Pourquoi voyager ? Quelles motivations nous poussent à passer des heures inconfortables en avion, en bus, en train ? Pour moi je répondrais : pour aller à la rencontre des rêves et des désirs que des écrivains ont – grâce à la magie de leurs mots – fait pousser dans mon imaginaire.. Pour aller à la découverte de « mots magnifiques », ceux dont parlait Joseph Kessel : Samarkande, Montevideo, Borobudur.
Qui suis-je? Pour moi le monde est comme une ouverture d’opéra avec ses pays qui sentent les épices (Sumatra, Bornéo, Sulawesi), ses villes « aux noms magnifiques » comme disait Joseph Kessel, même si je ne suis pas allée à Samarkand.
J’ai d’abord voyagé pour m’évader. D’île en île (Bali Tahiti Pâques), de continent en continent… Et puis à force d’aller à l’est, toujours plus à l’est, j’ai rejoint l’ouest et fait le tour du monde. (« Trop loin à l’est, c’est l’Ouest » a dit Laozi)
Voyageuse solitaire, appareil photos autour du cou, carnet de notes en poche, j’arpente ce monde avec curiosité, naïveté parfois, gourmandise toujours… et un brin d’esprit critique.
Le monde comme un opéra ou un livre d’images ? Le monde comme un sublime livre d’Histoire et d’histoires.
Voyager sans boussole, sans être déboussolée et surtout, sans se laisser déboussoler
« Quand tu vas vers le sud, souviens-toi du nord. Quand tu vas ver l’ouest, souviens-toi de l’est”… adage qui veut sûrement dire « N’oublie jamais d’où tu viens »
Un adage qui éveille en moi d’autres expressions populaires, comme « Etre à l’Ouest », très utilisée chez les jeunes aujourd’hui et qui veut dire « Etre déconnecté du réel ». D’où vient cette expression ? Il parait qu’elle serait anglaise et daterait de la première guerre mondiale. « Go to West » : mourir ou être tué
Je ne suis pas souvent “à l’ouest”, trop capricorne pour ça. Est-ce que j’en perds le nord pour autant ? (Moi qui vient précisément du nord ?) Sûrement pas. Quant à « Perdre le Nord », ce serait une expression française du XVIè siècle qui traduirait la désorientation, l’aiguille de la boussole indiquant toujours le nord, car aimanté par lui où que l’on soit.
Bizarrement, ces 2 expressions expriment une forme de déraison, de perte de repères, de perte de contrôle ou de sens des réalités. Mon repère à moi c’est l’Est. Définitivement.
La seule fois où je suis allée délibérément à l’ouest (New York), ce fut pour y rencontrer un moine birman ayant participé à la « Révolution Safran » de 2008, poursuivi par la Tatmadaw, (la junte birmane) et ayant trouvé l’asile politique aux US.
Je suis aussi allée en Amérique du Sud (Argentine, Chili, Brésil) mais c’était au cours d’un tour du monde à l’est toute, donc.
Souvenir qui m’évoque une pensée de Lao Tseu : « A l’est de l’Est :l’Ouest » (l’inverse étant valable également).
Le soleil se levant à l’Est, ce point cardinal serait donc “lumière” (C’est le matin qu’ont lieu les rites propitiatoires à Bali), et se couchant à l’Ouest, ce point évoquerait nuit et ténèbres (C’est aussi à l’Ouest que se pratiquent les rites funéraires Balinais)
Ma boussole ou mon aimant à moi ne sont donc ni le Nord ni l’Ouest, mais l’Est.
Vers l’Est je partirai encore donc, et pourquoi pas sur les pas supposés de Rimbaud à Java ? (lire « Rimbaud à Java, the lost voyage » de l’érudit américain Jamie James.) Rimbaud se serait enrôlé – pour l’argent – dans l’armée coloniale hollandaise en 1876. Et s’il n’a rien écrit sur Java, c’est qu’il aurait pratiquement tout de suite déserté pour se cacher dans la jungle, il aurait donc pu se faire arrêter… Excitant de mettre ses pas à Batavia, nom de l’ancienne capitale Jakarta, où Rimbaud accosta, puis à Salatiga, un village de Java Central au pied du volcan Merlabu où aurait vécu un temps le poète.
