Il y a un mystère belgradois qui demeure d’autant plus inaccessible au voyageur qu’il concerne les mouvements intérieurs que la ville provoque en lui et qui sont la cause d’imperceptibles et progressives évolutions jusqu’au point d’équilibre où la séduction finit par se révéler…
L’identité belgradoise réside en cette absence de beauté immédiatement perceptible, en cette fadeur qui semble être sa caractéristique première.
Les façades décrépies et délavées, la prédominance du gris, du beige et du marron , ainsi que la diversité des styles architecturaux dont la répartition chaotique ne semble obéir à aucune logique spatiale ou temporelle provoquent au premier abord un sentiment de scepticisme et d’ étrangeté.
L’impossibilité de s’ancrer dans une époque ou un lieu déterminé semble projeter le voyageur dans un paysage sans contours.
Cette fadeur, cependant, n’est pas à confondre avec une quelconque uniformité où la grisaille d’un voile recouvrirait la ville et l’entourerait d’une aura inaccessible, mais bien plutôt d’une fadeur colorée aux reflets incessants relatant d’infimes variations , née de l’incroyable pluralité de l’ identité belgradoise et de la superposition des époques et des styles.
Le fade dont il s’agit ici n’est pas synonyme de neutralité mais au contraire plutôt une catégorie esthétique dont le philosophe François Jullien a pu montrer qu’elle était fondamentale dans la peinture et la musique chinoise. Elle repousse les couleurs et l’expressivité pour privilégier l’équilibre entre des forces antagonistes et faire de la fadeur un dépassement , un troisième terme qui mène à un équilibre supérieur, comme une absence à l’ intérieur des choses sur lesquelles monde pourrait glisser pour révéler sa vacuité intrinsèque et libératrice, le fameux vide médian qu’évoquent les traditions extrême-orientales..
Le paysage belgradrois relève ainsi bien souvent de la peinture chinoise par l ‘effacement de lignes et par la discrétion des teintes, à moins qu’il n’ évoque ces tableaux impressionnistes et minimalistes de Whistler où des formes floues se détachent de l’indétermination d’un fond opaque.
Il faut avoir regardé un soleil rouge déclinant jusqu’à en devenir mauve derrière l’écran brumeux des rives danubiennes du Kalemegdan, l’ ancienne forteresse turque qui surplombe la confluence entre la Sava et le Danube pour comprendre cette valeur esthétique du flou et cette étrange poésie qui émane de la ville dont la seule manifestation saillante est constituée non de clochers et de tours, mais de quelques immeubles de verre clairsemés au milieu de deux immenses sillons fluviaux qui se croisent pour finir par se fondre.
A Belgrade , même le Danube semble moins essentiel qu’ailleurs, la confluence avec la Sava ne semble un centre d’ activité majeur mais un phénomène périphérique dévolu aux activités industrielles et économiques tandis que le coeur de la vie réelle et de la vie culturelle repose caché à proximité dans le vieux Belgrade comme protégé des eaux par la ceinture de pierre du Kalemegdan nimbée de fougères aux teintes ambrées.
Contrairement à Budapest dont elle diffère profondément en maints domaines, Belgrade ne s’organise pas autour d’une béance qui serait le fleuve séparant en des entités distinctes les diverses identités de la cité mais autour de la réunion de deux cours d’eau.
Belgrade est donc la ville de la conjonction et semble garder dans cette philosophie sa particularité architecturale qui est de chaotiquement fusionner en son sein les décennies passées.
Le fade belgradois est la beauté des formes mineures d’ expression , elle ne réside donc pas dans l’affirmation d’un style ou la magnificence d’espaces monumentaux mais dans le travail discret du détail ornemental et dans la composition d’ensemble qui en résulte.
Ainsi la poésie de Baudelaire entre en parfaite résonance avec une ville comme Paris en raison de la virtuosité sensorielle dont elle fait preuve , par cet appel à des correspondances entre les impressions et les idées et son élan métaphysique. Belgrade, ville aussi opposée à Paris qu’à Budapest qui toutes deux se ressemblent tant, relève de la poésie verlainienne, de la multitude d’impressions mineures juxtaposées qui finissent par créer un ensemble dont la teneur sentimentale relève de l’amour et de la compréhension et renvoie le voyageur à une exploration plus intime et intérieure, à la sensation plus qu’à l’ idée. Belgrade demeure une ville de l’ immanence où la vie très rapidement devient le vrai pôle d’attraction de toute déambulation sans jamais que l’ on cherche à y dénicher un arrière monde à contempler où se nicherait quelque idée de la beauté pure incarnée dans la matière minérale.
Belgrade est une ville désertée de l’absolu pour laisser la place à la fragile poésie terrestre du réel, une ville de beauté familière et rassurante, de vitalité qui submerge les cloisonnements habituels de nos froids urbanismes stylistiquement rationalisé jusqu’à en devenir aseptisés.
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