Partons sur la route du thé… et des chevaux qui réserve tant de surprises. Un voyage en Chine à la fois insolite, riche de contrastes et de constats sur la vie quotidienne des Chinois….
On a très vite d’autres préoccupations bien plus terre à terre : trouver des toilettes… arrêts obligés qui méritent quasiment un chapitre entier, tant ils sont rebutants, impraticables, en un mot…folkloriques. Depuis 2 semaines, j’ai l’impression d’avoir tout essayé, à mon corps défendant, mais « la route du thé et des chevaux » me réserve d’autres surprises. Se tenir accroupie au-dessus d’un caniveau n’a jamais été une partie de plaisir pour une occidentale, (bien que préconisé par les médecins asiatiques..) victime en plus de la curiosité rigolarde des clientes qui attendent, en file, devant ces lieux dépourvus de porte. Visiter un « Starbuck » à Pékin, c’est faire le constat que le Chinois moyen ne considère pas la position assise comme confortable, puisqu’on retrouve systématiquement des traces de pieds sur les lunettes. Sur les routes les plus fréquentées, les toilettes de stations service sont divisées en section « femme » et « homme ». Le joli idéogramme de la femme, représenté par un personnage assis sur ses talons en position agenouillée ( nü), désigne le petit coin féminin. L’idéogramme masculin – composé du signe de la force (li) surmonté du signe d’un champ (tian ) –indique, lui, le petit coin pour les messieurs. Pas besoin de bien connaître le chinois pour comprendre !
Bref, nous cahotons et hoquetons sur des routes pierreuses agrémentées de précipices d’un côté, et de montagnes rocheuses de l’autre… Les hommes ont décidément un avantage sur nous, pauvres femmes, condamnées à trouver quelque lieu discret pour assouvir des besoins aussi basiques et nécessaires que de manger et boire…. Et voilà justement le problème… En raison de ma sobriété, Yangyang me traite de chameau depuis le début de l’expédition, mais à ses côtés, j’ai repris l’habitude de boire à chaque fois qu’elle me passe la bouteille d’eau…et me voilà contrainte de l’accompagner dans des lieux des plus improbables. La pire expérience se passe, de nuit, dans des toilettes non éclairés. Je renonce, connaissant la topographie de ces lieux en général où il est préférable de disposer d’un bon éclairage et d’une bonne vue. Pas question de renoncer pour autant car je suis en état quasi clinique. J’opte pour l’arrière du bâtiment. Il n’y fait pas plus clair, mais je ne risque pas de glisser sur quelques petits tas immondes. Si on me demandait ce que je préfère entre la surprise de me trouver nez à nez avec un chien furieux d’être dérangé dans son sommeil ou des toilettes à l’aveugle…. Je ne saurais toujours pas quoi répondre. En deux enjambées, je saute dans la voiture dont la porte est restée ouverte. Gros fou rire des occupants. Yangyang compatit, elle m’accompagne avec pour seul éclairage, la lueur de son téléphone portable allumé.
Deuxième préoccupation, qui elle peut attendre, mais qui, néanmoins commence à devenir lancinante : manger. Si j’étais seule, je serais bien incapable de trouver ces endroits de survie, tant ils ne ressemblent en rien aux restaurants européens. Pas d’enseignes non plus, avec ce mot devenu presque universel : « restaurant ». Comme d’habitude, je fais confiance au gourmand Xiao Miao. En général, ça ne paie jamais de mine : une maison comme tant d’autres, avec un étal de légumes et de champignons mis en évidence à l’entrée. Cette cantine sans nom possède un jardin à l’arrière avec une tonnelle, et, accrochée à un fil, de la viande en train de sécher, pour le plus grand bonheur de mouches et d’insectes en tout genre. Il y a belle lurette que cela ne me rebute plus. Je laisse aux spécialistes le soin de faire le choix des plats et nous nous attablons sous une tonnelle un peu maigrichonne en ce début de printemps, mais néanmoins très agréable. L’endroit est si plaisant, les vibrations si généreuses qu’on en oublie la longue route qui doit nous mener jusqu’à Shaxi. Que dire de mieux que « on a l’impression d’être en famille » ? A l’instant même où cette idée me vient tout naturellement à l’esprit, Petit Miao dit tout haut, avec un soupir de bien-être : « On est une famille maintenant »…
