J’avais eu l’occasion de traverser Wiesbaden il y a quelques années pour rencontrer des enseignants dont les établissements secondaires étaient jumelés à ceux de Terrasson en Périgord. La collaboration entre des établissements français, allemands, belges et anglais sur la trace de Poliphile et de l’Europe des jardins avait été fabuleuse. Cette fois, il s’agissait de la réunion des maires ou des élus de onze villes thermales qui cherchent ensemble à ce que leurs villes soient inscrites toutes en même temps sur la Liste du Patrimoine mondial.
J’ai découvert de ce fait une capitale régionale en pleine expansion qui terminait ses vacances par une sorte de grande kermesse qui s’est tenue entre la cathédrale et le Palais de la Région, chaque soir pendant un peu plus d’une semaine. Il faut dire que j’avais oublié que le vignoble qui m’est devenu familier en Alsace et sur les bords de la Moselle et qui se trouve plutôt accroché sur les contreforts ensoleillés des collines ou des anciens volcans, s’étend aussi sur les rives du Rhin et dans les plaines alluviales qu’il a façonnées.
Il est bien vrai que j’aurais dû m’y rendre en bateau, plutôt que de serpenter par le train en changeant à Karsruhe, à Mannheim et à Mayence. Mais dans cette fin de semaine caniculaire où les gares ressemblaient à des serres tropicales, la Hesse se donnait à bon compte un air de Toscane. Dix journées, cinq cent mille personnes, une demi-bouteille par personne, soit deux cent cinquante mille bouteilles. Je pense qu’il faut multiplier ce chiffre au moins par deux car entre deux saucisses grillées accompagnées de pommes de terre à la crème, il faut varier les plaisirs. C’est vrai que l’on pratique aussi le « Spritz » en coupant le vin blanc avec de l’eau gazeuse, comme dans l’empire austro-hongrois et en Vénétie. Au fond, je comprends pourquoi ce vin ne s’exporte pas trop. La consommation domestique reste prioritaire. De toute manière j’en ai trop bu.
Si j’ai participé très sagement à cette réunion, c’est que je voulais mieux comprendre les fondements culturels et les critères de valeur universelle qui réunissaient un certain nombre de villes européennes sur le fait d’avoir joué un rôle essentiel en inventant le thermalisme moderne et en mettant en place de ce fait un modèle original qui affecte aussi bien dans la structure urbaine, l’invention architecturale de typologies particulières au jeu et à la représentation, que l’organisation même de l’échange social.
Mais je voulais en profiter pour vérifier, ici comme à Spa ou à Bath, à Vichy et à Montecatini Terme, combien cet ordre social qui se mettait en place saison après saison, permettait de briser des barrières, ou plutôt, ce serait mieux dire, de créer une sorte de bulle spatio-temporelle dans laquelle le caractère formel de la distribution du temps s’accompagnait du caractère informel des discussions entre des mondes qui ne se rencontraient pas ordinairement : le monde du pouvoir régalien, celui du pouvoir politique et celui de la création.
Cette idée dépasse bien entendu les onze villes présentes et concerne une bonne centaine de stations qui partagent d’ailleurs certains de ces caractères avec les stations balnéaires et les stations de sport d’hiver les plus anciennes.
Théâtre de Wiesbaden
Dans sa présentation, la ville met en avant la présence de Brahms et de Wagner, de Dostoïevski et d’Alexej Jawlensky. Si le nom de l’expressionniste russe qui est mort à Wiesbaden est revenu me frapper de plein fouet avec une série d’œuvres magnifiques qui font partie, à côté de celle de Kirchner, des collections permanentes du musée et complètent toutes celles qui sont réunies à la Fondation Gianada, celui de George Maciunas m’a encore plus surpris. C’était oublier que Wiesbaden a joué un rôle essentiel dans le mouvement Fluxus auquel l’artiste d’origine lituanienne a donné son nom et que la ville continue à jouer ce rôle cette année par l’organisation d’une série de manifestations qui visent à célébrer les cinquante ans du premier concert Fluxus de septembre 1962, le Fluxus Internationale Festspiele neuester Musik.
