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Une "Chanson de Roland" très idéologique

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La Chanson de Roland a rendu célèbres les exploits du neveu de Charlemagne contre les Sarrasins, la bataille de Roncevaux, Durandal… Ils ont nourri l’imaginaire de millions d’écoliers pendant des décennies. Mais au mépris de la réalité historique. Car cette chanson a comporté des enjeux idéologiques très forts.

Récemment a été publiée une nouvelle traduction de la Chanson de Roland, proposée par Frédéric Boyer*. L’occasion de nous intéresser à un texte qui a rendu célèbre Roncevaux, Roland et son cor. Un texte qui est pourtant infidèle à la réalité historique.

Il existe plusieurs versions de la Chanson de Roland, dont les premières furent orales. La plus ancienne remonte, au plus tôt, à l’extrême fin du XIe siècle ou au début du XIIe siècle, donc trois cents ans après les faits rapportés puisque ceux-ci se sont déroulés en 778. Cette version, mise par écrit, a laissé des manuscrits dont le plus ancien, datant de 1150, est conservé à la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford. C’est sur ce document que Frédéric Boyer s’est appuyé pour livrer sa traduction. Il s’agit d’un long poème en décasyllabe (dix syllabes par vers) assonancé rédigé par un certain Turold.

La Chanson est divisée en quatre parties. La première relate la trahison de Ganelon. Charlemagne est en Espagne et menace Saragosse, la ville de Marsile, roi des Maures. Celui-ci souhaite conclure la paix avec Charlemagne qui, connaissant sa réputation de traître, lui envoie un homme courageux, Ganelon. Or, Ganelon est jaloux et rempli de haine à l’égard de Roland, le neveu de Charlemagne. Aussi, profite-t-il de son entrevue avec Marsile pour saisir l’occasion de se débarrasser de Roland : le roi maure et Ganelon font semblant de faire la paix et il est prévu que les Sarrasins attaquent l’arrière-garde de l’armée franque qui sera commandée par Roland. Puis Ganelon s’en retourne auprès de Charlemagne. Les Francs font demi-tour pour rentrer. L’arrière-garde, à la tête de laquelle se trouve donc Roland, fait de même.

La deuxième partie présente l’attaque de celle-ci par les Maures à Roncevaux. Olivier, le fidèle ami de Roland, lui signale l’approche d’une armée de Sarrasins. Ceux-ci, bien supérieurs en nombre aux soldats commandés par Roland, fondent sur les Francs. D’abord, Roland refuse de sonner du cor afin d’obtenir le secours de son oncle. La bataille est un vrai massacre. Olivier est tué durant les combats. Voyant la situation s’aggraver – il ne lui reste qu’une soixantaine d’hommes –, Roland décide finalement de faire sonner son olifant. Entendant l’appel, Charlemagne se lance à son secours. Avant de mourir, Roland cherche à briser son épée, Durandal, afin qu’elle ne tombe pas aux mains de l’ennemi. Mais il n’y parvient pas.

L’arrivée de Charlemagne sur les lieux de la bataille ouvre la troisième partie. Les combats sont terminés, Roland est mort et l’armée de Marsile est renforcée par l’arrivée de nombreux renforts d’autres peuples musulmans. Une seconde bataille s’engage au cours de laquelle Charlemagne écrase les Sarrasins avant de retourner à Aix-la-Chapelle. Enfin, la dernière partie est consacrée au jugement de Ganelon qui est condamné à mort et écartelé. Les seigneurs qui avaient pris sa défense sont pendus.

Le texte est une chanson de geste. Le mot est issu du latin gesta, qui désigne les exploits accomplis. La Chanson de Roland est un exemple parfait de ce qu’est une chanson de geste : cette poésie guerrière relate la lutte contre les Sarrasins, à la fois ennemis du roi Charlemagne et ennemis de toute la chrétienté, nous y reviendrons ; le texte célèbre les actions héroïques de Roland et de son épée, Durandal. Ces actions héroïques se caractérisent évidemment par la démesure : ainsi, quand Roland refuse de sonner du cor pour appeler à l’aide… Le merveilleux se mêle aux exploits du héros : lorsque Roland essaie de fracasser son épée contre la roche, il ne réussit qu’à ouvrir une immense brèche dans la montagne, brèche qui ne serait autre, selon la légende, qu’une trouée d’une quarantaine de mètres de large visible de nos jours au-dessus du cirque de Gavarnie, à 2800 mètres d’altitude.

Le récit de ces exploits reflète donc une époque totalement différente de celle à laquelle les événements qu’il relate se sont déroulés. Un décalage de trois siècles, on l’a vu, existe. Le texte nous renseigne bien plus sur le contexte dans lequel il a été rédigé que sur la bataille de Roncevaux elle-même. En effet, les XIe-XIIe siècles sont ceux où s’épanouissent la féodalité et la chevalerie, cette élite militaire de guerriers à cheval unie par un certain nombre de valeurs, au nombre desquelles on trouve la prouesse, le courage et la loyauté. Ainsi, la Chanson de Roland, comme toutes les chansons de geste, diffuse et renforce l’idéologie chevaleresque. On raconte que le jongleur Taillefer aurait entonné cette chanson pour les guerriers normands qui se préparaient à faire la conquête de l’Angleterre en 1066. Une phrase de la Chanson est prononcée par Roland à l’adresse d’Olivier : « Notre devoir est d’être ici, pour notre roi : tout vassal doit souffrir pour son seigneur. »

Ainsi, puisque la Chanson de Roland est l’expression des valeurs de la chevalerie, on ne s’étonnera pas que de nombreux détails ne correspondent nullement aux réalités du VIIIe siècle mais traduisent plutôt celles du XIIe. Par exemple, les villes sont entourées de hautes murailles, des banquets sont donnés dans de grandes salles de châteaux et les modes de vie des Sarrasins reflètent beaucoup plus les pratiques féodales de la chrétienté que l’Islam espagnol réel. Ainsi, la Chanson nous dit que les Sarrasins portent des « hauberts » (cotte de maille) et des « heaumes » (casque), alors que ce sont des attributs typiques des chevaliers.