Voilà : être bien ensemble, c’est agréable, mais ce qu’on ne sait pas encore, c’est que l’on va bientôt avoir peur ensemble. La route bordée de précipices, devient pierraille dangereuse. Plus questions de s’arrêter pour la photo, beaucoup trop risqué. En dépit de ses virages en épingles, la route est sillonnée de vieux camions débordant de toutes sortes de matériaux ou de minerais. Plus personne ne parle, finies les plaisanteries et les rires, seule la fumée de nos cigarettes alourdit l’atmosphère de la voiture. Xiao Chen maîtrise son véhicule avec calme. Je lui fais entière confiance. Je refuse la bouteille d’eau que Yangyang me tend régulièrement. La Cheerokee glisse dans un virage, Chen redresse d’un coup de volant sûr. Presque trop. J’ai l’estomac qui flotte. Shaxi me semble à l’autre bout du monde. Mais, c’est à l’autre bout du monde ! Pendant des siècles, cette route a vu passer des caravanes de petits chevaux originaires du Tibet, et nous, on est là avec cette lourde machine montée sur 4 roues, à la merci de l’inattention d’un conducteur de camion, ou d’un virage mal négocié. C’est l’angoisse qui me donne des palpitations, pas l’altitude. D’ailleurs si Yangyang ne m’avait pas signalé cette montée à 2800 mètres, je ne m’en serais même pas aperçue. Je passe toujours d’une phase d’anxiété à une phase de – non pas d’enthousiasme dans le cas présent – mais de sagesse. Un voyage ça se mérite non ? Si c’était facile, il y aurait des bus, des touristes….
Shaxi, survivance précieuse du passé est un trésor à explorer prudemment. Très prudemment.
Après des heures interminables, on parvient au sommet d’un col aux montagnes dénudées. De la pierraille et du vent. Brian nous a signalé Shibao Shan où l’on peut admirer des représentations bouddhistes sculptées dans le rocher il y a plus de 1300 ans, preuve de la pénétration du bouddhisme Mahayana depuis l’Inde jusqu’à cette région reculée de Chine. Un panneau indique bien l’endroit, aussitôt suivi par une petite baraque en dur et… d’une barrière. Je crois à un mirage ! Un chinois sort de sa guérite et nous dit qu’il faut payer 30 yuan (3 euros) par personne pour continuer et marcher encore une heure avant d’atteindre les grottes du « Mont du Trésor de Pierre »…. Je demande à Yangyang de me pincer…On est bien sur une route publique ! Je suis tellement surprise et fâchée que, pour la première fois depuis bien longtemps en terre de Chine, je sors de mes gonds. D’abord, je sors de la voiture et entre dans la maison où grelottent trois ou quatre chinois officiels chargés de se relayer pour faire cracher au bassinet des touristes qui ne passent pratiquement jamais sur cette route. L’endroit ne figure sur aucun guide touristique, seuls quelques professionnels connaissent ces grottes et ces sculptures. Se mettre en colère, c’est perdre la face en Chine, mais je retrouve un peu de mon souffle perdu en raison de l’altitude, pour exprimer la mienne :
« Payer, mais pourquoi ? Pour contempler des rochers sculptés ? Le paysage n’appartient pas à tout le monde ? Il n’est pas question de payer… »
Miao est désolé. Il pense que je ne veux pas dépenser d’argent et se propose de payer la somme demandée de sa propre poche… Je l’arrête et tâche de lui expliquer que si je ne paye pas, c’est une question de « principe »…. Je doute que ce mot fasse partie du vocabulaire chinois, il faudra que je m’en inquiète plus tard. Pour lui faire mieux comprendre, je lui dis que je me fiche bien de l’argent. Il ne comprend toujours pas. Comment peut-on se « moquer de l’argent ? » En panne d’idée, je lui dis, que les 90 yuans (le chauffeur ne paye pas), je préfère les donner au vent et pour mieux le convaincre, je livre au vent un billet de 100 yuan qui disparait dans l’air glacé. Regard d’horreur de Miao….
C’est la surprise de trouver un poste à péage dans cet endroit désertique qui m’a mise dans cette colère. Plus la perspective de marcher une heure dans la nature avec ma cheville en mauvais état. Yangyang me comprend. « On fait demi tour » dit-elle aux garçons. Alors marche arrière et direction Shaxi.
