La Biennale de Rennes (jusqu’au 18 juillet 2010) est assez difficile à cerner, tant par son thème peu cohésif (’ce qui vient’) que par la diversité de qualité des artistes invités.
La Biennale de Rennes, un événement majeur pour l’art contemporain
Où débuter la visite de la Biennale de Rennes? L’entrée dans le Couvent des Jacobins, son lieu principal, déroute : serions-nous à la présentation des travaux de fin d’année d’une école des beaux-arts de troisième rang ? se demande-t-on face à un distributeur d’oeufs frais qui s’écrasent quand on veut les obtenir moyennant une pièce de 50 centimes, devant un questionnaire à remplir pour obtenir un plan de survie à Bucarest ou sur un plancher instable fait de planches de skate sur lesquels on titube, passage obligé de l’entrée dans le lieu (sans que ce soit beaucoup plus profond, j’ai bien aimé la réécriture des évangiles par Laurent Duthion, dont je n’ai hélas pas goûté la cuisine). Heureusement, il n’y a pas que ces aimables canulars, mais mon sentiment global est néanmoins assez bien traduit par cette pièce de Pierre Bismuth, l’attente d’une jouissance, bientôt, bientôt,…mais qui ne vient pas (Coming soon).
Un bon nombre des pièces présentées ici à la Biennale de Rennes 2010 manquent un peu de finesse, leur rapport au temps qui passe, à ‘ce qui vient’ est pesant, contourné, qu’il s’agisse de molécules accélérant ou ralentissant la perception du temps, d’annonces de catastrophes improbables ou de revisite des prévisions passées sur le XXIème siècle. La grande installation de Michel de Broin dans la cour centrale (Révolution), boucle sans fin que le visiteur serait condamné à parcourir éternellement, tient un peu trop de la prouesse coûteuse et du gadget pour vraiment convaincre. Passons vite sur les incontournables, Claude Lévêque qui, pour une fois, n’étonne guère, et Mario Merz très léniniste, et venons en à la plus belle réalisation du couvent, lequel est appelé à devenir bientôt un centre de congrès.
Dans cette versions de la Biennale de Rennes 2010, c’est un travail d’archéologie, d’écriture, de mémoire, d’inscription dans l’histoire qui est montré là. Comme les archives anciennes, qu’il faut déchiffrer attentivement, malaisément, pour découvrir l’histoire. Au sol, tout près des sépultures des grandes familles rennaises d’antan, sont inscrits 4000 noms de Rennais d’aujourd’hui, noms de famille arrangés alphabétiquement : serait-ce un gigantesque monument aux morts, un mémorial de déportés, de martyrs ? Les noms (sans prénoms) sont tracés dans le sol, avec des trous faits par une perceuse, travail brutal, violent, épuisant, travail d’un fou peut-être ? De Société Réaliste, dans ce contexte, on attendait une pièce plus évidemment politique, et on est pris à contrepied, la gorge nouée, par ce monument subtil aux Rennais anonymes (mais citoyens : il s’agit des listes électorales, pas d’étrangers en ce noble lieu), comme des Suisses morts, comme des victimes de la barbarie, comme des résistants à l’oubli.
Dans la même salle, le premier ready made de l’histoire du monde, une pierre en forme de visage, transportée dans la grotte de Makapansgat en Afrique du Sud par les premiers humains australopithèques il y a trois millions d’années. C’est la première trace des capacités cognitives humaines, d’une conscience de soi, d’un sens artistique, d’un goût pour l’inutile et le beau. L’original a, paraît-il, disparu. Hinrich Sachs, dans un autre acte de transportation, en montre ici une copie, et c’est très beau et très émouvant. Ailleurs dans le Couvent, une charmante installation plagiste décontractée de Catherine Contour, et surtout un superbe petit film de la franco-sénégalaise Mati Diop (remarquée comme actrice de 35 Rhums), Atlantiques, film sombre et pudique sur l’émigration clandestine, le désir d’ailleurs et la mort, qui se clôt sur l’éclat scintillant d’un phare, balise et alarme à la fois: comment devient-on un homme ?
Demain, les oeuvres présentées ailleurs dans la ville. Photos de l’auteur, excepté Bismuth et Diop. Voyage à l’invitation de la Biennale.
Biennale de Rennes : Terroristes
Ailleurs dans Rennes pour cette biennale de Rennes (jusqu’au 18 juillet 2010), qui, saluons-le, est essentiellement financée par le mécénat d’un groupe privé et non pas par les pouvoirs publics, des impressions tout aussi mitigées.
