S’il y a une chose qui me passionne dans le voyage ou le tourisme, quel que soit le mot, c’est la rencontre avec l’autre. Dans son environnement dans sa culture. L’uniformité « m’emmerde » depuis qu’on m’a obligée à en porter un du temps de mes années de pension.
Bien que vivant depuis quelques années en Thaïlande, j’essaye chaque jour d’améliorer mes connaissances de la langue, et pour la première fois en 7 ans, mon compagnon a accepté de me donner des cours… j’apprends donc deux langues en une : « le phasaa khian » (le parler écrit) et le « phasaa phout » (le parler parlé), plus quelques notions de « phasaa thin » (parler local). Nous parlions jusqu’ici en anglais ou en « mixte», sans jamais avoir pratiqué le thaï « sur l’oreiller » car cette langue n’est pas une langue faite pour les confidences ou les déclarations amoureuses, c’est davantage une langue de politesse, de respect, et en fin de compte une langue qui sert de mesure pour évaluer les différences.
Votre façon de parler vous situe sur l’échelle sociale thaïe et selon que vous utiliserez « paï yio », « paï phatsawa » ou « paï nio » (je vais faire pipi) on saura dans quelle catégorie vous placer. Ah oui j’oubliais le même mot, lorsqu’on parle le langage royal (le Rachaphrasong). Dans ce cas ce sera « paï nam ook djaak kai » (l’eau qui sort du corps), ben oui, pipi, pisser, ne peuvent être mêlés à ce qui touche au roi.
Dans THEATRE D’OMBRES*, une mère dit à sa fille qui tombe amoureuse d’un thaïlandais : « A un moment ou à un autre, la culture de l’un prend toujours le pas sur la culture de l’autre ».
Dans la vraie vie, la Thaïlande a toujours « absorbé » les cultures extérieures. Mieux, elle les a « thaïsées ». Pour faire la plus délicieuse cuisine au monde par exemple, savant mélange de chinois, d’indien, de khmer. . (« Ahaarn thaï ahaarn di thi sout nai lok » : « la cuisine thaie, la meilleure au monde » disent-ils).
Lorsqu’une culture prend le pas sur l’autre, c’est quelquefois pour le mieux… Ou pour un mieux (la romaine sur la gauloise par exemple). Mais lorsque la pseudo culture occidentale envahit la culture Lissu d’un village par exemple, j’ai envie de crier.
Mae Sariang, petite cité nichée dans la montagne près de la frontière birmane, où il ne se passe rien je vous l’affirme, j’y ai vécu. Rien à l’exception de la vraie vie, de la cérémonie de « Poi Sang Long » ou « look khaeaw » : « les enfants de cristal » vers avril/mai… en dehors de « Loy Khrathong » en novembre… Mae Sariang donc a voulu, il y a quelques années, entrer en compétition avec Paï (entre Chiang Mai et Mae Hong Son). Elle a tenté d’attirer le tourisme, quitte à y perdre son âme. Elle n’y est pas parvenue et c’est tant mieux.
Paï comme Vang Vieng au Laos sont devenus des villages-bordels avec alcool, drogue, (« yaa baa » a gogo), « full moon party » et au moins un mort chaque semaine par overdose, accident de moto pour conduite en état d’ivresse dans la montagne, et j’en passe.
Mais est-ce pour autant que la culture (ou pseudo) aura pris le pas sur l’autre ?… Il faudrait pouvoir écouter les locaux qui « rigolent » en se faisant de l’argent. Un couple de français à fait le buzz dernièrement à Paï. (« Soop si » en thaï). Après des égratignures, suite à un accident de moto, ils ont exigé que le médecin de l’hôpital leur donne de la morphine. Ils croyaient voyager dans le « Triangle d’Or » ! Les Thaïs savent vendre du mythe aussi ! (le triangle d’or existe toujours mais s’est déplacé vers des régions dangereuses entre Yunnan, nord Birmanie et nord Laos)
* « THEATRE D’OMBRES » Edition de la Fremillerie
Cage dorée
L’aventure continue, mais Leïla a rejoint sa « cage dorée ». Ce sont les propres termes de Mae Thob. La jeune femme pakistanaise vit dans la jolie maison de ses parents : plancher de teck poli, écran plat géant de télévision, mobiliser de bois sculpté… le business du père marche bien. « Mais Leïla est dans une prison » continue Mae Thob. « Moi, je n’ai rien, je vis dans le bureau que je loue chaque mois, mais je suis indépendant et libre. Et toi teacher, qu’est-ce que tu préfères » ?
