La République de Venise pourrait-elle encore servir d’exemple ? Venise a une histoire riche et passionnante, mais aussi un patrimoine naturel et culturel qui semble de plus en plus menacé. Coup de projecteur.
De retour d’un séjour à Venise, où tant de merveilles incitent à la méditation, comment ne pas être interloqué par cet héritage que la «Sérénissime» a légué au patrimoine de l’humanité. Nous le
devons à cette république si particulière et unique en son genre qui a fait la preuve, dans la durée, de son efficacité. Une inégalable prospérité dans la longévité. Mille ans d’histoire grâce à
son génie commercial, diplomatique et militaire. Si aucun système de gouvernement n’est parfait, celui-ci reste un exemple et un cas d’école. Située aux confins de l’Adriatique, dans une zone
lagunaire et marécageuse, rien à priori, prédisposait ses premiers arrivants à bâtir une telle cité. Il fallait de l’audace pour oser construire sur pilotis une ville faite pour durer, en y
conjuguant avec persévérance tant de talents. Lorsque Venise prend naissance au VIIIe siècle, qui aurait pu prédire que son rayonnement perdurerait jusqu’à la fin du XVIIIe ? À la veille d’une
révolution en Europe occidentale, qui bouleversera le monde et contribuera à sceller son propre sort, n’est-ce pas déjà un de ses mérites d’avoir eu la sagesse de préférer une évolution positive
à une révolution fatalement destructrice ? Le véritable acte de naissance de la Cité date de 8ll, lorsque le doge Agnello Partecipazio établit son palais dans le «sestier» ( quartier) du Rialto. Venise est partagée en six sestiers. – Saint Marc devient le patron de la ville afin de marquer l’affirmation d’une indépendance spirituelle vis- avis de l’Orient. Le pacte de Lothaire,
après la paix de Nicéphore en 8I4, confirme l’autonomie de Venise entre les empires byzantin et franc. Une indépendance qui posera les bases de son essor. C’est peu après l’an mille que
commencent à s’ériger de somptueuses demeures à proximité du palais ducal et du Grand Canal, conçues à la fois pour l’apparat et le commerce des quelques deux cents familles qui constitueront le
noyau d’un système original de gouvernance, dont la stabilité contribuera à développer de fabuleuses richesses. Un patrimoine qui ne cessera de croître et agrémentera la cité des mers d’une
oeuvre monumentale, lui valant son qualificatif de «Sérénissime» .
Mille ans d’une histoire presque sans nuages, quand on juge au résultat. Mais revenons aux faits marquants de son histoire, autrement dit ceux de sa
République, comparable à aucune autre. Si tant de succès commerciaux et diplomatiques ont jalonné son passé, ce n’est pas un hasard ! La bulle d’or en 1082 signe les accords commerciaux avec
l’opulente Constantinople. Sur le plan militaire, en 1084, les Vénitiens repoussent les invasions normandes ( et pas des moindres) au prix de pertes considérables et de nombreux efforts. Mais la
cohésion de laïcité démontre son efficacité. A l’ère des Croisades, le doge Ordelaf Falier crée l’embryon de l’Arsenal, une ruche qui emploiera jusqu’à quinze mille architectes, artisans et
techniciens. La soumission de l’Istrie permet de contrôler l’Adriatique ; nous sommes dans les années 1150-1153, la Crète conquise en 1211 devient vénitienne jusqu’en 1669. Jacopo Tiepolo est
l’initiateur de cette conquête, fait important même de nos jours, car lorsque l’on discute avec les Grecs du Péloponnèse où les Crétois, ils gardent le souvenir d’une époque constructive. Alors
que les Turcs musulmans laissent en leur mémoire un cauchemar sans appel ! Constantinople tombe en 1204, l’empire byzantin s’écroule, Venise devient maîtresse du quart de cet empire. Désormais
installée en Ionie, puis dans le Péloponnèse, en Crète, en Eubée, elle est présente aux portes de l’Orient.
Son système politique s’affirme comme une république aristocratique par la nomination permanente. Ainsi verrouillée, structurée, construite, elle peut agir dans la durée en évitant le risque
d’oppositions néfastes. A partir de 1298, lorsque le doge Lorenzo Tiepolo est élu, les membres du conseil sont plus d’un millier et, à partir de 1323, la nomination devient héréditaire. Le 7
octobre 1571, la participation décisive des Vénitiens à la bataille de Lépante, infligeant une défaite aux Ottomans réputés invincibles, a un retentissement symbolique important sur les
mentalités de l’Occident chrétien. L’originalité de cette République est précisément qu’elle n’est pas absolue mais collégiale, et encore moins tyrannique ou totalitaire. Les Vénitiens surent
conserver durant dix siècles la paix à l’intérieur de leurs frontières, ce qui est aussi un cas unique. Alors que l’Occident et l’Europe connaissaient invasions, guerres féodales, guerres
religieuses, luttes de pouvoir et de successions, divisions, occupations, incertitudes et fragilité des Empires et Royaumes, Venise tenait tête et faisait face aux velléités et ambitions de ses
agresseurs. Elle sut protéger ses frontières, tirer partie de sa position géographique et stratégique, consciente de son ouverture sur la mer, elle acquit, par le choix d’une marine marchande et
de guerre, le respect et la puissance que lui assurait sa flotte. Sa devise n’était-t-elle pas : « cultiver la mer et laisser la terre en friche » ? C’est cette ouverture sur les mers qui va
lui assurer la prospérité et la rendre maîtresse de la Méditerranée.
