible est quotidien, capricieux, inquiétant. La crue gonfle le Nil chaque année, le soleil disparaît chaque jour, les grains germent sous la terre, la maladie saisit les hommes, ou l’amour, ou l’ivresse… Tout cela suscite une angoisse existentielle qui exige d’en parler. On invente des métaphores pour dire ce que l’on ne peut voir : comment suggérer l’éloignement infini du soleil mieux que par le vol du faucon, qui s’élève si haut qu’il se perd dans le ciel ? Et le lever, puis le coucher, du soleil représentent l’apparente certitude que l’on peut quitter le monde d’ici pour les profondeurs, et en renaître. Comment mieux suggérer qu’il y aurait une nouvelle existence après la mort ? Nommer et dessiner permet d’apprivoiser l’inconnu. La tentation d’agir sur les choses vient des signes objectivés par la main.

La forme humaine des dieux suggère qu’ils sont accessibles ; au contraire, le judaïsme comme l’islam interdiront toute représentation car Dieu leur paraît infini et irréductible. Osiris est plus proche de l’homme : assassiné par son frère Seth, puis reconstitué par l’amour de sa femme Isis, il engendre Horus, son fils qui représente l’éternel retour des choses, le triomphe rassurant de l’ordre cosmique et l’espoir de la survie après la mort. Toute la vie cosmique et sociale repose sur l’équilibre du monde – Maat – le concept du juste, du raisonnable, de l’harmonie en action, l’autre nom du vrai pour les Égyptiens antiques. Il ne suffit pas de s’insérer passivement dans un ordre existant, comme l’islam le préconise, mais de le rétablir, de le recréer constamment comme une musique, une poésie, une mesure du monde.

Nous nous dirigeons vers le village de Nag El Hammam, construit tout en terre. Sur les murs d’une maison de hadj – un pèlerin – est peint le voyage à la Mecque. Sont naïvement reproduits la Kaaba et le mont Arafat, le pèlerin cheminant, les chevaux qu’il a pris. Les villageois ont dit leur foi sur les murs en attendant le retour du pèlerin.

egypte embleme pelerinage a la mecque

Nous rallions les bords du Nil alors que le soleil se cache. Des aouleds jouent au foot sur un terrain nu, dans un nuage de poussière. Ils sont maigres et vifs, très débraillés. Dans la palmeraie, les moustiques commencent à vrombir. Dans le ciel, Horus ferme un œil : la lune et l’étoile du berger sont ses yeux. En hiéroglyphes, la nuit est figurée par un ciel d’où pend, telle une araignée au bout de son fil, une étoile à cinq branches. Et un ciel étoilé s’écrit : un millier est son âme. Au bord de l’eau, à la nuit tombée, assis dans le sable chaud, nous attendons le bateau à moteur qui viendra nous chercher.

Vie locale du Nil

« Les fumées noires sont toujours des usines de canne à sucre. » C’est ainsi que Dji répond à nos interrogations sur la pollution du ciel à certains endroits.

Nous descendons marcher un moment dans la palmeraie des rives. Passent des fellahs montés sur des bourricots, au sommet de grosses bottes de trèfle d’Alexandrie. Des champs, des plantations, des huttes de roseaux ponctuent le chemin poussiéreux. Pas d’enfants, ils doivent être à l’école, mais des chameaux. Nous revenons en bord de Nil pour rejoindre le bateau et y déjeuner.

chameaux egypte

Nous nous arrêtons devant les balcons du Nil, ces dunes qui montrent le niveau des plus hautes crues. Deux heures de marche entre Nil et canal secondaire nous attendent, sur la rive est cette fois. Des champs et des fellahs, des villages de terre entourés de grands murs, établis en hauteur, loin des plus hautes crues : rien ne change dans le paysage. Quatre ou cinq gamins enlèvent leurs habits – sauf le short – et traversent le canal secondaire, un sac à la main. Il contient, outre les vêtements qu’ils viennent d’ôter, une serpette pour cueillir les « mauvaises herbes ». Dji grommelle vaguement qu’ils vont couper le haschich, mais peut-être ai-je mal compris. Les jeunes garçons sont minces et musclés, beaux à voir ; leur corps est bien dessiné.

facade maison village nilotique

Sur les questions incessantes des femmes du groupe, Dji se lance alors dans une grande série de réponses entrecoupées d’anecdotes. Tout y passe, la condition des femmes, la vie sexuelle, l’existence au village. La conclusion de tout cela est curieusement « politiquement correcte » : les femmes-fellahs sont de maîtresses femmes qui mènent leur barque et souvent leur mari. Les Occidentales sont contentes, c’est ce qu’elles voulaient entendre. En cas de répudiation ou de divorce, c’est à la femme que sont confiés les enfants, les filles jusqu’à 12 ans, les garçons jusqu’à 14 ans. Les problèmes des mariages mixtes avec des étrangères ? C’est là où il y a souvent contresens : l’Égypte est un pays musulman. Lorsque le père est musulman, les enfants sont réputés l’être également. La mère, étrangère, n’est pas musulmane, sauf si elle se convertit (ce qui arrive rarement…). Les enfants ne peuvent être confiés à une non-musulmane et c’est le père qui les garde ! Dji commente, un brin goguenard : « Avis à vous, Mesdames, il faut toujours examiner le droit et l’histoire avant de conclure naïvement une histoire d’amour par un mariage avec une autre culture. »