« Humm »… Facile de répondre lorsqu’on possède et la liberté et la cage dorée dont je suis seule détentrice de la clé. Les difficultés sont plutôt pour mon compagnon thaïlandais qui doit s’accommoder de cela : mon attachement absolu et mon indépendance non discutable. Je ne m’appesantirais pas sur les commentaires faciles, je les connais par avance. Je sais parfaitement ce qui me donne cette liberté…. C’est mon ami qui, souvent poussé hors de la cage, doit éprouver ce sentiment de frustration. Et puis j’ai un passeport dans la poche, ce qui me fait penser au titre que je voulais donner à mon premier roman sur la Thaïlande : « Mon fils, ne tombe jamais amoureux d’une femme qui a un passeport dans la poche », ce qui aurait fait de mon ouvrage le livre ayant le titre le plus long de toute l’édition française (du moins je le crois). Titre qui s’est transformé en « Théâtre d’Ombres »* lui-même dégraissé de : « Le Dalang, maître du théâtre d’ombres ». Le Dalang est le conteur qui joue avec les marionnettes derrière le drap blanc, en interprétant tous les personnages du théâtre traditionnel des cultures indienne, malaise. (Ou « Wayang Kulit » : théâtre des marionnettes de cuir en Indonésie).
Bref, Melissa a hérité d’un conducteur de moto mâle, qui a pris le soin de remplir son réservoir avant de se mettre en route. Valait mieux. Parce que 50 kilomètres de Mae Sariang jusqu’à la frontière avec le Myanmar. 50 kilomètres de routes pleines de trous et d’imprévus.
« Comment est ton conducteur » ? Je demande à Melissa à l’occasion d’une pause.
« Très bien. Je n’ai pas peur, mais comme il semble ne pas connaître très bien le parcours, il a tendance à admirer le paysage au lieu de ne se consacrer qu’à la route » !
Route dangereuse ? Pour les conducteurs néophytes, sûrement. Des obstacles en principe prévisibles : trous, lacets pentus recouverts de gravillons, proximité du précipice vertigineux recouvert d’une jungle touffue (les corps y disparaissent en cas d’accident… et il y en a souvent me dit Mae Thob, toujours rassurant), ornières grasses, croisée impromptue avec une voiture arrivant en sens inverse et ayant choisi la même portion de route que la vôtre, donc nécessité de choisir la bonne décision sur la direction à prendre, volee de libellules (que je préfère ici appeler « dragonfly »), et puis inattention du chauffeur. J’ai eu quelques battements de cœur, car souvenirs désagréables d’un accident de moto sur la route de Mae Jaem, en pleine descente vertigineuse et lâchage de freins !
On déjeune le long de la rivière qui sépare les deux pays. Des pays qui commercent sur le plan local, sous la surveillance des « Men in black », les « hommes en noir », ou « Tahan Pran », sorte de militaires privés. Des buffles sont prêts à traverser la rivière. Entassés sur la frêle embarcation, ils semblent souffrir de la chaleur. Un des passeurs les arrose régulièrement. On suit des locaux qui veulent nous inviter dans leur maison le long de la rivière sous un soleil ardent. Puis on grimpe sur le sommet des sommets pour admirer le paysage dominé par l’inévitable Bouddha doré sous la surveillance d’un moine rigolard et de son chat.
On se retrouve tous les 4 pour dîner à Mae Sariang. Je suis cassée, après 100 kilomètres de tape-cul. Mais j’ai encore mon article à écrire. C’est ça ma cage dorée : le choix d’avoir mal aux fesses, d’avoir peur parfois, mais de vaincre cette peur, de revenir épuisée mais éblouie, de dîner avec des gens qui ont vécu la même aventure que la mienne. Et cerise sur le gâteau ce soir : l’électricité est brutalement coupée. « This is Mae Sariang » soupire Mae Thob. On se retrouve dans un noir d’encre, alors qu’on est en chemin vers une échoppe pour dîner. Peu à peu des bougies s’allument sur la route, des petites flammes vacillent dans la nuit…. Mais le noir n’est pas photogénique, ou plutot pas photographiable…alors vous n’aurez que les mots pour imaginer.
Udhi, l’étudiant javanais
Soleil de plomb sur la plage de KUTA. J’essaie de juxtaposer des mots sur mon carnet de bord, de faire des phrases, mais il fait trop chaud en dépit de l’ombre dispensée par les pins parasol. J’ai laissé Pierre en grande conversation avec 2 couples de coopérants – suisses et français – enseignants et directeurs d’Alliance Française à Java –Cécile, Michel et Mathieu sont les premiers enfants que Florent et Anh Mei rencontrent depuis notre arrivée à Bali il y a plus d’une semaine. Ils jouent avec les vagues, s’inventent un univers derrière des châteaux de sable, se forgent des personnages merveilleux de superman ou de soldats, et se moquent des brûlures du soleil.
ma fille Anh-Mei, originaire de Udon Thani sur la plage de Kuta
J’ai l’impression d’être en vacance sur une plage de France, chaleur en moins, désagréable sensation. Je joue avec les fourmis, les fait grimper sur une branche d’eucalyptus, gribouille quelques mots sans suite. Impossible d’échapper à l’ennui de cet après-midi. Attendre le soir pour que tout s’anime, que les balinais sortent de leur bienheureuse torpeur, siestes à n’en plus finir, dans lesquelles ils se laissent glisser les jours de grande chaleur ou de pluie.