Shaxi, sur l’ancienne route du thé et des chevaux, Shaxi, carrefour d’échanges pendant des siècles, a vu passer des milliers de petits chevaux et de marchands sur ses routes légendaires. On entre à pied dans le bourg, les voitures y sont interdites. Je sens un frisson me parcourir toute entière et Yangyang, saisie par la même impression de voyage dans le temps, me prend par le bras, sous prétexte de m’aider à marcher, mais surtout pour communier avec moi dans la même émotion. J’ai complètement oublié ma cheville et clopine sur les pavés, respirant goulûment l’air enivrant de ce bout du monde miraculeusement épargné par la Révolution Culturelle. Ce temple, ces maisons de bois, ces cours, ces ruelles poussiéreuses sont les plus beaux vestiges de l’époque des caravanes, derniers témoignages d’une époque perdue. C’est bien cela qui nous fait vibrer Yangyang et moi. Ce que nous contemplons n’a presque pas changé depuis mille ans. Brian me dira plus tard que l’UNESCO a classé Shaxi sur la liste des cent sites les plus en danger actuellement à travers le monde…
Sur la place du village, une enseigne attire l’attention. On y lit « Shaxi Laomadian Lodge. » Une sorte de mini caravansérail, maison d’hôtes providentielle pour l’accueil de quelque cavalier ou voyageur égaré dans l’immensité de ces contreforts de l’Himalaya. On peut visiter ? Pas de problème, c’est vide. Autour de cours où fleurissent des camélias, on accède à une chambre par un petit escalier de bois tout de guingois. Au centre de la pièce aux dimensions modestes, un lit aux draps immaculés, recouvert d’une courte pointe de soie brodée rouge. Et sous cette tâche de lumière flamboyante, un ciel de lit en vaporeuse gaze blanche. Basique et sublime. Pas besoin de se consulter Yangyang et moi pour tout de suite prendre la décision de rester là cette nuit. Et pas seulement cette nuit, une semaine, un mois ! elle avec ses toiles et ses pinceaux et moi avec mon ordinateur et mon appareil photos….On rêve, déjà coupées du monde, avec pour seule préoccupation, un plongeon dans le temps et sûrement une exploration de nous-mêmes.
Un couple d’artistes chinois très sympathiques nous offre l’hospitalité dans leur modeste maison sur la place. Photos et objets insolites sont éparpillés un peu partout dans un joyeux laisser-aller. Sur la table, tout est prêt pour le traditionnel thé que nous sommes invités à partager. Allen nous en explique le cérémonial très original dans cette province autonome de Dali. On offre d’abord du thé sucré, par respect envers l’hôte, puis du thé amer qui a la réputation de susciter le bavardage et enfin du thé au miel, pour laisser un bon souvenir. Le thé chez Allen et sa copine est moins formel, on passe directement au thé amer alors que les bavardages vont déjà bon train. Tasse après tasse, on oublie l’heure. Je photographie Yangyang derrière le nuage de fumée de sa cigarette, puis on boit une insolite et capiteuse vodka lime. Additionnée à l’air enivrant d’altitude, elle nous monte directement à la tête et fait un drôle de « tintinnabulage » dans les neurones. Plus question de partir. Nos hôtes ont le charme des marginaux, la sagesse des voyageurs, la nonchalance de ceux qui ont choisi de vivre loin de la trépidante modernité. Une vie rythmée par le lever et le coucher du soleil, sans la vulgarité de la télévision, sans le rappel des informations qui attisent la mauvaise conscience… J’ai dit « coucher de soleil » ? « Miao ! Il va bientôt faire nuit » ! On quitte nos hôtes à regret, la tête légère, le cœur flottant. Xiao Miao me fait pleurer de rire. Il me murmure timidement a l’oreille :
« Si j’étais une fille, je tomberais amoureuse de Allen » avoue t-il sur un ton de petit garçon.
« Pas besoin, d’être une fille pour ça ! » se moque Yangyang. « Tu peux aussi tomber amoureux d’un garçon, ce n’est pas interdit ! »
Une répartie qui aurait choqué Petit Miao au début de notre équipée, mais aujourd’hui, il est juste secoué de petits hoquets joyeux. Pas de doute, on forme bien une famille à la mode chinoise, une famille non pas fondée sur le lignage, mais plutôt un clan de personnes complices.
Le désert de Gobi me fait des clins d’oeil!
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