The Spirit of 45 est un film documentaire de Ken Loach qui révèle l’état d’esprit du Royaume Uni, entre l’immédiate après-guerre, marquée par le succès des travaillistes qui souhaitaient implanter le socialisme, puis l’avènement de Margareth Thatcher, qui a implanté le credo néo-libéral et le capitalisme financier.
The Spirit of 45 de Ken Loach est un film qui met en colère.
Doublement, en fait.
Il met en colère par adhésion à son message, simple, fort, vrai : le système capitaliste de privatisation, de recherche du profit immédiat et à outrance, pour le bénéfice du plus petit nombre est une aberration que l’on constate chaque jour mais qui aujourd’hui continue d’exercer une emprise sur les esprits dont on semble ne pas pouvoir sortir.
Pourquoi ?
L’explication de Ken Loach est simple, mais vraie, elle aussi : parce que « the spirit of 45 », « l’esprit de 1945 », a disparu.
Cet esprit était celui du consensus de l’immédiat après-guerre : la Grande-Bretagne (mais cela était vrai aussi en France) avait su mobiliser toutes les ressources de la nation pour vaincre le fascisme, pourquoi ne pourrait-elle pas le faire également pour vaincre la pauvreté, la maladie, la misère, le chômage…? Et puis il y avait l’idée que la guerre n’avait pas été menée pour revenir à la situation d’avant, cette situation noire des années 1930.
The Spirit of 45 : L’Angleterre socialiste et le Labour Manifesto
La victoire écrasante des travaillistes en 1945 a conduit à ce qu’un « mouvement socialiste conduise pour la première fois dans l’histoire de ce pays une politique socialiste » (Clement Atlee). De fait, une politique de nationalisation massive (Chemins de fer mais transports plus généralement, énergies, santé, logements, mines), de création du National Health Service (la sécurité sociale) et de construction massive de logements, offrant des milliers d’emplois, a été conduite par ce gouvernement qui appliquait les objectifs fixés par le Labour Manifesto pendant la campagne. Il s’agissait de poursuivre la mobilisation du pays non pour gagner une guerre mais pour gagner la paix — ou plutôt pour gagner la guerre contre la misère. Pour qui doit enseigner « gouverner la France depuis 1946 » depuis cette année (oui le prof n’était jamais très loin en regardant ce film), c’est le grand mérite de ce film, à savoir de montrer avec force, de mettre en image ce moment si particulier du consensus keynésien (à peine évoqué cela dit dans le film) que ce soit en Grande-Bretagne ou en France.
D’ailleurs, le film The spirit of 45 montre bien des vérités évidentes qu’il est bon de rappeler : l’énergie, les soins, le transport sont des « monopoles naturels » en ce sens où il est stupide de faire régner la concurrence puisque ce sont des services dont tout un chacun a besoin et que le principal défi à relever est d’acheminer ces services. Aussi, des entreprises privées qui s’occuperaient de ces services entrent dans une compétition stérile qui n’a pour conséquence que de rogner sur les coûts et donc sur la qualité des dit services. Que l’on en juge par le fiasco que fut la privatisation du train en Grande-Bretagne et par celui qui est en train (ah, ah) d’arriver en France. Le film montre bien les aberrations de la concurrence dans de tels secteurs lorsqu’il évoque la bureaucratie inutile que les compagnies de chemins de fer avaient mise en place pour se payer mutuellement entre elles ou lorsqu’il est question de l’augmentation des frais de gestion dans les services hospitaliers aujourd’hui qui gâchent les « économies » réalisées sur le personnel (et donc avec un double coût, économique et social, qui est payé par la société au profit des actionnaires).
Et donc, on est en colère et c’est une colère saine.
Le gouvernement Atlee (1945-1951)
Avènement de Thatcher, du crédo néo libéral et capitalisme financier
Mais la deuxième source de colère vient de ce que le film en reste là. Notamment lorsqu’il fait un saut temporaire pour nous montrer, comment, avec l’arrivée au pouvoir en 1979 de Margaret Thatcher, l’ensemble des réformes de l’époque de ’45 a été progressivement et irrémédiablement démantelé pour imposer le nouveau credo du néo-libéralisme et du capitalisme financier : privatisation, efficacité (qui signifie en réalité profits maximum pour les actionnaires), destruction des syndicats qui ensuite, du coup, ont trahi les intérêts de leurs adhérents.