villageois bord du nil

Mais ce qu’il ne dit pas, Rachid Mimouni le dit crûment : « une femme pour un islamiste, c’est comme un Juif pour un Nazi », une espèce différente, inférieure, soumise. Si les femmes traditionnelles, peu scolarisée et rurales, sont peu concernées par l’intégrisme musulman, les femmes modernes des villes, éduquées et travaillant, réagissent différemment. Certaines choisissent l’islamisme et ses symboles. Le voile permet aussi d’éviter la promiscuité dans les transports, de bien séparer l’espace privé et familial (dévoilé) et public (voilé). Mais, dans une société aussi fermée, ont-elles vraiment le choix ? Je ne souscris pas, en tout cas, à son optimisme sur l’islam. La terreur des religieux et des croyants conservateurs ressentie face à toute expression de la sexualité ne rend pas optimiste. En témoigne « l’affaire du baiser » d’adolescents marocains de 14 ans.

felouquier bord du nil

Claude Lévi-Strauss le disait très bien dans Tristes tropiques, en 1955 déjà : « si un corps de garde pouvait être religieux, l’islam paraîtrait sa religion idéale : stricte observance du règlement (prière cinq fois par jour, chacune exigeant cinquante génuflexions) ; revues de détail et soins de propreté (les ablutions rituelles) ; promiscuité masculine dans la vie spirituelle comme dans l’accomplissement des fonctions organiques ; et pas de femmes. » Lui, Dji, s’en accommode fort bien : il préfère vivre avec les garçons. Moi, pas ; j’ai besoin des femmes, de leur conversation, de leur contact. Les anciens Égyptiens avaient un hiéroglyphe imagé pour écrire l’amour : une houe devant un homme qui porte la main à sa bouche. Quand à « faire l’amour », il était dessiné par un phallus et deux pulsations. Rien à voir avec cette ségrégation musulmane d’aujourd’hui !

crepuscule sur le nil

Toujours pas d’avancée à la voile. Nous reprenons le bateau à moteur pour nous échouer un mille plus loin sur une rive déserte, où les felouques de camping attendent déjà pour la nuit. Les felouquiers, qui ont entre 16 et 40 ans, ont allumé un feu de palmes et chantent en s’accompagnant d’un tambourin. Nous allons chanter avec eux, le rythme et la mélodie étant les seules formes de communication entre deux langues trop éloignées pour se comprendre. L’une du groupe déchaîne « Alouette » et d’autres chansons traditionnelles lorsque vient notre tour de chanter. Dans la fraternité des autres, Adj est rayonnant. Ils sont tous plus moustachus que lui, mais il a les épaules plus larges et le teint plus frais. Tous les yeux brillent et les dents blanches sourient jusqu’aux oreilles dans les faces basanées. La joie affleure vite chez nos felouquiers : un feu, du rythme, et c’est parti. Pas besoin d’alcool ni de femme pour se faire plaisir. On se presse les uns contre les autres par camaraderie et on rigole en connivence. Aux lueurs dansantes des flammes qui les éclairent par en-dessous, les hommes révèlent des « gueules » à la Breughel ; ils ont chacun leur caractère et attirent la sympathie.

Au dîner, les dix plats sont apportés simultanément et chacun pioche comme il veut dans la montagne de riz, les poivrons farcis, les crudités « de saison », les beignets d’aubergine, les patates à la tomate, les cuisses de poulet ou le potage aux pois chiches. Une toilette à l’eau chaude, sur un réchaud posé au bord du Nil, nous dépoussière et nous rassérène avant la nuit tombée.

Villages le long du Nil

Nous débarquons sur une rive pour prendre une bétaillère et aller voir un village de l’intérieur, Daraw. Il s’y tient habituellement un marché aux chameaux. Nous y trouvons peu de bêtes et aucun acheteur, mais une couche de crottes sèches, épaisse comme un tapis moelleux. Les quelques bêtes qui reposent pour la vente sont entravées, la patte avant étant liée repliée. Un adolescent monté sur un grand mâle blanc caracole et prend des poses. Il se plaît à proposer la photo pour « un stylo » ou pour le simple plaisir de se faire admirer. Il arrange artistement son chèche pour paraître à son avantage devant les filles, et peut-être pas seulement devant elles.

gamin sur chameau Egypte

Ensuite, le marché. Deux garçons ont sauté sur le marchepied arrière de la voiture et nous accompagnent par curiosité. Le plus grand a un physique princier avec son museau finement allongé et ses narines fièrement dessinées frémissantes d’émotion. Les boutons de sa chemise ont sauté depuis longtemps et sa mère les a sagement remplacées par du fil à coudre pour qu’il ne montre pas trop la nudité de sa poitrine. Il doit enfiler le vêtement par le haut, comme une tunique.Un autre a le tee-shirt punk, comme coupé au rasoir sur l’épaule.