Dick Higgins, Danger Music No.2, 1962. Performance at Fluxus Internationale Festspiele Neuester Musik, Wiesbaden 1962. Photograph by Hartmut Rekort, Archiv Sohm
Une célébration avait déjà eu lieu il y a dix ans, le 21 septembre 2002 avec une Flux Messe en mémoire de Maciunas, un événement vis-à-vis duquel la performance des Pussy Riot ressemble à une farce de collégiens en goguette.
Une liste d’artistes impressionnants, tous enclins à travailler avec des matériaux inusités, à mettre en scène leur propre corps, à utiliser tous les collages possibles, à intégrer la musique comme la danse, l’humour potache, la provocation, comme le détournement de tous les pouvoirs et à inclure le public dans leurs œuvres comprend, outre John Cage, Joseph Beuys, Nam June Paik, Robert Filliou, Yoko Ono, Dick Higgins, Wolf Vostell, Charlotte Moorman, Bazon Brock, Henry Flynt, George Brecht, Marcel Alocco (un ami), Serge Oldenbourg (dit Serge III), Ben Vautier (un autre ami), Ben Patterson, Geoffrey Hendricks, Charles Dreyfus, Eric Andersen, Jean Dupuy, Daniel Spoerri qui aimerait tant que la Roumanie lui accorde enfin une rétrospective et Vytautas Landsbergis dont on connaît le rôle politique pour la libération de la Lituanie et que j’ai eu le plaisir de rencontrer à Strasbourg quand il était encore au pouvoir.
Die Flux Messe mit heilige Fluxus Prozession
Parmi tous ces noms, j’avais demandé à Bazon Brock (de son vrai nom Johannes Hermann Brock) de venir à Luxembourg en 1996 pour parler du « retour aux sources » que pouvaient constituer les itinéraires culturels. « Nous ne pouvons fixer nos repères qu’en fonction de notre futur ou de celui de notre communauté et lorsque nous avons pris conscience que le futur est constitué de passés révolus. Les hommes ont, de tout temps, cherché à tirer profit des leçons du passé pour mener à bien de nouvelles entreprises économiques, politiques ou culturelles. Cette “expérience” permet également de gérer les craintes et les espoirs que nous sommes en droit de formuler à l’encontre d’un univers, aussi vaste qu’inconnu, nommé futur. Aménager un sentier culturel ou un sentier de “l’imagination historique” ne signifie donc pas forcément qu’il faille se contenter de transmettre des faits historiques purs. II s’agit plutôt de rendre les visiteurs attentifs au fait qu’il y va de leur intérêt personnel de ne pas oublier le passé afin de mieux appréhender l’avenir. Depuis trente ans, nous nous efforçons de mettre en place différentes méthodes qui tiennent comptent des investigations du public », nous déclarait cet intellectuel, Professeur émérite de l’Université de Wuppertal.
Comme on le voit, j’aime bien relier des étapes les unes avec les autres et chacune des villes avec lesquelles je travaille aujourd’hui ressemble ainsi souvent pour moi à un portrait chinois.
Casino de Wiesbaden
– Faites le jeu, Messieurs ! Faites le jeu, Messieurs ! Rien ne va plus ! cria le croupier, invitant à miser et s’apprêtant à lancer la bille.
– Seigneur, nous sommes en retard ! Ils vont commencer tout de suite ! Mets, mets ! s’agita la grand-mère, vite, ne perds pas de temps, dit-elle, hors d’elle, en me donnant de violents coups de coude.
– Mais où, grand-mère ?
– Sur le zéro ! sur le zéro ! Encore sur le zéro ! Mets le plus possible ! Combien avons-nous en tout ? Soixante-dix frédérics ? Inutile de lésiner, mets-en vingt d’un coup.
Ce n’est pas un jeu ou une performance de Fluxus, mais un extrait du « Joueur » de Dostoïevski. Le roman se passe dans une ville allemande imaginaire nommée Roulettenburg. Wiesbaden en revendique l’origine.
Exposition et Festival Fluxus au Musée de Wiesbaden jusqu’au 23 septembre.