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Après plusieurs milliers de kilomètres en vélo à travers l’Asie centrale, nous arrivons aux portes de la Chine et du Xinjiang..
Juin 2009. Après une lente traversée de l’Asie centrale, nous sortons frigorifiés du plateau du Pamir et des hauts cols qui séparent le Kirghizstan de la Chine. Depuis plusieurs semaines nous vivons au rythme de nos vélos et des intempéries.
La mesure donnée par nos coups de pédale nous a laissé largement le temps d’admirer des paysages montagneux qui comptent parmi les plus beaux du monde, permis aussi d’apprécier la générosité et l’hospitalité des peuples nomades. L’entrée en Chine, au Xinjiang, est une nouvelle étape à notre voyage que nous espérions terminer à la frontière de la Mongolie, dans les contreforts des monts Altaï. Restait à traverser tout le Xinjiang, contourner le désert du Taklamakan et traverser les monts Tian-Shan…
Nous étions attirés par les extrêmes de l’Asie Centrale, ses hommes, ses lieux, ses attitudes, son altitude. La mythique Route de la Soiea toujours fait partie des absolus. Nous savions que seuls les plus audacieux se sont risqués sur ces pistes légendaires, l’histoire le montre. Beaucoup pour le gain, d’autres pour la foi, certains pour l’aventure et l’exotisme dégagé et raconté par ceux qui en était revenus. Nous y sommes allés comme on escalade une montagne, avec préparation, adaptation, appréhension. Les extrêmes du pays du milieu ne se dévoilent pas facilement. C’est un univers à part, à explorer de toute urgence avant qu’il ne soit complètement étouffé par la grande Chine en marche.
Après la traversé d’une langue de désert montagneux de plusieurs centaines de kilomètres, nous arrivons dans la ville mythique deKashgar. Les anciens remparts ont été abattus, les larges avenues et le béton gagnent peu à peu sur les maisons en terre séchée et les ruelles étroites de la vieille ville. Rapidement, nous côtoyons les descendants des ces « Turcs » nomades, qui envahirent comme un ouragan le sud des monts Tian Shan voici plus d’un millénaire : les Ouïghours. Plus nombreux que les autres minorités, ils constituent avec ceux-ci la trame majoritaire du patchwork ethnique du Xinjiang. Méprisant les alpages, ils ont choisi la chaleur verte tendre des oasis de la plaine où ils cultivent le blé, le maïs, les légumes mais aussi et surtout les melons, les arbres fruitiers et la vigne. Pointent vers le ciel les minarets d’Allah, comme autant de doigts désignant leur foi. Une foi plus douce qu’en certains lieux moins heureux de la planète à en croire la rue où de jeunes femmes se promènent sans voile. Les mosquées semblent particulièrement bien convenir pour la sieste en dehors des heures de prières. Les Ouïghours ont hérité de sang méditerranéen qui leur donne cet amour des grandes familles, des maisons larges, et des fêtes qui donnent lieu à des repas gargantuesques. Malgré la statue de Mao, malgré la répression de Pékin, Kashgar reste une ville musulmane plus proche de l’Afghanistan que de la Chine. Ici les affrontements furent tragiques lors de la Révolution Culturelle qui ne tolérait pas de « catégories différentes dans une société socialiste ». Les mosquées furent rasées ou fermées, les morts incinérés et les imans scandaleusement envoyés dans des camps de travail pour garder les cochons. Aujourd’hui la renaissance de l’Islam est indiscutableet spectaculaire malgré l’oppression de Pékin.Les chants rauques des muezzins qui appelaient les millions de fidèles à la prière se sont tus, désormais proscrits. Comme au Tibet, le gouvernement Chinois parle de « libération ».Aujourd’hui la renaissance de l’Islam est indiscutableet spectaculaire malgré l’oppression de Pékin. Sur la place de la mosquée Aid Kah, la plus grande de Chine,un large écran diffuse en boucle les programmes et les propagandes de la télévision chinoise. A la tombée de la nuit, dans les rues adjacentes, nous dégustons des brochettes de moutons grillées et d’épaisses tranches de melons juteuses. C’est là que nous assistons aux premières répressions du gouvernement de Pékin. Les policiers arrivent par dizaine et renversent les étalages des marchands, matraque à la main. Nous trouvons refuge à l’arrière d’un restaurant, sous les regards apeurés des Ouïghours. Le lendemain matin, ce sont de vieilles femmes qui se font chasser par seau d’eau par un commerçant chinois qui n’accepte pas que l’on s’assoit sur son trottoir…
N’oublions pas qu’à côté de ceux que nous appelons les Chinois (qui se nomment eux-mêmes les Han pour se démarquer), coexiste la « chine des minorités et des barbares », soit plus de cinquante ethnies non chinoises, des « minorités nationales » pour reprendre le terme officiel du gouvernement de Pékin. Les Han et la majorité de ces minorités sont extrêmement dissemblables, tant sur le plan de la race que sur celui de la religion et du mode de vie. Depuis toujours, l’histoire à montrée qu’ils sont loin de filer l’amour parfait. Dans une « Chine surpeuplé »,les minorités représentent moins d’un dixième de la population, mais occupent plus de soixante pour cent du territoire. Depuis la révolution culturelle, le gouvernement s’applique à développer une politique active – et souvent très autoritaire – pour peupler ces régions… mais ni les Han, ni les autochtones ne semblent franchement enthousiastes.