Les installations par trop simplistes ne font guère d’effet, ainsi de la superficielle pièce de Goldin & Senneby au Crédit Mutuel visant à pousser à l’extrême la logique des marchés financiers; ou, bien pire, elles ont l’effet inverse de celui espéré. C’est ainsi que le projet de Thomas Hirschhorn d’installer un théâtre précaire dans un parking dans le quartier chaud de Maurepas et d’apporter ainsi le théâtre et l’art au bon peuple s’est soldé, m’a-t-on dit, deux jours après l’inauguration, par ledit bon peuple, ou en tout cas ses éléments les plus turbulents, sans doute excédés par tant de condescendance, venant mettre le feu audit théâtre et aux belles sculptures de Monsieur Hirschhorn.
Les installations de Flavien Théry (sur la physique et la lumière) et d’Emmanuelle Lainé (sur le cabinet de curioisté et l’art de la mémoire) valent le détour, mais j’ai surtout regretté de ne pas voir se dérouler le programme du chorégraphe et plasticien Alain Michard au Centre Culturel Colombier (’J’ai tout donné’) : celui-ci mène un atelier de création sur le concept de document qui va durer jusqu’à la fin de la biennale et ce programme participatif comme une école ouverte semble passionnant; mais le premier jour, il n’y avait encore que des esquisses. À suivre.
C’est à La Criée qu’on trouve la pièce la plus intéressante de cette biennale avec le monument de Société Réaliste. Damien Marchal s’intéresse au passage à l’acte, au déclenchement. La petite histoire de la voiture piégée, fort bien racontée dans ce livre de Mike Davis, commence le 12 janvier 1947 à Haïfa en Palestine quand le groupe terroriste Stern, dirigé par le futur premier ministre israélien Yitzhak Shamir, fait exploser un camion bourré d’explosifs : 5 morts et 142 blessés pour ce premier attentat terroriste à la voiture piégée. Cette histoire continue en Indochine, aux Etats-Unis, au Moyen-Orient et ailleurs, et le livre la décrit de manière très documentée. Un épisode en a inspiré Damien Marchal : quand les Américains sont l’objet de plusieurs attaques au Liban en 1982/83, ils interdisent l’accès à leurs bases à tous les véhicules. Tous sauf les camions poubelles. Les terroristes, l’apprenant, font donc entrer un camion poubelle dans la base US et le font exploser. La conséquence fut que l’armée américaine quitta peu après le Liban. Dans le hall de La Criée, une maquette de camion poubelle en bois grandeur nature est donc garnie de bonbonnes explosives.
De temps à autre, un sifflement sourd se fait entendre, suivi d’une déflagration assourdissante qui vous empêche de respirer pendant quelques secondes, l’onde de choc vous comprimant le diaphragme. Damien Marchal se définit comme un artiste sonore, et le son diffusé dans l’espace a été soigneusement conçu, en collaboration avec informaticien et acousticien, pour un effet maximum. Qui déclenche cette explosion ? Vous, en téléphonant au GSM du camion, lequel est relié au détonateur : appelez le 06.33.19.51.54. Chacun de nous a ainsi le choix de passer à l’acte ou non, de rester dans l’expectative prudente ou au contraire de satisfaire sa curiosité.
À vous ! (Garbage Truck Bomb : Le Bombardier du Pauvre). Il est bien sûr question ici des guerres inégales, des armes des résistants face aux occupants, de la définition de ce qu’est un terroriste et du terrorisme d’état. Le bombardier du pauvre, écrit Mike Davis, est une “arme furtive, spectaculaire, bon marché, simple d’utilisation, aveuglément meurtrière, sûre, anonyme, arme idéale pour les groupuscules marginaux.” Un autre texte, de Rachel Campbell-Johnston fait le parallèle, “étrange et un peu tordu” entre artiste et terroriste : “Les deux ont besoin d’un public pour exister et cherchent à craqueler le vernis social pour exposer au monde ce qu’ils croient être l’authentique vérité. Le terroriste réussit à accomplir ce que l’artiste souhaite le plus au monde : attirer l’attention du public sur ce qui est caché ou négligé.”
Photos de l’auteur. Thomas Hirschhorn étant représenté par l’ADAGP, la photo de son oeuvre sera ôtée du blog à la fin de l’exposition. Voyage à l’invitation de la Biennale.