« Les meilleurs films sont comme des rêves que l’on est pas sûr d’avoir fait ». Cette déclaration, par Tilda Swinton dans The Limits of control, raisonne comme un manifeste. Jarmush affirme par là le sens entier de sa démarche, jamais complètement inaccessible au plus commun des spectateurs et en même temps suffisamment étrange et vaporeuse en apparence pour susciter nombre d’interrogations. Le cinéaste mène depuis trente ans maintenant sa barque explorant toujours un même schéma minimaliste, répétitif et lancinant.
Les personnages de The Limits of control n’ont pas de nom. Ils sont anonymes, mystérieux, on ignore ce qu’ils font et, pour celui dont on accompagne les pas (Isaach de Bankolé), on ne sait pas ou il va. L’action se déroule essentiellement à Séville, mais on ne perçoit pas grand-chose du but poursuivit. Le héros solitaire est sans doute là pour un travail, on le devine tueur à gage. Il ne parle presque pas et adopte une conduite stricte, rôdée et précise, qui ne l’écartera jamais de son objectif . « no drugs, no mobile, no sex ».
Ce personnage solitaire est un héros zen, et c’est l’adjectif qui colle le mieux au cinéma de Jarmush en général. La méditation est l’intérêt principal de son travail. Le cinéaste est dans l’économie, de mots et d’action, et il cultive cela avec tant de malice que l’on est comme happé par le vide, fasciné par ce que l’on ne voit pas, persuadé que l’on est que le mouvement aboutira à un écueil obligatoire, que nous retomberont sur nos pattes. Le spectateur est maintenu dans un état suspendu et incertain, mais avec une absolue confiance accordée au réalisateur, car l’on pressent que le voyage n’est pas vain.
Le héros s’inscrit lui-même dans ce schéma là, dans la logique d’un rituel qui ne peut être qu’être perçu qu’étrangement par tout regard extérieur. Le héros est lui-même figé dans une attente qu’il ne maîtrise pas. Assis à la terrasse d’un café, il commande deux espressos, patiente jusqu’à l’arrivée de quelqu’un qu’il ne connait pas, échange une boîte d’allumettes contre une autre, écoute quelques considérations sur l’art auxquelles il ne répond pas.
La mécanique du film est simple, mais cohérente avec la plupart des autres films de Jarmush. The Limits of control s’offre presque à nous comme un point d’aboutissement de son travail. Narrativement , on est très proche de Night on Earth (1989), un film évanescent (déjà) qui pouvait laisser perplexe (répétition lente de rencontres hasardeuses et de dialogues à la fois relativement creux en surface et souvent ironiques) mais qui prend davantage de valeur à mesure que Jarmush construit son œuvre. De manière plus générale encore, Jarmush adopte une démarche visant à l’épure complète. On assiste par exemple à une répétition des scènes de café, mais sans les dialogues de Coffee and Cigarettes. Isaach de Bankolé rappelle Forest Whitaker dans Ghost Dog, adopte une même concentration, sauf qu’il est lui débarrassé de toutes caractéristiques singulières. Forest Whitaker incarnait un solitaire quelque peu spectaculaire, par son maniement du sabre, par son imprégnation forte dans la culture hip hop, et par cette démarche unique, lourde, que la plupart des spectateurs cherchaient à imiter en sortant de la salle. Dans The Limits of control, le héros reste droit, imperméable, imperturbable. Il n’y a rien pour le distinguer vraiment, sinon un sac banal et un étui à guitare.
Le travail d’épuration se retrouve logiquement dans la mise en scène, sophistiquée, précise, mais discrète. Un travail de métronome, proprement fascinant, et éclatant grâce au travail de Christopher Doyle, le chef op’ le plus estimé du moment grâce à son travail avec Wong Kar Waï (mais aussi sur Vagues invisibles de Pen-Ek Ratanaruang, la Jeune Fille de l’eau de M.J Shyamalan et Paranoïd Park de Gus van Sant).
En cela, Jarmush impose plus que jamais une proposition de cinéma qui est à l’exacte opposée de celle offerte par Tarantino. Les deux ont en commun de régurgiter tout un ensemble de citations et références à la pop culture, l’un de manière très ostensible, avec des monologues impressionnants, une violence spectaculaire qui nous saute à la figure, un rythme soutenu et implacable. Jarmush se place lui plus volontiers en esthète, adopte une attitude raffinée qui oblige à la méditation. The Limits of control ne marque pas directement, il s’imprime dans la conscience du spectateur, oblige à une introspection naturelle qui est la preuve même que jamais le film n’est creux. L’état de perplexité préalable qui est le notre quand les lumières de la salle se rallument, que l’on se retrouve subitement projeté dans notre réalité, se mue progressivement. Les images et les quelques mots restent. On est comme au sortir d’un rêve que l’on est pas sûr d’avoir fait.
Benoît Thevenin
Filmographie de Jim Jarmush :
1980 : Permanent Vacation
1982 : The New World (c.m)
1983 : Stranger Than Paradise
1986 : Down by Law
1986 : Coffee and Cigarettes I
1989 : Mystery Train
1989 : Coffee and Cigarettes II
1991 : Night on Earth
1993 : Coffee and Cigarettes III
1995 : Dead Man
1997 : Year of the Horse (doc.)
1999 : Ghost Dog, la voie du samouraï
2002 : Ten Minutes Older (segment “Int. Trailer Night)
2003 : Coffee and Cigarettes
2005 : Broken Flowers
2009 : The Limits of Control
- Delta de Kornél Mundruczó ; film âpre, tragique et fabuleux (Cinema hongrois) - Sep 25, 2016
- Les Herbes folles d’Alain Resnais : une oeuvre étonnante - Juil 5, 2014
- Le soliste de Joe Wright - Juil 5, 2014