Nous quittons la ville après plusieurs jours de repos mérité. Kashgar, c’est l’aube et la nuit des temps, où l’Asie jaune rencontre la brune, ou Bouddha perd la face pour se nommer Allah, dans un Moyen Âge brutal, sensuel et doux à la fois.
Plus loin, le désert. Le terrible et inhospitalier Taklamakan.
Étendue immense, sans même l’ombre d’un mirage. Taklamakan, « l’endroit où tu entres et d’où tu ne sors jamais ». Combien de caravanes sur la Route de la Soie ont-elles franchi cette barrière naturelle, transportant des trésors de l’Orient vers l’Occident, et de l’Occident vers l’Orient ? Pendant des siècles, cette vaste région dont le nom chinois de Xinjiang signifie « nouvelles frontières », s’est appelée le Turkestan oriental. Il y a bien longtemps, Marco Polo foula le sable du désert du Taklamakan. Il raconta qu’en certains endroits, il avait vu des sources desquelles « jaillissait une huile noire et épaisse ». Cette substance avait, selon lui, « des vertus médicinales et garantissait l’étanchéité des tonneaux ». Ces sources existent encore et l’huile noire porte un nom : le pétrole, dont on sait que le sol de la Route de la Soie et du désert du Taklamakan regorge. L’or noire est une des raisons de l’invasion militaire puis de l’annexion du Turkestan oriental par l’armée chinoise au XXème siècle. La Chine imposa son autorité aux tribus d’origines turques d’Asie centrale : les Ouïghours, les Kirghizes, les Ouzbeks, les Kazakhs et au peuple Tadjiks. Une politique semblable à celle appliquée au Tibet leur fut imposée. Afin de favoriser l’implantation de chinois dans la région, le nombre de naissance par couple, limité à un en Chine, a été augmenté à deux pour les Han. Ces populations locales regardent désormais les oléoducs traverser leurs terres, emportant le pétrole qui fait la fortune de Pékin. Pour un Chinois Han, les contrées à perte de vues qui s’étendent au-delà de la grande muraille sont les terres « barbares ».Celles des steppes et des sables du désert, des Routes de la Soie et des neiges des montagnes. A quatre mille kilomètres de la capitale Beijing, le porc laisse place au mouton. Une Chine moins bridée, des peaux plus tannées aux originespresque oubliés.Un monde complètement différent de la Chine « jaune », extrême, immuable depuis la nuit des temps mais qui aujourd’hui inspire malgré lui le vent terrible d’une Chine au galop.
D’oasis en oasis, nous continuons notre route et les rencontres avec les paysans Ouïghours. Les Ouïghours sont généreux par conviction, habités par la tolérance de la pensée musulmane. Protégés par leur isolement, ils tentent de conserver leur culture, leur tradition et leur langue malgré l’invasion chinoise. Chaque soir nous plantons notre tente au plus profond de ces oasis de fraicheur, sous des haies de peupliers. C’est dans ces endroits bucoliques que nous auront droit à près de dix arrestations par la police chinoise, majoritairement la nuit. Chaque fois nous sommes emmenés au poste le plus proche pour un contrôle d’identité, forcé de dormir dans des chambres glauques dans l’attente que l’on veuille bien nous rendre nos passeports. Les autorités nous expliquent leur crainte des Ouïghours, la menace que ce peuple encourt pour notre sécurité. Au contraire,jusqu’ici, les Ouïghours n’ont démontré que générosité et sourire, assurance et confiance. Deux fois la police nous force à faire demi-tour en plein désert sur plus d’une centaine de kilomètre. On essaye à tout prix d’éviter que nous empruntions des chemins de traverses.