Sans boussole je pars, mais pas sans repères. Comprenez la différence.
Serais-je allée au Laos et au Vietnam sans l’aventurier contrebandier qu’était Jean Hougron ? Sans sa façon de décrire la femme laotienne avec ses « baw » (sabaï di baw ? man baw ?), et ses mots sublimes pour dépeindre les gracieuses vietnamiennes en ao daï sur leur bicyclette dans une Saigon qui depuis a changé de nom ? Serais-je allée à Singaraja sans le regard brûlant et éternellement amoureux de Muriel Cerf soulevant le voile sur ses amants magnifiques : riche marchand chinois de Singapour, prince bhoutanais, artiste javanais… ses amoureux plus mystérieux que les bouddhas d’Angkor ? plus beau que les dieux de l’olympe hindou ? Et à propos d’Angkor, y serais-je allée sans ce génial pilleur qu’était Malraux ?
Pas de Chine sans Lucien Bodard au regard de fils de consul né à Chongqing, sans Pearl Buck et sa « terre chinoise », sans Han Suyin et son « Multiple splendeur ». Donc emmener ses rêves dans ses bagages, pour les confronter à la réalité. Décevante ou magnifiée, qu’importe.
Pour la Thaïlande aucun livre ni auteur n’ont fait pousser de rêves dans mon imaginaire. Mais une mélodie et des mots évocateurs : Gérard Manset et son « Royaume de Siam ». Alors suis partie au Siam, même si le pays s’appelait déjà depuis longtemps Thailande. Mais des images d’une douceur et d’une capiteuse sensualité : Emmanuelle avec la naïveté de Sylvia Kristel. Un film avec ses klongs langoureux transformés depuis en avenue de béton.
Voyageuse manipulée je suis : par la magie des mots, les images et photos d’artistes, jamais par les clichés des agences de voyages. Par la musique du flamenco, ou la voix d’Amalia Rodriguez… il a bien fallu commencer par l’Europe avant de me perdre sur les chemins d’Asie.
Depuis je voyage pour lire le monde tel qu’il se livre, se dérobe, ou se cache, tel qu’il se refuse à moi. Surtout celui-là. Et même si j’ai écrit « LA OU S’ARRETENT LES FRONTIERES »* il est toujours question de frontières lorsqu’on voyage. Elles sont aussi réelles et nécessaires que les « interdits », car ils sont faits pour être transgressés, franchis, dépassés, moqués, « pied-de-nezilés », défiés.
C’est l’imaginaire et les frontières qui font du monde une « attraction », pas dans le sens de parc à la Disney ! Dans le sens d’attractif, d’attirance, d’envie, d’invitation.
- Editions de la Fremillerie.
La vie aussi est voyageuse
Ecrire c’est arpenter des univers, ceux que l’on connaît déjà et, de façon plus excitante, ceux qu’on ne connaît pas encore et dans lequel on va se lancer. Challenge ! On ne peut en ressortir qu’enrichi.
Avec « La vie aussi est voyageuse » (à paraître), j’ai arpenté l’univers d’un astrophysicien, j’en ai appris un peu plus sur les étoiles et les trous noirs. J’ai aussi parcouru les terres d’Isan avec Amata à la recherche de sa mère biologique, là, j’étais en terrain connu parce que ma fille adoptive est de cette région et que j’y ai enseigné pendant 4 ans.
Mais cette histoire est terminée, elle est maintenant entre les mains de mon agent et des éditeurs, alors » aléa jacta est » !
Je me sens un peu orpheline de personnages qui m’ont accompagnée tout au long de l’écriture de ces 3 romans, j’en ai pourtant fini avec cette trilogie qui se déroulait en grande partie en Thaïlande. Je me rends compte à présent, que ces romans décrivaient une quête : celle d’un demi-frère Karen, pour « Théâtre d’ombres« , celle d’un amour ayant perdu la mémoire dans les montagnes birmanes pour « Là où s’arrêtent les frontières », et celle de la mère biologique dans « La vie aussi est voyageuse ». Ce n’était pas voulu, j’en fais le constat après ces 4 années d’écriture. Mes 3 « opus » (comme disait un illettré prétentieux) étaient des remontées dans le temps, aux origines, ou dans la mémoire, ils se referment sur la Thaïlande, du moins pour l’essentiel, ainsi en ai-je décidé.
