Il suffit de saisir le mot Kâma-Sûtra sur n’importe quel moteur de recherche et de regarder les résultats pour comprendre le gouffre qui sépare l’Orient ancien de l’Occident. Partout, il n’est question que des trop célèbres 64 positions ; la dimension spirituelle et domestique de l’ouvrage n’est quasi jamais abordée. Cependant, les postures amoureuses n’occupent qu’une minorité de chapitres de ce grand classique. Ce sont toutefois ceux-là, et ceux-là seuls, que l’Occident semble avoir retenus.
Cette situation correspond sans doute à une logique historique et sociétale. Au moment où, en Inde, s’écrivait ce recueil (entre le IVe et le VIe siècle), l’Europe chrétienne s’attachait, notamment sous l’impulsion d’Augustin d’Hippone, à réduire la sexualité à son utilitarisme reproductif et à en bannir la volupté. Au XIIe siècle, le pape Innocent III n’hésitait pas à écrire : « qui ne sait que le coït, même conjugal, ne peut s’accomplir sans le prurit de la chair, l’ardeur de la convoitise, la puanteur de la luxure » et le théologien Thomas de Chobham distinguait le « coït licite », destiné à la procréation et sans plaisir, le « coït fragile », un péché véniel déterminé par l’incapacité de contrôler ses pulsions et le « coït impétueux », péché mortel sanctionnant toute relation sexuelle entre époux qui « s’aiment trop [sic] ».
Dans un tel contexte, un traité consacré à l’art d’aimer dans toutes ses dimensions, a fortiori à vocation pédagogique, n’était pas concevable, parce que forcément lié à des actes diabolisés, voire interdits. Mais, comme la nature a horreur du vide, le terrain de l’érotisme finit par être occupé par les écrivains, dont l’approche ne pouvait s’avérer que réductrice : pamphlets à connotation érotique dirigés contre l’ordre social, la religion et la morale (notamment au XVIIIe siècle), romans dressant le catalogue des fantasmes de leurs auteurs, ouvrant à toutes les surenchères possibles, au point d’échapper à toute vraisemblance (de Sade à Georges Bataille, la liste en serait fort longue).
On le voit, nous sommes ici au cœur d’un conflit de culture, d’éthique et de conception de la vie. L’Inde médiévale considérait que la durée et l’harmonie d’un couple devait passer par une sexualité riche, renouvelée, vue comme une activité saine et naturelle. Dans le même temps, l’Occident chrétien, sous l’emprise de Paul de Tarse, voyait dans le mariage un pis aller (cf. 1 Co, 7, 6-9) et tentait de dominer la nature en prônant le renoncement au corps et en prohibant le plaisir jusque dans le lit conjugal.
La littérature indienne, de son côté, ne se limita pas au Kâma-Sûtra. Si ce dernier abordait de nombreux thèmes, incluant les partenaires multiples et les relations avec les courtisanes, un autre traité, écrit entre le XVe et le XVIe siècle, s’adressait exclusivement au couple. Moins célèbre, mais tout aussi raffiné, L’Ananga-Ranga vient d’être publié, avec pour sous-titre « Traité hindou d’amour conjugal » (Bartillat, collection Omnia, 198 pages, 13 €).
L’écrivain et critique Jacques Charpier le notait dans sa préface : « C’est dans les limites de la vie conjugale que son enseignement doit être reçu et appliqué. Voilà qui marque une autre différence avec notre érotisme. Celui-ci fait peu de cas des couples légitimes, ou bien il en célèbre les trahisons mutuelles. Il apparaît même qu’érotisme et conjugalité soient, à nos yeux, ennemis. Notre érotisme est, le plus souvent, adultérin. Peut-être est-ce un effet de la conception paulinienne du mariage. […] Le lecteur entre ici au royaume du plaisir légitime. Il n’a pas à y coudoyer de ces démons ou de ces fantômes qui hantent, en Occident, la demeure de l’amour. […] Ce n’est plus l’âme damnée du vice qui nous apparaît, mais le corps glorieux de la sensualité. Les gestes, les poses, les attitudes des amants ne sont pas là pour provoquer la morale ou suggérer l’enfer, mais décrire simplement les voies du plaisir. »
De fait, on ne relève rien de vulgaire ni de graveleux dans l’Ananga-Ranga. Le lecteur qui chercherait dans ce texte un récit libidineux risquerait d’être fort déçu. L’accent est porté sur la qualité de la relation entre les époux, la maîtrise du corps, la connaissance des zones érogènes de l’autre ; il s’agit davantage d’une philosophie de vie que d’un manuel de libertinage.