Avec patiente nous arrivons en vue des monts Tian-Shan. Une contrée montagneuse hors norme et sauvage, fleurie de yourtes et peuplée de nomades. Les Kazakhs et les Mongols qui peuplent les monts Tian Shan poursuivent leurs transhumances, bravant la volonté du gouvernement central de les sédentariser afin de mieux les contrôler, en leur faisant miroiter le confort de la modernité que représentent l’électricité ou la construction d’écoles. Ici aussi nous subissons encore des arrestations, parfois dans les hôtels. Dans la petite ville de Xinyuan, la police se montre menaçante et nous demande une belle somme pour nous relâcher. Nous refusons catégoriquement mais la sentence est clair : nous n’avons rien à faire ici et hors de question que l’on nous aperçoit une autre fois dans les rues de la ville. Nous fuyons à travers la montagne.
Nous sommes le 6 juillet, à l’abri sous une yourte, un Kazakh nous apprend que des émeutes ont eu lieu la veille dans la capitale de la province, Ürümqi, située à environ deux cent kilomètres. Près de cent-cinquante morts d’après lui, la majorité égorgée. Les routes sont fermées sur tout le territoire, internet coupé dans toute la région, les appels internationaux aussi. Il y aurait des barrages routiers à moins de trente kilomètres. Nous échangeons un regard avec Lucylle, nous n’avons plus besoin de nous parler pour nous comprendre, je sais qu’elle sait aussi que notre voyage va bientôt se terminer. Mais dans quelle condition ? Le soir même, deux voitures de polices viennent nous chercher. Qui les a prévenus ? Nous sommes à quatre-vingt kilomètres du village et du poste de police ! Après deux heures d’interrogatoire où nous serons séparés l’un de l’autre, on nous embarque en pleine nuit. Arrestation avec délit de faciès où l’on reproche à Lucylle d’être noire et musulmane (elle est originaire de l’île de la Réunion et profondément athée), interdiction de contacter le consulat et l’ambassade française. Le lendemain, on saisi nos vélos en échange de nos passeports, en nous lançant 200 yuans à la figure (20 euros), et on nous jette dans une voiture qui n’est même pas matriculé !Le chauffeur nous conduit vingtkilomètres plus loin et nous laisse au bord de route. Nous faisons ensuite du stop jusqu’à la ville de Xinyuan. Pas de chance, dans l’attente d’un bus nous sommes une nouvelle fois arrêté par la police qui nous connait déjà et avait défendu que nous remettions les pieds en ville ! Plusieurs policiers retirent les sacs du bus et étalent nos effets sur le sol. Nouvel interrogatoire et toujours ces questions répétées plusieurs fois de suite:
-D’où venez-vous?
-Pourquoi voyagez-vous en Chine?
-Êtes-vous musulmans?
-Où avez vous dormis hier, avant hier, les jours d’avant? Quel était le numéro de votre chambre? Le numéro de téléphone de l’hôtel? Le patron était-il un homme ou une femme? Quel âge? La couleur des murs?
Une femme fouille intégralement nos effets personnels, causant un retard au bus et à tous ses passagers. Les affaires sont sortis de nos sacs une par une, notre appareil photo est saisi et les 2000 photos regardées les unes après les autres par plusieurs personnes différentes. Notre ordinateur est »épluché », dossiers par dossiers, fichiers par fichiers. On nous reproche d’avoir beaucoup trop de photographies de monuments musulmans – logique -puisque les photographies ont été prises majoritairement en Ouzbékistan et au Tadjikistan ! Pendant ce temps, les passagers du bus nous rassurent en nous adressant des sourires d’encouragements. Ils sont tous Ouïghours et Kazakhs. Nous repartons enfin, avec en mémoire la plus grande frayeur de notre vie. Le lendemain nous traversons la capitale Ürümqi, les rues sont sous le contrôle des policiers et de l’armée.
Un coup de sifflet et les vingt-cinq wagons s’ébranlent dans une longue glissade. Au bout, trois jours plus tard, si tout va bien, il y aura Pékin, et l’avion du retour. Par la fenêtre nous croiserons d’innombrables wagons emplies de véhicules militaires et des centaines d’hommes armés. La répression ne ferait-elle que commencer…
Et pourtant, la province du Xinjiang est unique. Nous y avons vécu le bout du monde et la nuit des temps et dans cent ans, nous la vivrons encore.
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