Ça n’est pas parce qu’on range sa valise (ce que je n’ai pas encore fait, à ma grande honte), que le voyage s’arrête ou s’évapore tel un mirage. Le mirage indien a la vie dure de toute façon. La preuve… ces remontées de souvenirs. Pas seulement les insolites – lorsque je courrais après les gazelles et les paons dans le désert du Thar – mais ceux, plus réalistes et plus précis, de mes conversations avec mon chauffeur, Ramdeep Singh. Sur nos différentes cultures. Et les « barbares » ne sont pas forcément celles que vous imaginez, même si elles sont terribles – allusion aux crimes d’honneur par exemple – Pour un indien, le crime d’honneur vaut mieux que divorces, remariages, imbroglio de familles recomposées, enfants sans père et j’en passe…
Je n’ai rien défendu, rien critiqué. Lorsque je suis plongée dans une autre culture, j’écoute. Pas de leçon à donner, de quel droit ? Et on a tellement vite blessé l’autre…mais toujours prête à tout entendre, sans rien renier de mes propres convictions. Convictions ébranlées parfois… la société occidentale est malade et décadente etc.. Mais la leur, si elle est rassurante et stable, est drôlement rigide et effrayante.
Une anecdote, de la bouche de Ramdeep me revient à la mémoire. Je lui faisais part de mon malaise à la vue d’enfants-mendiants, slalomant dangereusement entre les voitures dans les embouteillages monstres causés par la mousson dans la capitale (pas d’évacuations), ou dans ceux du Rajasthan, où un âne, une vache, un dromadaire, deux vélos, une pétoire et cinq voitures occasionnent des bouchons inextricables.
Ces enfants… cheveux ébouriffés, regards intenses qui vous chavirent, lèvres qui psalmodient inlassablement la même litanie incompréhensible mais évidente de demande d’argent… ces enfants qui, lorsque les voitures sont à l’arrêt, se faufilent entre elles, frappent rageusement aux vitres et ne s’écartent même pas lorsque celle-ci redémarrent, et qui vous poursuivent, au risque de se faire écraser… ces enfants…
Je tentais donc d’expliquer mon malaise au chauffeur goguenard… Vieille ritournelle d’occidentale qui se paye des états d’âme devant la misère du monde, qui se sent coupable de ne pas donner, ou coupable de donner et d’occasionner une bagarre monstre… Vieille histoire.
Ramdeep n’effaçait pas mon malaise, mais l’allégeait d’une certaine façon, en me racontant l’anecdote suivante :
– « Savez-vous combien de fois le feu passe du rouge au vert (ou vice-versa) dans une journée » ?
J’avouais mon ignorance.
– « Approximativement 1200 fois » me répondait-il. « En supposant qu’à chacun de ces passages, les mendiants n’obtiennent qu’une seule roupie, ou même une demi roupie (0,1 centime), à la fin de la journée, ils gagnent plus que moi.
Faites le calcul… le salaire mensuel moyen en Inde est d’environ 3000 roupies (56 euros environ).
Je n’ai pas photographié ces enfants-mendiants de la rue… en revanche, mes différents guides m’ont amenée vers des campements de « low cast », ceux du plus bas de l’échelle du système indien. Ils n’ont pas de toit, vivent comme des nomades, de villes ou en villes, sous des tentes. A ceux-là, j’ai pu parler à l’aide d’un interprète, je n’ai donc pas eu honte de les photographier, avec leur accord.
Pourtant le jour de mon départ de Delhi, en parcourant lentement et en rickshaw, une des avenues éventrées de la capitale, j’étais frappée par un visage, une silhouette de femme cassant des cailloux sur le trottoir. Elle m’a souri. Je lui ai fait un signe de la main. Beaucoup plus tard, je suis revenue sur mes pas. Elle m’a reconnue. M’a montrée ses enfants sur le trottoir, à deux pas d’elle. Je lui ai demandé si elle avait un mari…
Elle m’a montré le ciel.
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