Ecrire me manque, alors je me suis mise à la recherche d’un sujet loin des précédents. Pour le terreau inconnu, ce sera sûrement 2 univers qui vont se rencontrer, et l’un détruira probablement l’autre. Celui de la blonde Camille, linguiste, chercheuse au CNRS et traductrice de langues asiatiques à ses heures (une façon de ne pas oublier la Thaïlande, car Camille parle thaï et mandarin) et celui de la jeune et brune Floriane, beauté étrange autant que désarmante mais manipulatrice perverse. L’une est intellectuelle. Elle a le don des langues et pense qu’il faut lire plus d’une langue pour « déconstruire les fausses idoles » (Georges Steiner). Erudite mais naïve. L’autre, plus jeune, est une pyromane des sentiments qu’elle fait naître avec un don de manipulatrice monstrueuse. Sans quasiment user de mot. « L’une parle, enseigne et écrit, l’autre se tait. », là se trouvera certainement la trame de ce prochain roman. La mort – accidentelle ou pas – sera au rendez-vous. Fatale, inévitable.
En attendant je me plonge dans les études sur la perversité, le harcèlement moral, sur les travaux de Claude Hagège et de Chomsky et sur l’œuvre de Georges Steiner, philosophe du sens. Avec mes petits carnets de notes toujours à portée de main. Petit carnet qui va devenir ma bible, ma thora.
Et c’est fou, dès l’instant où la pensée s’organise autour d’une idée, j’ai l’impression que « tout vient à moi », que « tout est signe » : la conversation avec mon ami japonais au petit déj , un article dans libé, un livre qui me fait des clins d’oeil dans la librairie « L’œil écoute » où je passe quasiment chaque jour… Et bien sûr l’excitation d’écrire à nouveau.
Se décentrer
« Quand tu aimes, il faut partir » écrivait Blaise Cendrars ( il avait choisi « cendres » comme le phénix qui renaît toujours de ses cendres). Plus tard, il écrivit encore, « Quand tu aimes il faut rester ».
Rester, partir, aller, revenir, « paï paï maa maa » (aller, aller, venir, venir) comme disent les thaïs.
Dans ces entre-d ’eux, dans ces mouvements, entre partir, revenir et surtout si on reste… c’est bien nous-mêmes que nous emmenons dans nos bagages avec notre balluchon culturel, nos idées toutes faites, nos illusions mais aussi notre envie de dépaysement (se défaire de son pays), pour découvrir, s’enrichir. Je suppose qu’il y a autant de façons de voyager qu’il y a de voyageurs. J’exclue bien sûr ceux qui voyagent pour juste pouvoir dire « j’ai fait…tel ou tel pays » Non, on ne « fait » pas un pays, c’est lui qui vous fait… ou vous défait pour paraphraser je ne sais plus qui.
avec ma fille au Sénégal
J’aime les voyageurs silencieux, ceux qui s’imprègnent des lieux, c’est pourquoi j’ai horreur des groupes. J’essaie donc, dans la mesure du possible, de voyager seule, à St-Malo ou à Rio, afin d’exercer mon regard sur le monde autour de moi.
Cendrars aimait « bourlinguer », pour découvrir le vaste monde dont il avait senti, qu’il ne serait plus vaste très longtemps, mais pas seulement, pour lui bourlinguer, c’était se décentrer.
C’est ce mot que je retiens. Se décentrer, perdre son pôle nord, son étoile, ses repères, sans forcément en adopter d’autres, un mimétisme qui serait parfaitement superficiel ou ridicule. Se décentrer pour bousculer ses propres neurones.