adolescent egyptien

Nous ne passons guère plus d’un quart d’heure dans les rues marchandes. C’est un marché banal : des étals de fruits et de légumes, des chaussures, de la viande – mais les touristes-femmes aiment les marchés… Une boucherie chamelière offre aux regards un arrière-train d’où pend encore la queue de l’animal dépecé. Le gros gamin qui tient le stand brandit une patte à la large sole en rigolant, à mon attention. Il me montre aussi les yeux, gros comme des œufs et brillants comme des billes. Il croit ainsi me révulser. Mais j’examine tout cela comme s’il s’agissait de choses inertes (ce qu’elles sont) et je vois dans ses yeux qu’il commence à me prendre au sérieux. Il accepte que je prenne la photo de l’étal et du boucher en prime. Entre « mâles » on se comprend.

boucherie de village egypte

Quelques minutes de bétaillères nous reconduisent aux bateaux où nous embarquons pour déjeuner dans le grondement du moteur. Le bruit rend inutile toute conversation à plus de deux et abrutit en prime. N’étions-nous pas sensé aller à la voile ? C’est flemmardise de la part des bateliers car il y a un peu de vent et nous rencontrons des bateaux qui ont les voiles gonflées ! La vue de la viande morte ne m’a pas impressionné, ni coupé mon appétit. Les cuisiniers nous ont concocté une nouveauté, le foul, ce plat de fèves traditionnel. Ils ont frit aussi des beignets d’épinard, taillés comme des crottes de chameau. Les filles : « ah, tais-toi, ne dit pas ça, c’est immonde ! » Leur imagination travaille trop. Il ne faut pas avoir la magie des mots et croire qu’ils sont des choses réelles : le mot chien ne mord pas, que je sache ! L’aspect doré, l’odeur alléchante, le croustillant sous les dents, sont des réalités bien plus tangibles que les mots : cela ne fait rien, il restera plus de beignets pour ceux qui savent les aimer.

maison de fellah bord du nil

Le Nil, à cet endroit, n’est pas séduisant avec ses baraques de fioul et ses hauts pylônes électriques. L’après-midi, de même, est plutôt décevante. L’air est lourd, le soleil partiellement voilé. Nous allons marcher parmi les palmes. Le village de terre de Cherfadn, longé par un canal, n’a guère d’intérêt. Peu de gens vont et viennent, quelques gosses, des femmes allant chercher de l’eau. Sur le mur d’une maison est peinte à fresque la gloire d’un pèlerinage mecquois : l’avion d’Egyptair, le cube noir de la Kaaba, des inscriptions en arabes vantant la gloire de Dieu. Adj va nous acheter une boisson pétillante locale ; elle a un goût de pomme mais elle est surtout entièrement chimique avec une saveur acidulée typiquement anglaise. C’est gentil, lui aime ça, mais beurk !

porte musulmane bord du nil

Nous regagnons les rives du Nil et croisons des jeunes filles revenant du canal, la jarre d’eau sur la tête. « Salam aleikum ! » Elles ont des yeux de feu sombre et un teint d’abricot mûr. Nous reprenons le bateau… à moteur. Des felouques à voiles nous font la nique ; elles descendent lentement le Nil dans le silence des oiseaux. Pas nous. Nous suivons plutôt le train trépidant et quasi continu des bateaux usines qui descendent de Louxor. Nous croisons un bateau à aube, l’un des deux seuls qui subsistent sur le Nil. L’El Kharim a été construit en 1917. Il est plus racé que les modernes HLM flottants. Nos felouques n’ont de voiles que le décor : il est tellement facile de se faire traîner au moteur ! On invoque toujours le prétexte du vent qui n’est pas là, ou pas suffisant, ou pas dans le bon sens…

bateau usine sur le nil

De loin en loin, les rives sont bâties des « floating pump stations », stations construites en coopération avec le Japon pour pomper l’eau du Nil vers les canaux d’irrigation. La plage où nous nous installons ce soir a une rive de deux ou trois mètres, pas plus. Les abords sont très sales ; les tentes de toilette ont été montées dans une pente, ce qui est éminemment pratique pour se laver, en acrobatie sur un pied ! Les bateaux lourds qui fendent le Nil nous envoient leurs vagues d’étrave qui éclaboussent la rive et font tanguer les felouques. L’étape n’est pas intéressante. Les felouquiers se baignent avec Adj, heureux d’être tout nu dans l’eau fraîche. Un jeune homme du groupe les imite, au grand dam de sa femme qui craint les petits vers traîtres de la bilharziose. Elle en cache sa serviette : « il séchera, il ne s’essuiera pas avec ! » Lorsqu’il sort, ruisselant, il la trouve et s’essuie avec. Adj n’a pas de serviette, ou ne veut pas la mouiller. S’il renfile à cru son pantalon, il reste un long moment torse nu à offrir sa musculature, dont il est fier comme tout jeune homme.

Philae ; l’île de la frontière

Le soleil est déjà là, ce matin, quand l’un de nous soulève un pan de la bâche. Nous rangeons tous les sacs et passons sur le bateau-restaurant. Adj paraît tout fringant au petit-déjeuner, la nuit a du être bonne. Royal de jeunesse, il est l’Enak de Dji, en référence à ce jeune compagnon de toutes les aventures d’Alix, héros romain de bande dessinée. Dji ne semble pas connaître Alix.

