« Avant d’en venir au voyage de Mouri, aux pérégrinations du cachalot, à la marche des langoustes et des funambules, avant d’entonner l’hymne au mouvement, faisons un peu d’histoire. Que le lecteur me pardonne la longueur de ce prologue mais il nous faut oser une remontée dans le temps, si succincte soit-elle. »
Comme Steinbeck ou Faulkner plongeant dans les temps géologiques pour finir par parler des grandes plaines à blé et des passions des fermiers, ou comme les préfaciers de Kerouac glosant longuement, dans la nouvelle édition de Gallimard, sur la mise en perspective du tapuscrit déroulé par le beat américain, Ilya Boyachov doit justifier le déplacement.
Il le fait dans une sorte de récit quasi biblique où les poètes chinois rencontrent les savants confis de controverses sur l’intelligence des animaux, de l’oie devineresse au cachalot explorateur.
Mais après tout, il ne s’agit que d’un chat. Pas la peine de faire tant de bruit ou de sortir les chiens, ni même de le fouetter. Nous savons tous que ces égoïstes à poils sont capables de dialoguer avec les génies des lieux, arbres ou maisons, et les monades, commandeurs des anges de toutes les religions. Et qu’ils se foutent de la gueule des humains, ces marche à deux pattes.
Nous n’avions certainement pas perçu la guerre de Bosnie sous cet angle : « Grandiose spectacle que celui du ciel : partout s’élevaient les âmes des corps déchirés et fusillés. S’il s’agissait d’un chrétien, les anges enlevaient immédiatement son âme auréolée d’une vapeur bleutée et l’emportaient par-delà les nuages. Les musulmans se voyaient accueillis par des péris non moins éblouissantes. A la différence des anges, ces fées-là babillaient d’un ton léger. Pour autant, elles s’arrangeaient sans peine de chaque âme palpitante qu’elles soupesaient de leurs fines paumes de vierges. Tout était rigoureusement compartimenté. Les péris montaient aux cieux du côté du levant où l’aube se prélassait. Les anges dévoués aux orthodoxes et aux catholiques préféraient le ponant. Bref, le ciel non plus ne chômait pas. A quoi s’ajoutaient des volées entières de démons, leur tapage de guerre, leur grincement et claquement d’ailes. »
Et pourtant il ne s’agit pas d’une peinture sur le fronton d’une église de Roumanie ou de Serbie. Cela se pourrait. Non, simplement du rêve d’un chat et de son obstination.
Dans « Le voyage de Mouri » (2007 pour la version russe et 2010 pour la version française chez Gallimard), Boyachov, ce romancier de Saint-Pétersbourg qui n’a pas encore atteint la cinquantaine, décide de parcourir l’Europe, à pieds et dans la peau d’un félidé. Un félidé qui fuit dans la remorque de l’éternel juif errant dont les ancêtres venus d’Espagne ont toujours su que les environs de Sarajevo ne constitueraient jamais un lieu d’éternité. Un chat sans vergogne qui passera une partie de l’hiver dans un observatoire, au-dessus de Zagreb, en compagnie d’un astronome obstiné. L’Allemagne, la Pologne ne lui font pas peur. Il est une Via Regia a lui tout seul. Il aime tout autant les saucisses de l’Europe centrale que la viande kasher ! Il est une gastronomie européenne à lui tout seul. Et sur la diagonale qui l’amènera à Göteborg, le chou lituanien ou biélorusse, comme le poisson finnois lui seront un régal.
On pourrait paraphraser de nombreux pères de l’Europe : notre continent est en marche en effet et si les pèlerinages rejoignent les côtes de l’Ouest, tous les chats remontent vers le Nord-Est, tandis que les âmes montent au ciel et que les langoustes et les saumons disparaissent pour se reproduire.
Notre continent n’est pourtant pas plus fou que les autres, mais il a décidé de retrouver les chemins éternels.
Vous avez dit métaphore ? Non, plutôt un conte européen qui fait sans y toucher la part de notre monde profond. Avant Adam était le chat. Felix, felicis, félicité, « Felis silvestris » autant domestique, attaché au foyer, qu’errance sauvage. Après Adam et Eve, Caïn et Abel ont joué au chat et à la souris : le nomade et le sédentaire que tout oppose. Notre humanité est née dans l’opposition fondatrice et la Terre donnée au meurtrier, à l’Est d’Eden, est celle du vagabond.
« Comme j’ai aimé, tout au long d’une fatigante journée de route, seulement garder dans les oreilles la modulation du chant du monde, seulement voir le soleil monter, puis descendre sur la Terre, et les petits pas de l’homme, lointainement amicaux, inintelligibles, bouger sur elle, comme des fourmis. » (Julien Gracq).
Photo : Mariage à Vilnius