Si on me demandait par exemple, à cet instant précis où j’écris, ce que j’observe autour de moi (que je n’aurais pas remarqué si j’avais partagé mon petit déjeuner avec quelqu’un), je dirais :
« Un couple d’américains et leurs deux enfants, blonds comme les blés et à l’accent new yorkais viennent de s’installer en face de moi. A côté d’eux, une table de chinois. Ils s’esbaudissent devant les enfants super mignons. La maman américaine, qui a appris phonétiquement à dire « hello » en thaï : « sawasdee kha », (en fait elle dit quelque chose comme « sadika »), force son petit garçon à joindre les deux mains dans un « waï » plus ou moins thaï afin de répondre aux sourires des chinois. Ceux-ci, amusés, rient à gorge déployée. L’américaine est déconcertée, choquée même, elle a pris les chinois pour des thaïs. Confusion. (non, les chinois ne font pas le waï)
Voyager c’est aussi ça, accepter d’être observé, tout comme on observe. Se sentir passager clandestin. Ne pas avoir d’idées préconçues et pourtant observer les règles… donc les connaître. Ne pas se renier sans pour autant « singer », se laisser déconcerter sans être déconcertant. Découvrir les autres sans se perdre soi-même. Être ébloui sans s’aveugler. Garder une âme d’explorateur des petites choses, de ces subtilités qui, avec le tourisme de masse, risquent de disparaître. Aimer ce qui est « autre » sans pour autant douter de soi. Se laisser imprégner d’une autre culture sans abandonner la sienne. Etre fasciné par les temples en ruines sans oublier ses cathédrales.
Il y a quelques années « passeport » en thaï se disait : nangseu deun thang (หนังสือเดินทาง) : livre-marcher-chemin. Aujourd’hui, le mot anglais a pris le pas, et les thaïs disent « pa sse port »
Quand on me demande ce que j’écris, je réponds : des romans… « niyaay reuang ko hok » Littéralement : » à propos de mensonges »… Voyager c’est vraiment se décentrer.
Contradictions visibles et dérangeantes
Se faire tout petit, humble, être invisible, presque transparent tant l’impression d’être « voyeur » vous submerge. Pas facile. Alors rester immobile. Quelque part. N’ importe où mais à l’ombre. Parce qu’il fait très chaud. Et laisser passer le flot des passants qui vivent leur vie de tous les jours, leur vie de ce dimanche. Odeurs acres un peu écœurantes. Qui sommes-nous, nouveaux envahisseurs de la planète avec nos appareils photos qui avons les moyens – même si de plus en plus modestes en général – d’être curieux. C’est un luxe d’être curieux. Et curieuse je le suis, quitte à contredire quelques principes cités plus haut. Sur l’invisibilité nécessaire.
Le Myanmar ? Le pays où les vieux routards ne se sentent pas vieux, car rien n’a changé depuis les années 70. Depuis mes années vagabondes, lorsque trop vite éblouie je déboulais de Malaisie à Sumatra, de Singapour à Bornéo. Lac Toba ? Pollué. Red light district de Singapour ? Centre d’affaires. Klongs pour languissante Emmanuelle ? Du béton, du béton, du béton aujourd’hui.
La Birmanie ou le Myanmar, J’ai du mal à m’y faire. La capitale Rangoon ou Yangon ? Non, Naypidaw… pour l’élite gouvernante.
Et en parlant d’élite… je ne sais pas si j’aime les extrêmes mais j’aime me promener aux antipodes de ce spectre parce que « moyen » ici ?? . Elite oui, adeptes du buffet du « Traders Hotel » le dimanche. Elite en longyi, élite bedonnante, traditionnelle dans le costume, conservatrice et dans son bon droit dans l’exercice de son pouvoir, de sa suprématie. Elle est chez elle dans ce restaurant où elle domine en nombre et pas mixte du tout ou alors chinoise-birmane. Pas farang birmane. Il n’y’a pas d’égout dehors, mais ici le vin coule à flot, en tout cas à volonté. ! 17 dollars pour un repas. Quel est le salaire moyen d’un birman ? Mon hôtel, lui, est moyen, « Panorama » si l’on considère que la vue sur une autoroute et un parking sont panoramiques. Moyen en prix… mais là encore ca dépend pour qui. De 37 à 80 dollars en quelques semaines. Ce matin au petit déjeuner j’y entends parler une langue qui n’est ni du chinois ni du thaï, mais un mélange des deux… du yunnanais peut-être, terre des ancêtres des thaïs ?