Le grand problème du film est de montrer tout cela mais sans le contextualiser. Thatcher est le mauvais génie de l’Angleterre mais ce mauvais génie n’est pas sorti d’un chapeau comme par magie. Les Anglais ont voté pour elle, et l’ont réélue. Elle est même celle qui a dirigé le plus longtemps la Grande-Bretagne.
De même, les problèmes auxquels devait faire face l’industrie britannique ne sont qu’évoqués de manière beaucoup trop superficielle. Et la fermeture des mines est rendue responsable de la dégradation des conditions de vie dans les ville « black countries » ce qui n’est pas faux, mais jamais Ken Loach n’évoque le fait que les mines elles-mêmes représentent une énergie problématique en soi.
Or — et c’est l’une des phrases les plus fortes du film — si le libéralisme/ capitalisme actuel est moribond en tant que système, son idée est toujours très forte (et exerce un monopole quasi-indépassable dans les esprits). Et aujourd’hui, Loach aurait dut le sentir, ce n’est pas tant le déclin de l’esprit de ’45 qu’il faut expliquer (et qu’il n’explique pas d’ailleurs) mais comment le néo-libéralisme a réussi à s’imposer comme une évidence. Le nom de Hayek est à peine prononcé (comme celui de Friedman ou celui, à l’inverse, de Keynes) et ni le congrès Walter Lippman à Paris en 1938 ni le tournant des années 1970, la reconquête néolibérale, ne sont expliqués.
Pourtant c’est bien ce que pointe le film : la bataille qui compte c’est la bataille des idées et des esprits. En faisant ce film Ken Loach y prend partie mais c’est comme s’il ne voulait pas le dire véritablement. Alors oui, l’idée d’aller interviewer les syndicalistes, les infirmières, les médecins, les travailleurs, ceux qui ont fait et ont vécu les réformes révolutionnaires de l’après-guerre part d’une belle idée, à savoir montrer les acteurs de la démocratie sociale, mais cela ne permet pas de comprendre.
Car, encore une fois, je pense qu’aujourd’hui il est temps de montrer comment le capitalisme néolibéral s’est imposé, par quel biais, au point qu’il y a déjà une dizaine d’année une proposition d’Arlette Laguiller de taxer les profits des entreprises à plus de 40% était discréditée par les journalistes qui l’interviewaient comme étant « utopique, socialiste, et donc irréalisable » alors que, comme elle le rappelait elle-même ce taux avait été fixé par… De Gaulle.
Et, alors que le film le pointe, si de nombreux mouvements aujourd’hui demandent en fait des politiques socialistes mais ne le formulent pas ainsi, il faut expliquer d’où vient ce discrédit : comment des Mitterrand ou des Blair ont, en réalité, en se réclamant du socialisme, apposé un simple vernis de discours et de communication sur des politiques économiques qui étaient dictées par le néolibéralisme (désindustrialisation et financiarisation) tout en gérant les conséquences sociales de ces politiques, conduisant effectivement à une inflation de l’Etat-Providence contre lequel ensuite un Rosanvallon a beau jeu (et est bien peu malin) de dire qu’il ne marche plus, donnant du pain béni aux néolibéraux. Oui, les mouvements socialistes des 30 dernières années ont dévoyé le socialisme. Il faut le dire. D’autant qu’il semble bien que Hollande fasse de même alors qu’il avait (a encore ?) une occasion historique avec la crise financière de 2008 qui montrait bien que ce système est aberrant.
Car le socialisme ne doit plus avoir ce sens péjoratif, ringard, limite honteux.
Bon, je me suis un peu éloigné du propos du film. Quoique… Et c’est d’ailleurs le grand mérite de ce film et de Ken Loach, malgré ses oublis, malgré son manque de subtilité aussi parfois, malgré sa vision un peu rose ou par trop nostalgique, c’est de nourrir cette colère.
Car, effectivement, elle est saine.