L’Arsenal fut l’outil qui l’autorisera à réaliser les ambitions de son économie, au demeurant envisagée de façon moderne. Au XVIe siècle, quadruplant ses capacités, l’Arsenal comptera plus de
quinze mille charpentiers et ne cessera de réaliser des prouesses techniques depuis sa création en 1104 par le doge Ordelaf Falier. Flotte de guerre, mais aussi prodigieuse marine de commerce qui
assoit son hégémonie jusqu’aux contrées les plus lointaines. Innovatrice de l’export/import, elle cingle déjà sur la route des Indes et de la Chine. Libérale, dans le sens de liberté
d’entreprendre, elle est incontestablement moderne avant l’heure. Les fabuleux exploits et récits de Marco Polo attestent des liens établis avec les comptoirs de l’Extrême-Orient, alors qu’il
faudra attendre les I7e et I8e siècles pour que l’attrait du Nouveau Monde et les progrès des marines européennes permettent des aventures commerciales comparables sur l’Atlantique. Telles les
similaires compagnies des Indes, où les routes des épices et de la soie qui mettent en présence et concurrence Anglais, Espagnols, Hollandais et Français, les obligeant à des combats navals
afin de planter des petits drapeaux dans des colonies maintes fois défendues et reprises ou des comptoirs éphémères. Certes l’Empire britannique ( la perfide Albion) se taillera la part du lion,
mais le lion de St Marc peut sourire la patte posée sur les Evangiles ! Car les richesses engrangées ont produit d’incomparables merveilles. Du XIIIe au XVIe siècles, la République de Venise
avait déjà mis en oeuvre sur le plan financier le compte courant, la lettre de change, le crédit et le transfert de fonds. Cette puissance que confère l’argent serait incomplète si, bien avant le
siècle du roi soleil, les riches Vénitiens n’avaient su jouir que du charme et des avantages de leurs palais et de leurs fêtes. Mais, par chance, une part importante de leurs fortunes sera
investie dans l’Art et la beauté, tels qu’en témoignent les églises, musées, oeuvres d’architecture et de peintures que nous contemplons aujourd’hui encore avec un égal émerveillement. Legs
prodigieux d’une multitude de génies et de talents qui bâtirent ce patrimoine pour la postérité et fierté d’une communauté qui s’appliqua à offrir aux générations ce ravissement des sens et cette
élévation des esprits.
Certes nous savons que les civilisations sont mortelles, l’histoire est là pour nous le rappeler, aussi ne pouvait-il en être autrement pour Venise. Grandeur et décadence n’échappent pas à la
règle, la chute n’en fut que plus brutale. Elle se produisit à la fin du XVIIIe siècle comme on le sait, à la suite de circonstances et d’évènements
intérieurs et extérieurs. Venise sera touchée et n’échappera pas à l’ivresse des fête galantes, au vice qui corrompt une société, jusqu’alors préservée, lentement et sûrement, aux bouleversements
du monde et des mondes, aux idées nouvelles qui franchissent les frontières. L’Amérique, par exemple, qui imprime une nouvelle conception civilisatrice basée sur le principe de démocratie. Et
surtout l’Europe qui comprend que les centres d’intérêts commerciaux se sont déplacés. Les façades maritimes de l’Atlantique et de l’Atlantique nord vont saisir tout l’intérêt que propose à leur
discernement l’exploitation méthodique de ces richesses prometteuses d’avenir.
L’industrialisation n’est pas loin, un basculement des centres d’intérêt va ravir à la Méditerranée sa suprématie commerciale, appauvrissant ainsi les monopoles dont Venise jouissait depuis
plusieurs siècles. Pour ne rien arranger, Français et Autrichiens vont venir donner un coup de grâce à la Sérénissime. Napoléon, après le traité de Presbourg, s’empresse d’envahir Venise le
1er janvier 1806. S’ouvre alors une brèche définitive par laquelle s’engouffre la décadence inéluctable de la Cité des doges. Notre empereur jacobin s’appliquera à liquider couvents,
églises, monastères, ces derniers vendus ou détruits, allant jusqu’au pillage des oeuvres d’art, les chevaux de St Marc quitteront Venise pour Paris et ne seront restitués qu’en 1815. Puis
l’Autriche, prenant le relais jusqu’en 1866, sera incapable d’apporter un remède à sa proche voisine. Cependant, par un curieux clin d’oeil de l’histoire, après avoir fait chuter la République en
1797, la France se fera l’artisan du rattachement naturel de Venise à l’Italie. Un geste bénéfique pour les Vénitiens qui atténue les mauvais souvenirs que notre fougueux empereur avait laissés
dans les esprits. Sans compter les liens séculaires qui ont uni nos deux peuples. Deux peuples dont les artistes ont contribué tour à tour à leur magnificence réciproque. La greffe a pris pour
notre plus grand bonheur, si bien qu’aujourd’hui le tourisme mondial peut découvrir le témoignage d’un passé glorieux et impérissable. Et si l’on juge l’arbre à ses fruits, celui-ci fut fécond.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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