Discrète je me fais ici aussi, au « Traders » (ben oui, dans le lobby seul endroit où j’ai enfin trouvé la possibilité d’utiliser mon ordi, à condition de consommer pour 5 dollars mini…) Je n’y suis pas plus à l’aise que dans les tea-shop de la rue, assise au ras du sol, dans les détritus aux odeurs acres de pourriture et d’urine, et d’éclats de crachats rouges de bétel. C’est peut-être ça qui éblouit le touriste moyen… cette pauvreté souriante, cette admiration pour ce qui n’existe plus ailleurs et qu’au fond on regrette consciemment ou non, La Birmanie pauvre et souriante. La Birmanie authentique en train de se faire acheter par les magnats de la planète avides d’étendre leur business aux revenus sans limite.
Chacun de mes pas dans la rue est une victoire sur un trou évité, une plaque mal scellée sur laquelle je manque m’étaler… Est-ce que les élites sourient au « Traders » ? Elles rigolent en famille, c’est dimanche. Sur des tables rondes et chinoises par leur capacité à recevoir 6,8 12 personnes.
Sur mon chemin, une église décrépie, délabrée, comme tout le reste. Des enfants jouent sous le portique. Spontanément on vient me parler, j’ai l’œil inquisiteur. La majorité des participants à l’office chrétien sont de l’ethnie Chin. Les officiants chantent, clament joyeusement, sont applaudis, apprennent à chanter « Amen » à la foule compacte et attentive après le « Ite Misa Est ». Ça marche. Non, seulement ça marche, mais ces « amen » sont harmonieux. Des paniers circulent. De l’argent pour les pauvres. Quoi ! Il y a encore plus pauvre ! Ca me plaît de jouer les candides, je les ai vus dans la rue cette nuit les plus pauvres.
Un money-changeur me piste. « Tu as des dollars, des euros ? » « Pas maintenant, mais c’est combien le change ? » « 850 kyats pour 1 dollar » L’agence hier soir m’a fait 810 le dollar. Il insiste, je répète « Pas encore, plus tard » « Tu veux combien ? 875 ? Dis ton chiffre »
Au « Traders » on ne paye pas en kyats mais en dollars, Directement sinon faudrait des liasses. Pays double. Pays trouble. Moi aussi je me sens double et troublée. Et je n’ai pas pour le Myanmar les yeux de Chimène pour Rodrigue, mon œil s’est trop exercé ailleurs pour ne voir que l’exotisme sympa de ce pays. J’aime de moins en moins le mot. « Habitants charmants » décrivent les guides. Qu’est-ce que ça veut dire au juste « charmant » ? Habitants habitués à supporter, à laisser couler parce que à quoi bon se battre ? Jusqu’à ce que les marchands du monde délocalisent leurs usines de Chine et les rapatrient ici où les salaires seront sûrement moins élevés que ceux des chinois qui commencent à « réclamer ». Ils seront plus heureux alors ?
Je ne sais plus si j’ai bien fait de venir, car je ne me sens pas touriste et pourtant j’en suis une. Je ne me veux pas voyeuse et pourtant je le suis. Je n’ai pas de rôle journalistique mais je joue la reporter. Je me sens libre dans un pays qui va devoir apprendre à l’être mais qui se fera bouffer par les prospecteurs en tout genre et le tourisme de masse et son rouleau compresseur persuade qu’il détient la vérité multiculturelle et son droit à tout dire. Du moins le croit-il, Jusqu’à ce que d’autres ogres imposent d’autres lois, d’autres interdits. Nous nous croyons des maitres. Nous ne sommes que les esclaves de nos besoins,
Dans 10 ans, dans 20 ans, les birmans s’achèteront des voitures mais on aura pillé leur pétrole,
Ouah ! l’effet Myanmar, ce n’est pas tout le monde il est beau et gentil, ou le pays le plus souriant de la planète. J’ai entendu des rires qui se terminaient en ricanements désespérés, ou en fêlures proches de la folie. C’est une remise en question de mes valeurs, de la vacuité de la vie matérielle, de la nécessite d’autre chose, mais quoi ?