Une fois le fromage pris, avec de la confiture de figue et de la galette sans levain, nous découvrons qu’une corde s’est enroulée dans l’hélice. Nous sommes enfin obligés de partir à la voile sur une felouque ! Adieu, bruit honni du moteur. Les coussins de la barque sont assez larges pour nous contenir tous. Le felouquier qui a plongé pour tenter de dégager l’hélice grelotte de froid et Adj se met à la barre, grosse comme un tronc. L’atterrissage est à la braque, tout cogne et frotte ; heureusement que la coque est en métal !

philae temples

Nous débarquons à Assouan où un minibus nous conduira à l’embarcadère pour Philae. C’est à Assouan que François Mitterrand fit son dernier voyage, du 24 au 29 décembre 1995, avec Anne et Mazarine Pingeot plus quelques amis. « Comme chaque année, ou presque, il passe les fêtes de Noël en Égypte », selon son biographe, Jean Lacouture. Il s’est installé dans le vieil hôtel Old Cataract, ainsi qu’à son habitude. Jean Lacouture de préciser : « mais en ce séjour ultime à Assouan, il ne faut point trop chercher le déchiffrement du Livre des Morts. La recherche d’une beauté, oui, d’une lumière chaude, d’une envoûtante fête de ce monde qu’il va falloir laisser. » Qui sait ? Le biographe ne fait que reconstituer, il n’était pas dans son âme ces cinq jours-là.

philae souk

Pierre Loti, en 1907, trouvait la ville agréable, non sans humour ni understatement ! « Le soir, après la nuit tombée, les voyageurs de véritable « respectability » ne quittent pas les brillants « dining saloons » des hôtels, et le quai se retrouve plus solitaire sous les étoiles. C’est à ce moment que l’on peut apprécier combien sont devenus hospitaliers certains indigènes : si, dans un moment de mélancolie, on se promène seul au bord du Nil en fumant sa cigarette, on est toujours accosté par quelques-uns d’entre eux qui, se méprenant sur la cause de ce vague à l’âme, s’empressent à vous offrir avec une touchante ingénuité, de vous présenter aux jeunes personnes les plus gaies du pays. »

philae temple

Philae. Elle est l’île de la frontière, entre Égypte et Nubie. Là commence l’Afrique noire. Le temple d’Isis se dresse au-dessus de l’eau. Mis en chantier par les derniers pharaons de la XXXème dynastie, il a été terminé par les Romains !

philae colonnes du temple

Il a été déplacé avec l’aide de l’UNESCO en raison du second barrage, entre 1972 et 1980. Le premier barrage, construit du temps des Anglais en 1913 l’avait à demi noyé sous les eaux six mois par ans et on le visitait alors en barque. Le passé, à cette époque, ne valait que grec et romain. Et l’on ne considérait que « l’art » – prononcer l’Hhââârr, comme Flaubert se moquant du snobisme bourgeois. L’art, c’est-à-dire exclusivement les statues. Les monuments eux-mêmes pouvaient bien servir de carrière. Mais le temple a retrouvé, sinon sa place originelle, du moins sa situation antique au-dessus des eaux. Pour les Égyptiens, toute vie est sortie de l’eau.

philae architraves

Chaque matin les prêtres étaient chargés de réveiller Isis dans son sanctuaire ; à midi ils faisaient banquet ; et le soir, ils réenroulaient Isis dans ses bandelettes. Elle mourait pour renaître le lendemain. Le guide que nous avons est cette fois intéressant et, dans la foule qui se presse plus ici qu’ailleurs, il est bon de l’écouter de temps à autre. Toutes les langues se parlent autour de nous. Les gens sont fascinés par la mort et la résurrection en ce temple enseveli sous les eaux et resurgi pour être remonté. Ici, tout meurt et tout revient, comme Osiris, grâce à la puissance de l’amour et des larmes. Pierre blonde, ciel, bleu, grand soleil – le site m’apparaît plus mystique que les temples grecs. Le mythe de la résurrection suscite plus d’émotion que de raison. Il est mieux adapté aux foules sentimentales d’aujourd’hui. Vu du lac, avec ce beau temps, le temple est un joyau.

philae colonnes

Nous revenons en ville pour aller au souk. Ce marché local est pittoresque mais sans grand intérêt commercial pour ceux qui veulent investir dans un tee-shirt ou un cadeau à rapporter. Le choix est bien plus grand sur les sites touristiques, devant l’embarcadère du temple ce matin, par exemple. Seuls les grands châles, peut-être. Mais on trouve des galabiehs brodées « Egypt » en globish, des robes en lamé aussi transparentes que des cottes de maille, aux rondelles dorées brinquebalantes.

assouan souk

Les jeunes vendeurs vous abordent, vous sollicitent, vous interpellent, mais ils sont moins collants qu’ailleurs. Des femmes tout en noir font leurs courses, foulard sur la tête (je vous dis qu’il est pour se protéger de la poussière !). Elles rapportent de pleins sacs plastiques emplis de tomates bien rouges, de pommes de terre ou de courgettes.

assouan souk legumes

Un petit gavroche à casquette de jean me prend le poignet pour me traîner amicalement vers sa boutique de narguilés, mais je résiste en riant. Ces enfants sont gentils et l’on s’en sort par l’humour. Nous sommes dans le sud et la chaleur monte malgré le vent qui, aujourd’hui, s’est levé. Trois jeunes garçons montés dans une charrette à vélo manquent de heurter Dji et commentent le forfait avec un grand sourire. Ils sont si beaux avec leurs dents blanches dans leurs frais visages basanés qu’il leur pardonne immédiatement.