Mais ce n’est pas seulement sur des détails que la Chanson de Roland est fausse historiquement, c’est aussi sur les principaux événements, à commencer par les ennemis qu’affrontent les Francs. En effet, le jour de la bataille, le 15 août 778, ce ne sont pas des Sarrasins qui ont détruit l’arrière-garde de l’armée de Charlemagne. Rappelons les faits.

Au printemps 778, Charlemagne décide d’intervenir en Espagne musulmane, alors en proie à des luttes intestines, suite à l’appel à l’aide du gouverneur de Barcelone Sulayman ben Yaqzan ibn al-Arabi qui s’était révolté contre l’émir de Cordoue. Charlemagne divise son armée en deux : une partie se dirige vers Barcelone tandis que l’autre, commandée par le roi lui-même, gagne Pampelune où les Basques l’assurent de ne pas intervenir contre lui. Les deux armées se rejoignent devant la ville de Saragosse qui doit leur ouvrir ses portes. Mais le gouverneur de la ville ne tenant pas sa promesse, Charlemagne met alors le siège. Un mois et demi plus tard, la ville n’a pas cédé et le roi franc, informé que des troubles se produisent en Saxe, lève le siège et fait demi-tour. Lors du retour, l’arrière-garde de son armée est attaquée dans les Pyrénées par les Basques, furieux de la destruction de leur principale place-forte par les Francs.

Ce sont donc des Basques, peuple chrétien, qui ont attaqué les Francs, et non les Sarrasins. Le contexte dans lequel a été élaboré la Chanson est important pour comprendre le remplacement des Basques par les Sarrasins : à la fin du XIe siècle a lieu la première croisade, visant à libérer Jérusalem tombée aux mains des musulmans. Le païen, le Sarrasin, est la grande figure ennemie à combattre : il est donc plus conforme à l’air du temps que, dans la Chanson de Roland, les héros francs combattent des Sarrasins et non des chrétiens. Le thème de la croisade est d’ailleurs omniprésent dans le texte, tout comme les références chrétiennes et la foi catholique : par exemple, Charlemagne fait un rêve prémonitoire qui lui a été envoyé par Dieu ; l’ange Gabriel vient récupérer le gant de Roland qui vient de mourir. Enfin, les Sarrasins sont présentés comme des païens idolâtres, un « peuple vil » soumis au démon mais se conduisant, au combat, de manière loyale et courageuse. Pour terminer sur l’idéologie chrétienne anti-sarrasine exprimant le contexte des croisades, il faut dire un mot de Roncevaux : dans la réalité, rien n’indique que la bataille se soit déroulée à cet endroit. En effet, les sources de l’époque parlent simplement d’une gorge dans les Pyrénées. Mais le col de Roncevaux, situé sur la route de Saint-Jacques de Compostelle, donnant l’accès à une Espagne encore largement musulmane, fournit un symbole fort pour l’auteur de la Chanson de Roland : les pèlerins passeraient ainsi sur le lieu d’un « martyre, en quelque sorte, même si le bourreau n’était pas celui que l’on a cru ». [1]

Enfin, au XIXe siècle, l’usage de la Chanson de Roland, dont des versions en français moderne ont été publiées, l’une de Léon Gautier en 1880, l’autre de Gaston Paris en 1887, prend une dimension nationaliste dans l’enseignement primaire. La défaite de 778 est mise en parallèle avec la défaite de 1870. Cette dernière, rappelons-le, fut celle des armées françaises contre les Prussiens qui, grâce à leur victoire, annexèrent l’Alsace-Lorraine. Comme les Français qui luttèrent contre l’envahisseur allemand, Roland luttait contre les païens musulmans. Le neveu de Charlemagne prend sa place dans la galerie des héros français qui s’illustrèrent contre les envahisseurs : depuis Vercingétorix jusqu’aux soldats de Valmy, en passant par Jeanne d’Arc et Du Gesclin… La comparaison entre 1870 et 778 va jusqu’à faire de Bazaine le nouveau Ganelon, c’est-à-dire un traître. Le général Bazaine en effet, commandant en chef des armées impériales pendant la guerre de 1870, se laissa encercler à Metz avec ses 180 000 hommes sans résister. Il capitula sans combattre, ce qui lui valut d’être traduit devant un conseil de guerre qui le condamna à mort en 1873. Mais sa peine fut commuée en vingt ans de détention. Il n’en reste pas moins que la condamnation à mort du « traître » Bazaine rappelait celle du traître Ganelon.

Bibliographie
BARBERO, Alessandro, Charlemagne. Un père pour l’Europe, Paris, Payot, 2004.
BARTHÉLÉMY, Dominique, La chevalerie. De la Germanie antique à la France du XIIe siècle, Paris, Fayard, 2007.
BÜHRER-THIERRY, Geneviève et MÉRIAUX, Charles, La France avant la France. 481-888, Paris, Belin, « Histoire de France », 2010.

* BOYER, Frédéric, Rappeler Roland, POL, 2013.

[1] BERMOND, Daniel, « Réentendre la Chanson de Roland », in L’Histoire, mai 2013, n° 387, p. 27.

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