Des pas sur le sable. Un rire d’adolescent. « Hi » ! C’est UDHI TURMUDI, étudiant javanais. Il avance, triomphant dans le soleil, cheveux noirs et longs sur les épaules.
« J’ai emprunté la moto d’un copain, tu viens ? » UDHI démarre sur les chapeaux de roue. Je décolle littéralement de la selle, m’accroche à la taille de ce garçon flexible comme un bambou. La route défile à travers les rizières qui alternent avec cultures de cannelle, camphriers, les cocoteraies et palmeraies. Puis la route se fait piste. Je me laisse griser par la vitesse. « Plus vite ! » « Tu n’as pas peur de mourir » ? me crie UDHI en riant. Ses cheveux volent dans mon visage. Je me plaque contre lui, les yeux grands ouverts, comme Orphée fascinée par la mort. « Regarde » ! Un virage à 90 degrés sur les cailloux. Les pneus crissent. La moto penche elle va tomber et je ris… « C’est comme ça que je veux vivre » crie UDHI, « comme ça que je veux aimer : dangereusement. La vie est belle ! ». Belle, mais fragile ! Les roues quittent la route, mordent le bas-côté, zigzaguent et patinent pour éviter une poule. « Rentrons maintenant, j’ai froid, le soleil tombe ». « Non ! » répond UDHI « je voudrais te montrer le temple d’ULU WATU.
La moto grimpe péniblement un plateau rocailleux et calcaire, laissant derrière elle la végétation et les villages, c’est la presqu’ile de BUKIT qui se termine en haut de la falaise dominant la mer. La piste s’arrête au-dessus du vide. Brutalement. Les freins crient. Je hurle : « NONNNNNNN » La moto vibre et s’immobilise, la roue avant surplombant le gouffre. Quelques 250 mètres plus bas, les vagues se brisent avec fracas sur les rochers.
Je soupçonne UDHI d’avoir machiné cette mise en scène, cette arrivée spectaculaire au bord de la falaise. Je tremble, et c’est sans doute ce qu’il voulait cet idiot ! J’ai envie de le gifler, de lui faire mal, d’éteindre cette petite lueur de triomphe qui pétille dans ses yeux. Trop bouleversée, je me contente de lui dire sur un ton de colère ridicule : « Je rentre à pied. Si ça t’amuse de jouer les cascadeurs, libre à toi » ! « On est à 30 kilomètres de Kuta » répond UDHI en riant, « Je n’ai pas voulu t’épater » reprend-t-il plus sérieux, « J’ai réellement eu envie de sauter dans le vide. J’étais tellement heureux, tellement libre tout à l’heure sur la route que j’ai souhaité faire durer cette sensation de bonheur et partir avec toi. N’importe où. Au bout du monde. Mais j’ai réalisé que ce n’était pas possible, que rien ne serait jamais possible, alors l’idée de mourir m’a traversé l’esprit à l’instant même où je retenais la moto pour ne pas plonger dans le vide ».
Je comprends ce qu’a éprouvé UDHI : Un plongeon du haut d’une falaise dans une mer turquoise, quelle mort grandiose quand on a 20 ans n’est-ce pas ? Tellement plus romantique que de vieillir inexorablement ? En dépit de mes folies, je ne suis pas encore prête. UDHI sourit d’un air faussement contrit, sûr déjà d’être pardonné, m’attrape la main et m’entraîne vers un petit temple qui se dresse, isolé, sur le sommet du rocher, face à la mer qui flamboie et s’embrase sous le soleil couchant.
« C’est ULU WATU, temple de la mer. Un des 6 temples balinais qui honore les esprits de la mer ». Le soleil disparaît peu à peu. L’horizon devient vermillon, se pare de jaune et d’orangé tandis que le ciel tourne au mauve bleuté. Dans quelques minutes il fera nuit. En silence, nous rentrons sur Kuta, rassasiés de lumière, gavés d’images. Et silencieux.
Les enfants sont toujours là, leurs silhouettes se profilent au loin comme les marionnettes du Théâtre d’Ombres*. Pierre parle… M-ont-il jamais vue partir ?
* Bizarre, 30 ans plus tard, j’ecris THEATRE D’OMBRES, editions de la Fremillerie
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