Certains aspects paraîtront étranges, voire complexes aux Occidentaux, comme la classification des hommes et des femmes en diverses catégories, elles-mêmes subdivisées (tempéraments, tailles des sexes, périodes les plus propices à l’amour, etc.). En outre, on se gardera bien de mettre en application les diverses recettes d’aphrodisiaques, de cosmétiques, de contraception ou de philtres d’amour proposées, qui reflètent les connaissances médicales du temps. La toxicité des ingrédients (dont le mercure !) invite à la prudence.
On s’intéressera davantage à l’impératif donné au mari de veiller attentivement aux besoins de sa femme, aux recommandations destinées à prévenir l’infidélité et aux raffinements conseillés pour agrémenter l’art amoureux, tel celui-ci : « Cependant, l’homme et la femme, dégagés de toute réserve, de toute fausse honte, se livreront, en parfaite nudité, aux ébats d’amour, sur un lit élevé et richement décoré, garni de nombreux coussins et surmonté d’un somptueux Chatra ou baldaquin ; avec des draps semés de fleurs et parfumés des vapeurs d’un encens exquis, tels qu’aloès ou autre bois de senteur. »
On évaluera encore la connaissance des corps, décrite en termes de « jouissances externes » (multiples formes de caresses, baisers, égratignures et morsures légères) et de « jouissances internes », en d’autres termes, les postures amoureuses, lesquelles, il faut le souligner, n’occupent, en dépit de la complexité de certaines d’entre elles, qu’une quinzaine de pages dans le volume.
L’auteur, en conclusion, précise : « Il est bon de savoir que si le mari et la femme vivent ensemble en accord parfait, comme une seule âme dans un seul corps, ils seront heureux dans ce monde et dans le monde à venir. […] La principale cause de la séparation des époux […] c’est l’absence de plaisirs variés et la monotonie qui suit la possession. » Il affirme enfin la dimension spirituelle de son livre, dédié au dieu Panduranga, souhaitant que ce traité soit « cher aux hommes et aux femmes, aussi longtemps que […] dureront la Terre, la Lune et le Soleil. »
Naturellement, il serait faux de penser que l’art érotique décrit dans ces pages s’est perpétué jusque dans l’Inde moderne. Le puritanisme, au même titre que le cricket et le polo, fut importé avec la colonisation britannique et demeure solidement ancré dans les mœurs depuis l’Indépendance. Restent les temples, dont les sculptures érotiques témoignent du lien profond qui peut unir sexualité et spiritualité. L’art de vivre décrit dans l’Ananga-Ranga correspond peut-être à cet « éros solaire » dont Michel Onfray dessinait les contours dans son essai Le Souci des plaisirs, ce en quoi il peut séduire. Ce livre peut enfin se lire comme un document fixant un état des lieux des relations conjugales dans l’Inde du XVIe siècle.
L’Ananga Ranga, Traité hindou de l’amour conjugal
Editeur : Bartillat (11 juin 2009) – Broché ; 198 pages
ISBN-10: 2841004546 – ISBN-13: 978-2841004546
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Il serait surtout bon de cesser de ne voir l’Inde qu’à travers ça. Si on veut lire des textes hindous majeurs, il faut lire le Ramayana, le Mahabarata, la Baghavad-Gita, etc… qui sont peu ou pas trouvables en français alors que les Kama-Sutra foisonnent.