 

 

Temple de Ramsès III à Médinet Habou

Retour à Médinet Habou, notre village, pour visiter enfin ce temple dont nous contemplions la porte dès le premier jour. Il est immense. Il comprend plusieurs cours successives. Ses décors sont souvent profondément incisés pour éviter d’être martelés par le pharaon suivant.

temple Ramsès III

Dès l’entrée nous accueille une statue de la déesse Sekhmet, à tête de lionne. Elle est « la puissance », l’aspect destructeur du Soleil. Elle répand les maladies, mais permet aussi de les soigner car ses prêtres sont les médecins. Lorsqu’elle feule, elle terrorise ; lorsqu’elle est apprivoisée, elle devient chatte, Bastet, et se contente de ronronner. Elle est l’ambivalence.

lionne temple Ramsès III

Le guide nous raconte quand même l’anecdote de ce prêtre d’Amon-Min, la forme humaine ithyphallique du dieu Amon, toujours représenté avec le sexe tendu. Amon-Min assimile un dieu local et symbolise la procréation comme la renaissance du dieu Soleil après son séjour dans la nuit. Il protège les routes du désert. Pendant que Ramsès guerroyait trois années, ce prêtre a réussi à engrosser presque toutes les femmes de Thèbes. Au retour, le roi le convoque pour explication. Habilement, le prêtre répond qu’il s’agit de préparer l’armée suivante de sa majesté, au cas où celui-ci ne serait pas revenu du désert. Le pharaon rit et lui laisse la vie sauve.

temple Ramsès III medinet habu b

Sur l’une des parois sont gravées les silhouettes des sept fils du pharaon, dont trois ont ensuite régné ; on reconnaît ces derniers au cartouche qui a été rajouté près de leur image.

gravures profondes temple Ramsès III

Des groupes scolaires locaux circulent parmi les ruines, accompagnés de leurs instituteurs. Des petits se font engueuler : discipline et silence dans les rangs. Les adolescents sont laissés plus à eux-mêmes ; ils chahutent moins mais se préoccupent plutôt de leur apparence : lunettes noires, chaînes au cou, chemises ouvertes, appareils photos avec lesquels ils se prennent entre copains, les mains sur les épaules. Un adolescent de famille riche, si l’on en croit ses vêtements, compense sa petite taille en jouant au chef dans son cénacle ; ils sont quatre ou cinq à graviter autour de lui. Il leur offre à tous une glace au marchand du temple.

temple Ramsès III couleurs

Le bus nous conduit ensuite pour déjeuner à la pension de famille où Dji a vécu jusqu’à ce qu’il se fasse construire une maison. Il s’est installé là dès son arrivée à Louxor, dans la famille d’Adj, qui venait alors de naître. C’était alors une maison en terre. Sa chambre était au rez-de-chaussée. Adj nous sert le repas, aidant son frère de trois ans plus âgé que lui, traumatisé pour avoir été enlevé et séquestré trois jours lorsqu’il avait neuf ans. Aubergines grillées à l’ail, tomates et concombres en salade, pommes de terre aux oignons et sauce tomate, courgettes au herbes, riz, précèdent et accompagnent le clou du repas : le canard grillé, savoureux et tendre sous la dent.

Après la visite rapide d’un trou au fond de la cave d’un paysan voisin (il croit avoir « découvert une tombe »), nous partons pour le temple de Karnak.

temple Ramsès III medinet habu

Avant de traverser le Nil pour rejoindre la rive droite, j’achète pour 5 livres une chatte d’albâtre à un douze ans qui m’en supplie, presque larmoyant. Lui aussi a de beaux yeux. Elle se révélera avec une patte avant cassée, artistement dissimulée par le morceau de journal qui l’enveloppait. La ruse commerciale prend la figure du suppliant pour arnaquer l’étranger. Je lui aurai laissé son billet de 5 livres, à ce gosse ; mais je regrette de ne pas avoir vu de suite ce défaut. Méfiez-vous de la pitié, elle aveugle.

Louxor

Des attentats de Louxor en 1997

Le soleil n’est pas levé et il n’a manifestement pas l’intention de le faire avant un moment, encore tout encombré de draps et autres voiles nuageux. Les bateaux qui passent en trains successifs ont balancé notre coque toute la soirée d’hier. L’une du groupe a même vu une vague mouiller son duvet par-dessus le bordage.

felouques sur le nil

La question, toujours dans un arrière-plan de la conscience, devait à un moment être abordée. Elle le fut ce matin sur l’initiative de Dji : les attentats islamistes. S’ils devaient se multiplier, le tourisme en Égypte serait mort, entraînant une chute de 10% du PIB et 12% de la population au chômage. Déstabiliser le pays, engendrer le chaos, c’est ce qu’ils veulent – pour apparaître comme la seule force d’ordre en vertu de la religion.

freres musulman logo

Il nous parle de l’attentat du 17 novembre 1997 au temple d’Hatchepsout à Louxor, où 58 touristes et 4 Égyptiens ont été tués par balle, et environ 25 blessés, par cinq jeunes. Ceux-ci ont été « manipulés », selon lui, même si l’attentat a été revendiqué par la Gamaât Islamiya. L’Égypte n’est pas l’Algérie et les groupes incontrôlés n’existent pas. Les islamistes sont structurés et bien connus.