Là-dessus je m’en vais faire quelques offrandes à la pagode. Ça ne me réconciliera pas avec le Lord Jésus des Chin, mais ça apaisera tous mes questionnements, Provisoirement. Peut-être pas la Shwedagon, mais la Sule. « Kyaik atnok » (qui content un cheveu de bouddha), à 500 mètres de mon panoramique hotel. Pagode-borne à partir de laquelle sont calculées toutes les adresses du quartier nord. Et pour moi ? Besoin de point de repère également et sans doute aussi d’une borne.
« Oh mon pays comme je t’aime »
Si je n’étais que cette voyageuse voleuse d’images, quel intérêt pour moi et surtout pour ceux qui me lisent ? Chaque voyage est une rencontre, l’occasion de créer des liens et surtout matière à réflexion sur un petit bout de planète que j’observe à travers l’œil de ma caméra.
Je prends souvent le temps de revenir sur mes pas, de retourner dans les villages tranquilles de montagnes, ceux que je visite avec la complicité de mon « guide-ami-fils-étudiant » An Sarot. Nous en avons parcouru du chemin ensemble depuis plus de 8 ans… C’est dire ma fidélité à ceux que j’aime. C’est avec lui que j’assistais au mariage Karen il y a 3 jours car il connait bien la montagne et les communautés Karen (Il est guide – Mae Sariang tours.) Donc mariage sans mon « chéri » qui savoure la tranquillite de Mae Sariang. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas la même curiosité que moi pour les ethnies de montagnes et cette mise à l’écart est autant son choix que le mien. Je me méfie de ses excès de « thaïness » et de ses leçons données à ceux qui viennent d’ailleurs (farang aussi bien que réfugié). Critique de ma part ? Sûrement, mais « pas que »…
Les leçons de savoir vivre, de « comportements polis », de respect des convenances sont parfois nécessaires, « krengjaï » n’est pas un vain mot en thaï…Mon « chéri » a en lui cette force agaçante, ce sentiment de suprématie de la culture thaïe (bien assimilée car son grand-père était chinois), suprématie sur tous les « sauvages » (ceux de la jungle et tous les autres pays, fussent-ils les plus modernes !). La « thaïness » de mon ami m’agace autant que je l’admire. Sa fierté d’être thaï et d’avoir cette culture imprégnée au plus profond de lui-même au point d’avoir la vue courte, fait de lui ce personnage insupportable et adorable, humble et supérieur à la fois et la représentation absolue d’une réalité à laquelle je suis confrontée – ici et ailleurs – de ce qui est définitivement complexe. Tout comme chaque être humain. Comme chaque situation. L’inverse me ferait si peur que je prendrais de suite mes jambes à mon cou. Sans doute parce que je le suis moi-même aussi.
Complexe.
Mon « chéri » (définitivement avec des guillemets) est la représentation la plus conservatrice, légère, courageuse, obtuse de la culture thaïe avec son côté nationaliste mêlé à sa fière et douce philosophie du « maï pen rai ». De quoi alimenter nos joyeuses querelles, lesquelles font de nous un vrai couple (« khou kan » en thaï. Khou c’est « couple », kan c’est le sens de la réciprocité)). Il n’est pas soumis à ma dictature de « farang », et en tant qu’homme thaï (qui se prétend « libre » comme le voudrait la traduction), il est aussi libre de partir.
Bref, après le mariage Karen, nous sommes partis – ensemble cette fois – en direction de Khun Yuam, un endroit un peu magique entre Maee La Noï et Mae Hong Son. Chaque année, pendant environ 2 semaines, la montagne se recouvre de petites fleurs jaunes appelées « dawk bua thong » « lotus dorés », en fait des petites fleurs d’origine mexicaine qui étalent généreusement leur or sur
les massifs proches de la frontière birmane.
Par centaines durant les weekends, voitures et motos grosses cylindrées, déboulent de Bangkok et d’ailleurs. Les thaïs sont très friands de ce genre de spectacle qu’offre la nature. Les pickups sont bourrés à bloc, avec famille, amis, nourriture et tout ce qui peut photographier : tablettes, appareils portables,. En nous doublant, je les entends hurler leur plaisir à la découverte du premier massif recouvert d’or.