Certains ont pensé qu’étant donné le rôle de l’armée dans le pays, investir à long terme dans les académies militaires permettrait de pousser le régime de l’intérieur. Le jour de l’attentat de 1997, le général commandant la région était justement en congé. Il avait ordonné qu’aucune balle ne soit placée dans les armes des militaires et des gendarmes qui gardaient le site. Ils n’ont donc pu intervenir rapidement. Les jeunes « de 18 à 23 ans » selon Dji, ont été abattus – et non pris – « pour ne pas qu’ils parlent ». Le Président Moubarak est venu lui-même – sans chauffeur – interroger les témoins, se méfiant de la Sécurité Militaire. L’armée a été épurée dans les mois qui ont suivis et le général, opportunément absent, n’a jamais été revu. Il doit pourrir dans quelque geôle ou quelques pieds sous terre. Pour Dji « c’est probablement le dernier attentat en Égypte ». La stratégie islamiste n’a pas payé, l’armée surveille désormais l’armée et la réédition d’une telle infiltration paraît désormais impossible… Sauf pour Israël : un attentat en 2004 a visé clairement des juifs.

felouquier musulman

Un long bateau s’est amarré derrière nous sur la rive, dans la nuit. C’est le bateau de croisière luxueusement aménagé El Karim de 19 mètres de long et 7 m 50 de large pour six passagers et huit hommes d’équipage. Il est loué aux happy few des croisières à la carte, entre Louxor et Assouan. Le bateau est un sandal, un bateau traditionnel du Nil à deux mâts aménagé en une cabine principale de 25 m² avec deux banquettes, plus une cabine de 20 m² pour deux personnes avec salle d’eau et douche. Le capitaine en est aujourd’hui ce garçon que Dji a connu enfant et dont il s’est occupé parce que sa mère avait divorcé. Le jeune homme le révère comme un père, cela se voit lorsqu’il le rencontre, il le salue avec respect. Ce qui frappe sont ces yeux, ils sont grands et clairs, ce qui donne à son visage un charme certain. D’ailleurs, il plaît aux femmes et se complaît avec elles.

desert bord du nil

Une heure de plus dans les felouques – tirées au moteur – et nous voici prêts pour le désert. Au long des rives brumeuses, nous rencontrons de temps à autre une barge qui se charge de pierres de construction, chargées à dos d’hommes comme depuis des millénaires. Nous débarquons. La traversée d’une route qui longe le Nil à cet endroit, sur la rive ouest, une petite grimpée sur une éminence, et voici un beau panorama sur le Nil et sur les felouques qui quittent la rive, traînées par le bateau à moteur – le temps d’une photo expressive tandis que les autres s’éloignent vers les confins. Seul Adj, qui prend au sérieux sa fonction de chien de garde, attend que j’aie terminé, réservé et restant à une dizaine de mètres sans m’adresser un seul mot. Il apprend pourtant l’anglais à l’école et aurait pu se mettre au français avec Dji depuis le temps qu’il le connaît. Mais, là encore, nonchalance mâle, fierté mal placée ou manque d’idée arabe, il laisse s’écouler le temps sans rien entreprendre.

bord du désert egyptien

Nous cheminons sur le sable ocre et fin, entre des rochers effilés de grès et d’amas basaltiques. Migrations métalliques dues aux écarts de température ? La surface des pierres est patinée. Sur le sol, d’étrangement belles découpes se dressent comme autant de rasoirs. L’écorce du grès est coupante comme une lame, délitée par le vent et par l’abrasion des grains de sable. Elle est parfois devenue une dentelle de pierre. Par terre, nous trouvons des tessons de poteries d’un peu toutes les époques, selon la grosseur des éléments vus en coupe, notamment le dégraissant. Il fait chaud. De cette chaleur de désert due en grande partie à la réverbération du sol. Nous marchons un moment dans ce paysage minéral qui épure la pensée et simplifie les idées.

village egypte

Et nous revenons vers le Nil par un wadi. En cet endroit du wadi Koubbaniya, ont été découverts des grains d’orge cultivé, des mortiers et des meules, associés à un site Paléolithique daté d’environ 18 000 ans, montrant l’ancienneté d’occupation des bords du Nil. Aux approches du village de Koubbaniya, du nom des coupoles élevées sur les maisons, sur la pente qui descend vers le fleuve, affleurent des fragments de momies humaines desséchées. Il y a des morceaux de troncs enduits de toile, des fémurs blanchis. Ces ossements auraient 6000 ans. On enterrait les morts directement dans le sable quand on n’était pas riche. L’important n’était pas la cérémonie, mais la croyance en la résurrection. Durant des siècles après la disparition de la civilisation des pyramides, les momies ont été utilisées comme médecine. On les prenait en poudre contre les douleurs gastriques, on l’appliquait en poudre contre les blessures. François 1er lui-même ne se déplaçait jamais sans son morceau de « mummie » – ancien français qui a donné le mot anglais actuel.

Nous reprenons le minibus avec des paniers repas. Nous sommes aujourd’hui vendredi, jour férié musulman, et le restaurant ne sert pas. Pendant que l’auto attend à la sortie de la ville le convoi de police qui se formera jusqu’aux limites de la province, nous dévorons les provisions. Poulet grillé, purée de sésame en barquette plastique, yaourt au concombre et ail, une salade de tomates et concombres, des galettes de pain et du riz pour ceux qui ont faim ! Un pot de gelée au lait vient terminer ce repas, avec une bouteille d’eau de marque Baraka, embouteillée en Égypte par Perrier-Vittel.

voiture de flics egypte

Le minibus roule déjà dans la campagne, le long du Nil. Nous voyons depuis la terre les rives vues jusqu’ici depuis le fleuve. Ce ne sont que champs – pas très grands – et villages de terre – aux aouleds pieds nus en galabieh, aux vieux en turbans blanc, et aux ânes. Bien que jour saint, tout ce monde ramasse quand même la canne à sucre ou le trèfle ou emmène au marché des cageots de tomates empilées dans les bétaillères. Nous longeons de temps à autre la voie ferrée. Quelques trains passent, presque vides.

A l’arrêt inter-région, où la voiture de police sensée nous accompagner prend la tête du convoi étiré sur plusieurs kilomètres, des gamins viennent nous proposer des boissons à vendre, ou des foulards. Adj en achète un « pour sa mère », pour 20 livres. Le vendeur, qui a à peu près son âge, embrasse le billet pour porter chance à son commerce. L’une de nous tente d’en acheter un pour le même prix, mais pas question : « ça, c’est le prix pour Égyptiens ; pour les étrangers c’est 25 livres ». Elle n’achète pas.

paysage egypte

Nous sommes de retour en fin de journée à Louxor, pour retrouver ses deux colosses et l’hôtel. Avant de dîner, nous décidons de passer le Nil pour aller voir Louxor. La barcasse qui nous fait passer est maniée par Omar, un autre jeune ami de Dji. Il a 14 ans, même s’il en paraît plus. Il l’avait pris comme aide-felouquier l’an dernier, mais une cliente a fait une remarque de bonne-conscience-repue sur « le travail des enfants » et il n’ose plus. Le grand rêve du gamin est quand même de quitter son petit boulot de passeur pour quelque chose qui lui fasse voir plus de pays et connaître plus de gens. Je reconnais bien là les aspirations constantes de la jeunesse. Ici, ils sont adultes bien plus tôt qu’ailleurs.

garcon égypte

En cherchant du change, nous passons devant l’hôtel Winter Palace. S’il est aujourd’hui noyé dans les constructions encore plus laides du monde moderne, Pierre Loti le dénigrait déjà en 1907 : « Winter Palace, un hâtif produit du modernisme qui a germé au bord du Nil depuis l’année dernière, un colossal hôtel, visiblement construit en toc, plâtre et torchis, sur carcasse de fer. » Je ne sais comment il a été construit, mais il dure encore. Loti affectait parfois un snobisme qui faisait chic dans les salons parisiens.

 

Quant au musée, nous le cherchons, mais il est bien plus loin que l’on ne le croyait. Dji nous avait dit : « du Winter Palace, vous en avez pour 6 ou 7 minutes » ; en fait il en faut une vingtaine ! Il est bien présenté, très aéré, avec de jolies choses. Les explications sont fournies au moins en deux langues, parfois en quatre. La lionne Sekhmet se dresse, en granit taillé en 1403 avant, babines avides pleine de crocs. C’est elle qui envoie les maladies, mais elle aussi qui procure à ses prêtres (les médecins) la capacité de guérir. Sobek le dieu crocodile, apparaît redoutable, bien qu’en calcite datée de –1403. Amenhotep III serre les poings, on ne sait pourquoi ; il a les yeux en amande et la bouche régulière. Il s’agit en fait d’un autre nom d’Aménophis III, père d’Akhenaton ; il fut un monarque raffiné et voluptueux qui, déjà, s’est méfié du pouvoir trop grand des prêtres. Moubarak, aujourd’hui, pourrait bien s’en inspirer pour se défier des mollahs. Thutmosis III, vers –1490 offre un torse juvénile et un sourire indéfinissable aux visiteurs. Il succède à Hatshepsout, la reine redoutable, et conquiert le Soudan jusqu’à la quatrième cataracte ; c’était un fameux gaillard. Celui qui est indiqué « Amenhotep IV » est en fait Akhenaton. La statue colossale de son visage présente des traits adolescents accentués à dessein : un profil de poisson avec des lèvres et des narines gonflées avançant comme pour un baiser. Une acromégalie typique de la jeunesse où l’hypophyse travaille fort. On dit que la bouche charnue et les narines palpitantes traduisent le goût de la vie. Le mur des talatates est une paroi reconstituée d’un temple d’Aton érigé à Thèbes et détruit par les successeurs d’Akhénaton, acharnés à extirper son hérésie. Extraits du 9ème pylône de Karnak où ils avaient été réemployés comme de vulgaires blocs de construction, ces 283 blocs présentent sur 18 mètres de long et 3 mètres de haut le roi et la reine rendant hommage à Aton, le disque solaire.

2001 02 Egypte ticket Louxor

Des flèches de Toutankhamon sont présentées en vitrine ; elles sont en bois, en roseau, en plume, en bronze et en os. Le pharaon est présenté tout jeune sous les traits du dieu Amon. Dans la salle du sous-sol, Horemheb est statufié devant Amon. Le dieu est pour lui comme un père, les deux mains touchant ses épaules, les yeux au loin. Un Aménophis III de granit rose montre un visage aux traits ronds, un torse plat, carré, rigide comme une sculpture du Troisième Reich. Parfois, la grandeur dégénère en caricature. En revanche, est présentée une délicieuse Mout aux seins pommés qui tient par l’épaule Amon. Elle a un doux profil nubien et une petite bouche mignonne. De Ramsès II reste un torse en albâtre presque transparent qui accentue son air de jeunesse éternelle ; les muscles sont à peine dessinés, comme s’il sortait de l’enfance – ou renaissait aux regards.