Et, dans l’air frais du matin, ils lancent, éblouis, à la photographe que je suis un : « you love Thaïland ? » péremptoire, qui n’admettrait aucune contestation. Exclamations d’amour pour leur pays si beau et si multiple, avec autant de zones d’ombre que de zones étincelantes. L’un n’existe jamais sans l’autre. Là, les cris d’amour fusent, enthousiastes, chaleureux, définitifs. « Oh mon pays comme je t’aime, » ! Je l’aime aussi, comme mon « chéri », avec des orages, des colères, des coups de gueule et des émerveillements.
Connaissez-vous des français aussi amoureux de leur pays ? A part Claude Nougaro qui chantait si bien « Oh mon « pays », Oh Toulouse »
« L’Orient pour s’orienter »
A l’école on nous apprend les 4 points cardinaux : nord/sud, est/ouest, mais savons-nous qu’en Orient extrême il y en a 5 : nord/sud, est/ouest, le cinquième étant au centre ?
A l’ouest, nous accordons de l’importance aux extrêmes, point de départ et point d’arrivée. D’où solitude et individualisme. A l’est, le point central est une sorte de cœur qui relie les autres points, d’où recours à la famille, à la communauté.
… informations recueillies au fil de mes lectures mais surtout au fil de mes voyages en Asie. Déductions vérifiables quasiment partout : en Thaïlande, au Laos, au Cambodge, en Indonésie, où famille et communauté sont – non seulement au cœur des événements familiaux – mais sont le cœur de la vie.
A l’ouest, univers linéaire, avec début et fin, naissance et mort. Point final.
A l’est, univers concentrique basé sur les cycles, c’est pourquoi la mort n’est jamais triste. La vie est recommencement.
A l’ouest, la vérité est une et indivisible même si on la discute et la conteste.
A l’est, la vérité est variable et relative, en fonction du lieu et du moment.
… ce qui fait dire à beaucoup de visiteurs-touristes : « en Asie difficile de faire confiance, les gens sont hypocrites, ils ne sont pas fiables » … mais nous arrive-t-il de penser que c’est nous qui leur faisons peur avec nos vérités assénées, nos certitudes définitives ?
Dans le contexte de l’occident, la mort est fin : l’inverse de la vie. Elle fait peur, on l’éloigne, on l’ignore, on l’occulte, on la cache. En Asie, la mort est passage, l’inverse de la naissance, d’où vénération et funérailles – ou crémations – partagées par le plus grand nombre.
J’ai souvent été « invitée » à ces cérémonies : Dans les villages Toraja de Sulawesi, chez les Karen de Thaïlande, chez les Batak du lac Toba à Sumatra.
Danser autour d’un cercueil choquerait sans doute tout français, pourtant je l’ai fait – j’y étais d’ailleurs priée – au son de l’orchestre loué pour l’occasion, lors de funérailles sur l’île de Samosir au milieu du lac Toba à Sumatra.
Lors de fêtes franchouillardes on a coutume de dire « plus on est de fous, plus on rit », chez les Batak, ils disent : « plus il y a de monde autour du défunt plus on est heureux de lui dire au revoir. Etrangers bienvenus ». Impressions confirmées par les écrits de l’anthropologue américaine Kathleen M.Adams (« Everyday life in South-east Asia ») :
« Des funérailles réussies sont celles qui, non seulement attirent beaucoup d’invités étrangers, mais procurent nombre de documents écrits et audio » (that’s what I – modestly – do with my photos)
Dans la prochaine valise que je prépare mentalement pour le pays Sundanais, des livres – plus indispensables que les maillots de bains – avec sans doute « Un barbare en Asie » d’Henri Michaux, lui qui écrivait si justement : « L’ORIENT POUR S’ORIENTER »
Qui est l’auteur?
Je m’appelle Michèle Jullian. J’aime les voyages, la photographie, l’écriture.
Voyager ce n’est pas seulement prendre l’avion ou parcourir la planète, c’est aussi voyager dans les livres, les deux étant l’idéal. Chaque voyage comporte sa part de découvertes et de déconvenues, lesquelles deviennent expériences, à partager ou pas. Voyager est une aventure de chaque instant. Mes repères sont en France et en Thaïlande où je réside « on and off ». J’ai écrit un roman « théâtre d’ombres » qui a pour décor la Malaisie et la Thaïlande …
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