Nous cherchons ensuite le restaurant Jamboree, près de la mosquée, recommandé à la fois par Dji et par le guide du Routard. De par sa proximité religieuse, l’établissement ne sert aucun alcool, et nous devrons attendre pour assouvir notre éventuelle soif de bière. Tenu par des Anglais, il sert plus de plats internationaux (poulet frites, spaghettis bolognaises, pizzas, glaces) que de cuisine « orientale ». Je réussis quand même à trouver de la purée de sésame tahina en entrée, suivie d’une aubergine farcie aux poivrons et au fromage (malheureusement du… chedar !). Il aurait fallu aller là où vont les Égyptiens du cru.

Nous reprenons le petit bateau pour traverser le Nil et rejoindre la rive ouest. Les jeunes se battent pour attraper des clients, à 1 livre chacun la traversée. Ils font vivre en partie leur famille avec ces gains. Pour cinq autres livres, une bétaillère trouvée à l’embarcadère nous ramène à l’hôtel, où nous avons encore la force – ou la volonté ? – de boire une bière. Elle est la première depuis des jours ! Et, comme nous sommes bien ensembles, nous cherchons à retrouver l’atmosphère intime de la felouque en nous installant sur la terrasse de toit de l’hôtel.

Dji me demandera plus tard si j’ai vu l’inscription de Rimbaud sur les colonnes du temple de Karnak : non, je ne l’ai pas vue, le guide nullard ne nous en a rien dit ; il ne savait peut-être même pas de qui il s’agissait. Alain Borer, spécialiste du poète, décrit précisément l’endroit : « sans doute a-t-il gravé lui-même sur la pierre ce nom, RIMBAUD, que l’on voit au fond du dernier sanctuaire (…) Sur le mur ouest de la salle de la naissance d’Aménophis III, la signature se trouve à une hauteur de 2 m 80 environ, en lettres capitales, et le soleil de midi qui l’éclaire laisse dans l’ombre toutes les autres inscriptions. » (Rimbaud en Abyssinie, Seuil 1984, page 313)

egypte obelisque et lune

Dji me cite Alain Borer, mais pour l’accuser de s’être attribué une découverte « déposée à la société Rimbaud » qui ne lui appartient pas. Or, dans son livre, Borer ne dit rien de tel ! La note 24 stipule : « la signature Rimbaud fut l’objet d’une note simultanée en 1949, comme si elle devenait secondairement lisible – Jean Cocteau (…) mais aussi plus sûrement Henri Stierlin (…) et Théophile Briant. »

Il ajoute : « Deux autres inscriptions RIMBAUD figurent également (…) sur la colonne la plus proche, en petites capitales. Tracées beaucoup plus bas et presque en face de la grande signature (…) l’une est seulement esquissée, RIMB., à la façon dont Rimbaud signera sa correspondance parfois en 1889, et semble, comme sa voisine, une ébauche de la grande signature. »

hiéroglyphe egyptien signifiant enfant

Le bus nous reprend pour nous lâcher devant le souk, derrière le temple de Louxor que nous n’aurons pas le temps de visiter. Durant une heure et demie, les femmes négocient diverses marchandises à « rapporter ». Il s’agit de tee-shirts pour les enfants, de tuniques-pyjamas pour elles, de châles pour les grands-mères, d’écharpes pour les grands-pères, de bijoux et d’autres babioles. L’une ne sait pas marchander ; elle se bute sur son prix sans jamais négocier, avec un air pincé qui n’amuse pas les vendeurs. Un autre marchande mieux, il les fait rire. D’ailleurs, il tient absolument à poser un vase canope sur sa cheminée. Il ne sait pas qu’ils vont en général par quatre, un pour chaque organe du mort. Il trouve un vendeur compatissant qui lui en cède un seul, en augmentant le prix de l’unité pour l’occasion. Il a dû être séduit par le physique de blond costaud car, en partant, il laisse errer sa main sur son épaule un rien trop amicalement.

profil egyptien

Nous reprenons un petit bateau pour rallier le restaurant El Ghezira, où le repas nous attend. Dji est là avec Adj. Nous dînons somptueusement à l’égyptienne, de crème de sésame, légumes confits et poulet grillé. Nous claquons nos dernières livres égyptiennes en bières – et il nous en reste encore. Enak demande à la plus jeune fille du groupe de poster une lettre en France pour une mademoiselle. Il est, sinon « amoureux », du moins sexuellement attiré par une touriste venue ici il y a quelque temps. Alix, sur le sujet, élude soigneusement les questions.

egypte

On le sent, ce soir, plus tendu. Notre départ imminent le rend émotif. D’ici une heure ou deux il sera rejeté dans son exil. Même volontaire, celui-ci n’est pas toujours facile à vivre. Il nous quitte simplement devant la bétaillère qui va nous ramener à l’hôtel. Seul Adj nous accompagne jusqu’à l’aéroport.

 

FIN du voyage en Égypte

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